Ivanhoé (Scott - Dumas)/Préface du traducteur

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 1-7).

PRÉFACE




comment je traduisis le roman d’ivanhoe.


J’ai raconté, dans mes Mémoires, comment je fis, vers la fin de 1821, un voyage à Paris, dans le but d’y chercher une place, — voulant échapper à tout prix à la monotonie de la vie de province, et convaincu que la capitale me réservait le plus brillant avenir.

On se rappellera quelle influence avait eue Adolphe de Leuven sur ces premiers rêves de ma jeunesse, sur ces premiers mirages de ma vie.

De Leuven avait quitté Villers-Cotterets et était venu à Paris, où il essayait de faire jouer des vaudevilles au Gymnase et aux Variétés.

Lorsque j’arrivai à Paris, ma première visite fut naturellement pour lui. Je le trouvai lisant un roman nouvellement traduit de l’anglais. Le nom de l’auteur de ce roman commençait à se populariser en France.

Le roman avait pour titre Ivanhoe ; l’auteur était Walter Scott.

J’étais fort avide de romans ; mais, à Villers-Cotterets, qui, en 1821, en était encore au xviiie siècle, je n’avais lu que les romans de Pigault-Lebrun, d’Anne Radcliffe et de madame Cottin.

Mathilde et Malek-Adel me paraissaient les dernières limites de l’art.

Je lui demandai ce qu’il lisait.

— Une fort belle chose, me répondit-il, dont on pourrait faire un magnifique grand opéra.

— Donnez-moi cela ; je le lirai à l’hôtel, et vous le rendrai avant mon départ.

— Lisez-le et gardez-le ; en supposant même que vous n’en fassiez rien, c’est une excellente étude pour vous.

Je pris le livre, et, le même soir, j’en essayai la lecture.

J’avoue à ma honte que, nourri de la lecture de Demoustier, de Parny, de Legouvé, de Florian, de Marmontel ; ignorant complètement les beautés de l’antiquité grecque et latine, le romancier écossais, avec son fou, son templier, son gardien de pourceaux, son Robin Hood et son ermite de Copmanhurst, me parut d’abord de difficile digestion. Ce dialogue franc et rude qui, au lieu de se servir des périphrases de l’abbé Delille, abordait franchement le mot propre, différait tellement de ce que j’avais lu jusque-là, que je fus tout près d’être — à l’endroit de Walter Scott — ce que Voltaire avait été, cent ans auparavant, à l’endroit de Shakspeare, et qu’en partant je déclarai à Adolphe qu’il aurait beau dire, je préférerais toujours Pigault-Lebrun à Walter Scott.

— N’importe ! me répondit-il avec son flegme habituel, emportez Ivanhoe et relisez-le.

Je suivis le conseil de de Leuven, j’emportai Ivanhoe et je le relus.

Telle est la puissance du vrai, la fascination du beau, que, comme ces enfants rachitiques à qui les Arabes font manger de la moelle de lion, je me sentis peu à peu transformé, et qu’au bout d’un mois j’avais essayé de faire un mélodrame d’Ivanhoe.

C’était peut-être le centième que l’on faisait sur le même sujet ; le mien ne fut pas plus joué que les autres ; mais mon premier pas était fait vers le vrai et, par conséquent, vers le beau.

Depuis ce temps, j’ai pu, par erreur, m’écarter de la route qui y conduit ; mais jamais volontairement, du moins, je n’ai été en arrière.

Vingt ans après, j’avais fait des romans moi-même, on me traduisait à mon tour, et j’étais à peu près aussi à la mode en Angleterre que, vingt ans auparavant, Walter Scott l’était en France.

Un jour, je reçus de Londres une lettre ainsi conçue :


« Hôpital de ***.
» Monsieur,

» Je vous écris du lit de douleur où je suis couché, réduit à la suprême misère ; dans un moment de désespoir, j’ai voulu me tuer d’un coup de pistolet. La balle, au lieu de me faire sauter la cervelle, comme je l’espérais, a rencontré une dent qu’elle a brisée et m’est sortie par la joue. Depuis un mois, je suis à l’hôpital ; depuis un mois, je cherche si j’ai un ami au monde à qui emprunter cinq livres, et je ne trouve pas cet ami.

» Une illumination de la Providence m’a fait penser à vous. Je suis le traducteur des Mousquetaires, de Vingt ans après et de Monte-Cristo. Ces trois romans ont fait la fortune de ceux pour qui je les ai traduits, et, moi, je suis sur le grabat d’un hospice, sans autre pain que celui des pauvres.

» Excusez-moi d’avoir pensé à vous ; mais, d’après vos livres, avec lesquels j’ai dû m’identifier pour les traduire, il m’a semblé que vous aviez un bon cœur ; — et, d’ailleurs, abandonné de tous ceux que je connaissais personnellement, force m’a été de recourir à vous que je ne connais que par vos œuvres.

» Si vous m’honorez d’une réponse, ne me la faites pas attendre, je vous en supplie ! Vous devez comprendre ce que souffre dans un hôpital un homme d’une certaine condition.

» Croyez-moi, monsieur, votre bien dévoué serviteur.

 » S… »

Je répondis poste pour poste :

« Mon cher monsieur S…,

» Un traducteur est presque un collaborateur, et un collaborateur est un demi-frère.

» Peut-être, si vous m’eussiez écrit un mois plus tôt, n’eussiez-vous pas tenté de commettre sur vous ce crime — sans pardon, parce qu’il est sans repentir, a dit l’auteur d’Hamlet ; — mais il est trop tard ; occupons-nous de vous remettre sur pied.

» Je vous envoie cent francs, et j’en tiens cent cinquante autres à votre disposition, le jour où vous m’écrirez que vous acceptez chez moi le lit et la table.

» Venez donc réclamer le plus tôt possible l’hospitalité que je vous offre ; peut-être la vie vous sera-t-elle plus facile en France qu’en Angleterre.

» Nul n’est prophète en son pays, a dit Jésus, chassé, ou à peu près, de Nazareth.

» Je vous attends donc aussitôt que vous aurez repris assez de force pour traverser le détroit.

» Tout à vous.
» Alex. Dumas. »

Quinze jours après, M. S… était installé chez moi.

Je lui avais, lui absent encore, cherché et trouvé trois ou quatre écoliers, au nombre desquels je m’étais inscrit le premier. Lui présent, je lui cherchai des traductions.

Je crus un instant avoir arrangé pour mon homme une grande affaire avec la Librairie nouvelle. C’était une traduction complète des œuvres de Byron, de Walter Scott et de Shakspeare ; mais M. Jacottet, qui alors était directeur de cet établissement, et m’avait donné sa parole peut-être un peu légèrement, la retira.

Je passai trois mois à essayer de faire une position à M. S… Pendant ces trois mois, il logea, mangea chez moi, et je fis sous ses yeux cette traduction d’Ivanhoe que nous livrons aujourd’hui à la publication.

Au bout de ces trois mois, M. S…, qui avait constamment touché cent cinquante francs par mois comme argent de poche, fut atteint de la maladie du pays et demanda à retourner en Angleterre.

Je n’avais aucune raison de m’opposer à ce désir ; je le favorisai même, en donnant à M. S… trois cents francs, afin que, arrivé à Londres, il pût, pendant quelque temps, chercher de nouveaux moyens d’existence, avec ces jambes solides que donne un estomac bien nourri. M. S… partit en me comblant de bénédictions et en me laissant ses lettres, dont chacune était un témoignage de reconnaissance.

Aussi mon étonnement fut-il grand, lorsqu’au bout d’un mois, je reçus, d’une espèce d’avocat anglais, une réclamation au nom de M. S…

Il demandait trois mille francs de dommages et intérêts pour la position que je lui avais fait perdre à Londres, et comme indemnité du séjour infructueux qu’il avait fait près de moi.

Je répondis à l’homme d’affaires que la position que j’avais fait perdre à M. S… était une place sur un lit d’hôpital, et que, cette place, il serait toujours à même de la retrouver ; que, quant à son séjour près de moi, il lui avait rapporté mille francs en trois mois, plus la table et le logement ; — ce qui faisait que je me bornais à lui souhaiter pendant toute sa vie de pareilles infructuosités.

Je me croyais, par cette réponse, débarrassé de M. S…, lorsque je reçus une lettre de ce même avocat me disant :

1o Que M. S…, homme religieux, puritain, de principes sévères, avait quitté ma maison, choqué des mauvais exemples que je donnais à mes contemporains, et que, si pur qu’il fût de cœur et si chaste qu’il fût de corps, il eût, en restant seulement huit jours de plus, perdu son âme au contact de mes débordements !

2o Qu’en conséquence, et pour l’édification de la France, il allait, si d’ici à huit jours je ne lui envoyais pas les trois mille francs demandés, faire un livre qu’il intitulerait les Mystères de la rue d’Amsterdam.

Je répondis à l’avocat :

— Monsieur, encouragez votre client à faire cette publication ; je m’engage à la traduire en français pour l’édification de l’Angleterre, et, afin que rien n’y manque, j’y ajouterai, comme préface, les lettres de M. S…, et, comme postface, les vôtres.

Je n’entendis plus parler de M. S… ni de son avocat. Probablement fait-il son livre.

En attendant, Ivanhoe était traduit.

Un de mes amis m’a demandé cette traduction pour en tirer, à son profit, le meilleur parti qu’il pourrait.

Je la lui ai donnée.

Pour moi, je ne l’eusse pas fait imprimer, quoique je la croie bonne. Mais, à titre de service, je ne sais répondre qu’un mot, quand on me dit : « Donne. »

Ce mot, c’est : « Prends ! »

Alex. Dumas.