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Ivanhoé (Scott - Dumas)/XXIV

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Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 280-294).

XXIV

Pendant que les scènes que nous venons de décrire se passaient dans l’autre partie du château, la juive Rébecca attendait son sort dans une tourelle éloignée et isolée.

Elle y avait été conduite par deux de ses ravisseurs déguisés ; et, quand on l’eut jetée dans sa cellule, elle se trouva en présence d’une vieille sibylle qui grommelait un chant saxon, comme pour battre la mesure de la danse tournoyante que traçait son fuseau.

La sorcière leva la tête à l’entrée de Rébecca, et regarda la belle juive avec cette envie méchante dont la vieillesse et la laideur unies à de mauvais penchants ont coutume de gratifier la jeunesse et la beauté.

— Il faut te lever et t’en aller, vieux cricri de la maison, dit un des faux archers ; notre noble maître l’ordonne. Tu vas quitter cette chambre pour faire place à une locataire plus belle.

— Oui, grogna la sorcière, c’est ainsi que l’on récompense les services. J’ai connu le temps où l’une de mes paroles aurait jeté le meilleur homme d’armes d’entre vous autres hors de selle et hors de service, et maintenant il faut que je me lève et que je m’en aille sur l’ordre d’un valet d’écurie comme toi.

— Bonne dame Urfried, dit l’autre homme, ne reste pas ici à discuter, mais lève-toi et pars. Les ordres du maître, il faut les écouter avec une oreille prompte. Tu as eu ton jour, vieille dame ; mais, à présent, ton soleil est couché depuis longtemps. Tu es maintenant le véritable emblème d’un vieux cheval de bataille qu’on renvoie à la bruyère. Tu as bondi et galopé jadis ; mais, maintenant, tu es réduite à marcher au pas. Allons, pars et décampe.

— Que les mauvais présages vous poursuivent l’un et l’autre ! dit la vieille dame, et puissiez-vous mourir dans un chenil ! Puisse le vieux démon Zernebock[1] m’arracher membre par membre si je quitte ma propre cellule avant d’avoir filé le chanvre de ma quenouille !

— Tu en répondras à notre seigneur, alors, vieille diablesse, dit l’homme en se retirant.

Il laissa Rébecca en la société de la vieille femme, à qui elle avait été ainsi involontairement imposée.

— Quelle action infernale ont-ils méditée cette fois, dit la vieille sorcière marmottant entre ses dents, tout en jetant un regard méchant et oblique à Rébecca. Mais il est facile de le deviner : des yeux brillants, des boucles noires et une peau blanche comme du papier avant que le prêtre l’ait teint de son onguent noir ; oui, il est facile de deviner pourquoi on l’envoie à cette tourelle isolée, d’où un cri ne serait pas plus entendu que s’il sortait d’un abîme à cinq cents brasses sous terre. Tu auras les hiboux pour voisins, ma belle, et leurs cris seront tout aussi entendus et tout aussi écoutés que les tiens. Et c’est une étrangère aussi, ajouta-t-elle en voyant les vêtements et le turban de Rébecca. De quel pays es-tu ? Sarrasine ou Égyptienne ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? Tu sais pleurer ; ne sais-tu pas parler ?

— Ne vous fâchez pas, bonne mère, dit Rébecca.

— N’en dis pas davantage, interrompit Urfried : on reconnaît un renard à sa queue et une juive à sa langue.

— Pour l’amour du Ciel ! reprit Rébecca, dites-moi ce que je dois attendre après la violence qui m’a entraînée ici. Est-ce ma vie qu’on veut sacrifier pour me faire expier ma religion ? J’en déposerai joyeusement le fardeau.

— Ta vie, ma mignonne ? répondit la sibylle ; quel plaisir auraient-ils à te prendre la vie ? Crois-moi, ta vie ne court aucun danger. Tu auras le traitement qui fut autrefois jugé assez bon pour une noble fille saxonne. Et une juive comme toi va-t-elle se plaindre, parce qu’elle n’en aura pas un meilleur ? Regarde-moi : j’ai été aussi jeune et deux fois aussi belle que toi, lorsque Front-de-Bœuf, père de ce Réginald, et ses Normands, ont fait l’assaut de ce château. Mon père et ses sept fils défendirent leur patrimoine d’étage en étage, de chambre en chambre. Il n’y a pas une salle, pas un degré de l’escalier qui n’ait été teint de leur sang. Ils moururent tous, et, avant que leur corps fût refroidi, avant que leur sang fût séché, j’étais devenue la proie du vainqueur et l’objet de son mépris.

— N’y a-t-il pas de secours à espérer ? n’y a-t-il pas quelque moyen de s’échapper ? dit Rébecca. Richement, oui, richement, je récompenserai ton aide.

— N’y songe pas, dit la sorcière. Pour sortir d’ici, il n’y a que les portes de la mort. Et ce n’est que tard, trop tard, ajouta-t-elle en secouant sa tête grise, que ces portes s’ouvrent devant nous. Mais c’est une consolation de penser que nous laissons derrière nous, sur la terre, des êtres qui seront misérables comme nous-mêmes l’avons été. Adieu, juive ! Juive ou chrétienne, ton sort sera le même, car tu as affaire à des hommes qui ne connaissent ni scrupules ni pitié. Adieu, te dis-je. Ta tâche n’est pas encore finie.

— Arrête, arrête, pour l’amour du Ciel ! dit Rébecca ; reste, quand ce serait pour me maudire et m’humilier ; ta présence est encore une sorte de protection.

— La présence de la mère de Dieu ne serait pas une protection, répondit la vieille mégère ; elle est là, dit-elle en indiquant une image grossière de la Vierge Marie ; vois si elle peut détourner le sort qui t’attend.

En disant ces mots, elle quitta la chambre, les traits contractés par une espèce de rire moqueur qui lui donna un aspect encore plus hideux que de coutume.

Elle ferma la porte à clef derrière elle, et Rébecca l’entendit maudire à chaque pas les marches de l’escalier de la tourelle qu’elle descendait lentement et avec peine.

Rébecca devait donc s’attendre à un sort encore plus terrible que celui réservé à Rowena ; car quelle probabilité y avait-il qu’on témoignât des égards ou de la retenue envers une fille de sa race opprimée, bien qu’on eût pu en conserver l’ombre envers une héritière saxonne ? Cependant la juive avait encore cet avantage qu’elle était plus préparée par ses habitudes de réflexion et par sa force d’âme naturelle à lutter contre le danger auquel elle allait se trouver en proie.

D’un caractère ferme et observateur, même depuis l’âge le plus tendre, ni la pompe, ni la richesse qu’elle voyait régner dans la maison de son père, ni celle qu’elle rencontrait dans les autres maisons de riches Hébreux, n’avaient pu l’aveugler sur les conditions précaires de leur opulence. Comme Damoclès dans son célèbre banquet, Rébecca voyait toujours, au milieu de ce luxe éblouissant, l’épée suspendue par un cheveu sur la tête de son peuple.

Ces réflexions avaient adouci et ramené à un jugement plus sain un caractère qui, dans d’autres circonstances, aurait pu devenir hautain, arrogant et opiniâtre.

Rébecca avait appris, par l’exemple et par les injonctions de son père, à se comporter avec politesse envers tous ceux qui l’approchaient. Elle ne pouvait, à la vérité, imiter son extrême abjection, parce qu’elle ne se sentait pas cette bassesse d’esprit et qu’elle n’avait point les continuelles appréhensions qui dictaient cette abjection à son père ; mais elle se comportait avec une humilité digne, en se soumettant aux mauvaises conditions dans lesquelles elle se trouvait placée comme fille d’une race méprisée ; elle avait la conscience qu’elle était digne d’un rang plus élevé que celui auquel le despotisme arbitraire des préjugés religieux lui permettait d’aspirer.

Préparée de cette manière à rencontrer une fortune adverse, elle avait acquis la fermeté nécessaire à cette lutte. Sa situation présente exigeait toute sa présence d’esprit ; elle l’appela donc à son aide.

Son premier soin fut d’examiner l’appartement ; mais il n’offrait que peu d’espoir, soit d’évasion, soit de protection. Il ne contenait ni passages secrets, ni trappes ; et, hormis la porte d’entrée qui donnait sur l’édifice principal, le reste de la salle était entouré par les murs de la tourelle.

La porte n’avait intérieurement ni verrous ni barre : l’unique fenêtre s’ouvrait sur une petite terrasse surmontant la tourelle, et qui, de prime abord, donna à Rébecca quelque espoir de s’échapper ; mais elle vit bientôt qu’elle ne communiquait avec aucune partie des créneaux ; ce n’était qu’un balcon isolé, garanti comme à l’ordinaire par un parapet, avec des embrasures près desquelles quelques archers pouvaient se placer pour défendre la tourelle et protéger de leur tir ce côté du château.

Il n’y avait donc d’autre ressource que le courage passif et une ferme confiance dans le Ciel, naturels aux cœurs grands et généreux.

Rébecca, bien qu’elle n’eût appris qu’à interpréter d’une manière erronée les promesses de l’Écriture envers le peuple choisi de Dieu, ne se trompait pas en supposant que l’heure présente était celle de leurs épreuves ; elle espérait que les enfants de Sion seraient un jour appelés indistinctement à partager le bonheur des gentils. En attendant, tout ce qui l’entourait annonçait que leur état actuel était celui du châtiment et de l’épreuve, et qu’il était de leur devoir spécial de souffrir sans murmurer. Élevée ainsi à se considérer comme la victime du malheur, Rébecca avait réfléchi de bonne heure sur sa propre condition, et avait forcé son esprit à braver les dangers qu’elle devait probablement rencontrer.

La prisonnière trembla toutefois et changea de couleur en entendant retentir un pas sur l’escalier, et quand la porte de la tourelle, s’ouvrant lentement, laissa pénétrer un homme de grande taille, vêtu comme un de ces bandits à qui elle attribuait ses malheurs. Il ferma la porte derrière lui.

Son bonnet, enfoncé jusqu’aux sourcils, cachait le haut de son visage, et il tenait son manteau de manière à en couvrir le reste.

Ainsi déguisé, comme s’il eût médité l’exécution de quelque acte dont la seule pensée le rendait honteux, il se tenait debout devant la prisonnière alarmée. Cependant, bien que son aspect annonçât un bandit, il semblait incapable d’exprimer dans quel but il était venu ; de sorte que Rébecca, faisant un effort sur elle-même, eut le temps d’aller au-devant de ses explications.

Elle avait déjà ôté deux superbes bracelets et un collier, qu’elle se hâta d’offrir à ce brigand supposé, pensant naturellement que le moyen de s’assurer de sa bonne volonté était de satisfaire sa cupidité.

— Prenez ceci, dit-elle, brave ami, et, pour l’amour de Dieu ! ayez pitié de moi et de mon vieux père. Ces ornements sont d’une grande valeur ; cependant, ce n’est rien auprès de ce que mon père vous donnerait pour obtenir notre renvoi de ce château sains et saufs.

— Belle fleur de Palestine, répliqua le bandit, ces perles viennent de l’Orient ; mais elles le cèdent en blancheur à vos dents ; les diamants sont étincelants ; mais ils ne peuvent se comparer à vos yeux ; et, depuis que j’ai entrepris ce rude métier, j’ai fait vœu de préférer la beauté à la richesse.

— Ne vous faites pas ce tort à vous-même, dit Rébecca ; prenez cette rançon, montrez de la miséricorde ; avec de l’or, vous pouvez acheter du plaisir, nos maux ne vous apporteraient que des remords. Mon père satisfera volontiers au moindre de vos désirs, et, si vous agissez sagement, vous pourrez acheter avec ces dépouilles votre réhabilitation dans la société ; vous pourrez obtenir le pardon de vos erreurs passées, et être placé pour l’avenir au-dessus du besoin d’en commettre de nouvelles.

— Bien parlé, répliqua l’outlaw en français, trouvant probablement trop difficile de soutenir en saxon une conversation que Rébecca avait entamée en cette langue ; mais sache, beau lis de la vallée de Bacca, que ton père est déjà entre les mains d’un puissant alchimiste qui sait convertir en or et en argent jusqu’aux barres rouillées d’une grille de cachot. Le vénérable Isaac est soumis à un alambic qui distillera de son corps tout ce qui est chair, sans qu’il soit besoin ou de mes prières ou de tes supplications. Quant à toi, il faudra que ta rançon soit payée en amour et en beauté, car je ne veux l’accepter en aucune autre monnaie.

— Tu n’es pas un outlaw, dit Rébecca dans la même langue que celle dont il s’était servi : aucun outlaw n’eût refusé de pareilles offres ; dans ce pays, jamais un outlaw ne se sert de l’idiome dans lequel tu viens de me parler. Tu n’es pas un outlaw, mais un Normand, noble peut-être par la naissance. Oh ! sois noble dans tes actions, et jette au loin ce masque terrible de l’outrage et de la violence.

— Et toi qui sais si bien deviner, dit Brian de Bois-Guilbert en laissant tomber le manteau de sa figure, tu n’es pas une vraie fille d’Israël, mais bien, sauf la jeunesse et la beauté, une magicienne d’Endor. Non, je ne suis pas un outlaw, belle rose de Saaron, et je suis un homme plus disposé à mettre des perles et des diamants sur ton cou et tes bras, auxquels ils conviennent si bien, qu’à te dépouiller de ces ornements.

— Que voudrais-tu de moi, dit Rébecca, sinon ma richesse ? Il ne peut y avoir rien de commun entre nous : tu es chrétien, je suis juive ; notre union serait contraire aux lois à la fois de l’église et de la synagogue.

— Elle le serait, en effet, répliqua le templier en riant. Épouser une juive ! Non ! quand même ce serait la reine de Saba ; et sache, d’ailleurs, belle fille de Sion, que, si le roi très chrétien m’offrait sa fille très chrétienne, avec le Languedoc pour douaire, je ne pourrais l’épouser ; c’est contre mon vœu d’aimer une jeune fille autrement que par amour, comme je veux t’aimer. Je suis templier. Regarde la croix de mon ordre saint.

— Oses-tu y faire appel, dit Rébecca, dans un pareil moment ?

— Et, si je le fais, reprit le templier, cela ne te regarde pas, toi qui ne crois pas en ce signe bénit de notre salut.

— Je crois ce que mes pères m’ont appris à croire, dit Rébecca, et que Dieu me pardonne si ma croyance est erronée ! Mais vous, sire chevalier, quelle est la vôtre, vous qui faites appel sans scrupule à ce que vous croyez de plus saint, au moment même où vous allez transgresser le plus solennel de vos vœux comme chevalier et comme religieux ?

— C’est bien et gravement prêché, ô fille de Sirach ! répondit le templier ; mais, ô douce Ecclesiastica, tes préjugés juifs sont étroits et t’empêchent de comprendre nos grands priviléges. Le mariage serait un crime irrémissible de la part d’un templier ; mais les petites folies que je puis commettre seront vite absoutes à la prochaine assemblée de notre ordre. Le plus sage des monarques, et son père lui-même, dont les exemples, tu en conviendras, ont bien quelque poids, n’ont jamais obtenu de plus larges priviléges que ceux que, nous autres pauvres soldats du temple de Sion, nous avons gagnés par notre zèle à le défendre. Les protecteurs du temple de Salomon peuvent bien réclamer quelque indulgence, d’après l’exemple de Salomon lui-même.

— Si tu ne lis l’Écriture, dit la juive, et l’histoire des saints hommes qu’afin de justifier ta conduite luxurieuse et ton libertinage, tu es aussi criminel que celui qui extrait du poison des herbes les plus salutaires et les plus utiles.

Les yeux du templier flamboyèrent à ce reproche.

— Écoute, dit-il, Rébecca, je t’ai jusqu’ici parlé doucement ; mais maintenant mon langage sera celui d’un vainqueur. Tu es la captive de mon arc et de ma lance, sujette à ma volonté par les lois de toutes les nations, et je ne veux rabattre rien de mon droit. Je n’hésiterai pas à obtenir par la violence ce que tu refuses aux prières ou à la nécessité.

— Arrière ! dit Rébecca, arrière ! et écoute-moi avant de commettre un péché si mortel ! Tu pourras, à la vérité, soumettre mes forces, car Dieu a créé la femme faible, et a confié sa défense à la générosité de l’homme ; mais je proclamerai ta vilenie, templier, d’un bout de l’Europe à l’autre. Je devrai à la superstition de tes confrères ce que leur compassion pourrait me refuser. Tous les chapitres de ton ordre apprendront que, comme un hérétique, tu as péché avec une juive. Ceux qui ne trembleraient pas devant ton crime te jugeront maudit pour avoir déshonoré la croix que tu portes, au point d’aimer une fille de ma nation.

— Tu as l’esprit subtil, belle juive, répliqua le templier, qui ne pouvait se dissimuler qu’elle disait la vérité et que les règles de son ordre condamnaient très rigidement une intrigue semblable à celle qu’il poursuivait, et que même, en quelques occasions, la dégradation en avait été la suite ; tu as l’esprit subtil, continua-t-il, mais ta voix sera bien forte si tes plaintes sont entendues au-delà des murs de fer de ce château. Dans ces murailles, les murmures, les lamentations, les appels à la justice et les cris de la souffrance meurent tous silencieusement. Il n’y a qu’une chose qui puisse te sauver, Rébecca : soumets-toi à ton sort, embrasse notre religion, et tu sortiras d’ici avec tant d’éclat, que beaucoup de dames normandes le céderont aussi bien en luxe qu’en beauté à la favorite de la meilleure lance parmi les défenseurs du Temple.

— Me soumettre à mon sort, dit Rébecca, et, juste Ciel ! à quel sort ! Embrasser ta religion ! et quelle est cette religion qui recèle en son sein un pareil monstre ! Toi, la meilleure lance des templiers, lâche chevalier, prêtre parjure ! Je te crache au visage et te défie ! Le Dieu de la promesse d’Abraham a ouvert à sa fille un chemin de salut, même pour sortir de cet abîme d’infamie.

À ces mots, elle ouvrit la fenêtre en treillis qui donnait sur le balcon, et, un moment après, elle se tenait sur le bord même du parapet, suspendue au-dessus de l’immense profondeur de l’abîme. N’étant pas préparé à cet effort du désespoir, car jusque-là elle s’était tenue complètement immobile, Bois-Guilbert n’eut le temps ni de l’arrêter, ni de prévenir son dessein. Quand il voulut s’avancer, elle s’écria :

— Reste où tu es, orgueilleux templier, ou avance à ton choix ! Encore un pied de plus, et je me précipite dans l’abîme ; mon corps sera écrasé et brisé sur les dalles de la grande cour jusqu’à perdre toute forme humaine, avant qu’il devienne la victime de ta brutalité !

Et elle croisa ses mains en les tendant vers le ciel, comme si elle implorait sa miséricorde pour son âme avant de s’élancer dans l’abîme.

Le templier hésita, et son audace, qui n’avait jamais cédé à la pitié ou à la détresse, fléchit devant l’admiration qu’il ressentit pour un si grand courage.

— Descends, dit-il, fille téméraire ; je jure par la terre, par la mer et par le ciel, que je ne veux te faire aucune insulte !

— Je ne me fierai pas à toi, templier, dit Rébecca ; tu m’as appris à apprécier les vertus de ton ordre. La prochaine préceptorerie t’accorderait l’annulation d’un serment qui n’intéressait que l’honneur ou le déshonneur d’une misérable juive.

— Tu es injuste envers moi, s’écria le templier avec ferveur ; je te jure par le nom que je porte, par la croix tracée sur ma poitrine, par l’épée suspendue à mon côté, par l’ancien blason de mes pères, que je ne te ferai aucun mal ! Arrête ! et si ce n’est pas pour toi, du moins pour ton père ; je serai son ami, et, dans ce château, il aura besoin d’un ami puissant.

— Hélas ! dit Rébecca, je ne le sais que trop bien. Mais puis-je me fier à toi ?

— Que mes armes soient renversées et mon nom déshonoré, reprit Brian de Bois-Guilbert, si tu as encore lieu de te plaindre de moi. J’ai violé plus d’une loi, plus d’un commandement, mais jamais ma parole.

— Je veux bien me fier à toi, dit Rébecca, mais dans une faible limite.

Et elle descendit du bord du parapet, tout en restant debout près d’une des embrasures du mâchicoulis, comme on les appelait alors.

— Ici, dit-elle, je reste sans bouger. Toi, reste où tu es, et, si tu tentes de diminuer d’un seul pas la distance qui nous sépare, tu verras que la juive aime mieux confier son âme à Dieu que son honneur à un templier.

Pendant que Rébecca parlait ainsi, sa ferme résolution, qui s’alliait si bien avec la beauté expressive de son visage, prêta à ses traits, à son maintien, une dignité qui l’élevait au-dessus d’une mortelle. Son regard ne faiblit pas, sa joue ne blanchit pas sous la crainte d’un sort si soudain et si horrible. Au contraire, la pensée qu’elle pouvait commander à ce sort, et qu’il ne dépendait que d’elle de se soustraire à l’infamie par la mort, donna un incarnat encore plus vif à son teint et un éclat encore plus brillant à son œil…

Bois-Guilbert, fier et résolu lui-même, pensa n’avoir jamais vu une beauté si animée et si majestueuse.

— Que la paix soit entre nous, Rébecca ! dit-il.

— La paix, si tu veux, répondit Rébecca, mais avec cet espace pour nous séparer.

— Tu n’as plus besoin de me craindre, dit Bois-Guilbert.

— Je ne te crains pas, répliqua-t-elle, grâce à celui qui a donné à cette tour une si grande élévation au-dessus de l’abîme, qu’on ne saurait en tomber sans perdre la vie ; grâce à lui et au Dieu d’Isaac, je ne te crains pas !

— Tu es injuste envers moi, dit le templier ; par la terre, la mer et le ciel ! tu es injuste. Je ne suis pas habituellement tel que tu m’as vu, dur, égoïste et implacable. C’est une femme qui m’a appris la cruauté, et je suis cruel envers les femmes ; mais je ne saurais l’être envers une fille telle que toi. Écoute, Rébecca, jamais chevalier n’a pris la lance en main avec un cœur plus dévoué à la dame de ses pensées que Brian de Bois-Guilbert. C’était la fille d’un petit baron qui ne possédait pour tout domaine qu’une tour en ruine, un vignoble improductif, et quelques lieues de landes arides près de Bordeaux. Le nom de celle que j’aimais était connu partout où les beaux faits d’armes s’accomplissaient, connu plus au loin que celui de mainte dame ayant une province pour douaire. Oui, continua-t-il en parcourant la petite plate-forme avec une vivacité qui pouvait faire supposer qu’il avait oublié la présence de Rébecca, oui, mes actions, mes dangers, mon sang grandirent le nom d’Adélaïde de Mortemart, et le rendirent célèbre depuis la Cour de Castille jusqu’à celle de Byzance. Mais quelle fut ma récompense ? Quand je revins avec une gloire si chèrement payée, au prix de tant de fatigues et de sang, je la trouvai mariée à un petit seigneur gascon dont le nom ne fut jamais cité au-delà des limites de son mesquin domaine. Je l’aimais véritablement, et j’ai châtié amèrement son manque de foi ; mais ma vengeance est retombée sur moi. Depuis ce jour, je me suis détaché de la vie et de ses liens. Mon âge viril n’a pas connu le toit domestique, n’a pas connu les consolations d’une femme aimante ; ma vieillesse ne connaîtra pas les douceurs du foyer. Mon tombeau sera solitaire, et je ne laisserai pas d’enfants pour me survivre et pour porter l’ancien nom de Bois-Guilbert. Aux pieds de mon supérieur, j’ai déposé le droit de mon libre arbitre, le privilége de mon indépendance. Le templier, qui est un serf en tout, sauf le nom, ne peut posséder ni terres ni biens ; il ne vit, n’agit et ne respire que par la volonté et le bon plaisir d’un autre.

— Hélas ! dit Rébecca, quels avantages peuvent servir de comparaison à un sacrifice aussi absolu ?

— Le pouvoir de la vengeance, Rébecca, dit le templier, et les perspectives de l’ambition.

— Mauvaise récompense, dit Rébecca, pour remplacer les droits les plus chers à l’humanité.

— Ne dites pas cela, jeune fille, répondit le templier : la vengeance est le plaisir des dieux ; et, s’ils se la sont réservée, comme nous le disent les prêtres, c’est parce qu’ils la regardent comme une jouissance trop précieuse pour de simples mortels. Et puis, l’ambition, c’est une passion qui pourrait troubler le repos même du ciel.

Il s’arrêta un moment, puis il ajouta :

— Rébecca, celle qui a pu préférer la mort au déshonneur doit avoir une âme fière et puissante : il faut que tu m’appartiennes ! Ne tressaille pas, ajouta-t-il, ce sera de ton plein gré, et aux conditions que tu m’imposeras. Il faut que tu consentes à partager avec moi des espérances plus étendues que celles qui peuvent naître sur le trône d’un monarque. Écoute-moi avant de me répondre, et juge avant de refuser. Le templier perd, comme tu l’as dit, ses droits sociaux, son libre arbitre ; mais il fait partie et devient membre d’un corps puissant devant lequel les trônes commencent déjà à trembler. Comme la goutte de pluie qui se mêle à la mer devient une portion de cet océan irrésistible qui mine les rochers et engloutit des flottes, cette ligue formidable est aussi une mer immense. Je ne suis pas un membre ordinaire de cet ordre puissant ; je suis déjà l’un des principaux commandeurs, et peut-être, un jour, aurais-je le bâton de grand maître. Ce n’est pas assez que les pauvres soldats du Temple posent leur pied sur le cou des rois, le moine aux sandales de chanvre en fait autant ; mais notre pied chaussé de fer montera sur leurs trônes, notre gantelet leur arrachera les sceptres ; le règne du Messie, que vous attendez vainement, ne promet pas une si grande puissance à vos tribus dispersées que mon ambition n’en voit se dérouler devant elle. Je n’ai cherché qu’un courage égal au mien pour faire partager ce pouvoir, et je l’ai trouvé en toi.

— Est-ce à une fille de mon peuple que tu parles ainsi ? demanda Rébecca. Songe donc…

— Ne me réponds pas, reprit le templier, en alléguant la différence de nos cultes ; dans nos conclaves secrets, nous nous moquons des contes d’enfant. Ne pense pas que nous soyons restés longtemps aveuglés sur la folie idiote de nos fondateurs, qui abjurèrent toutes les délices de la vie pour le plaisir de mourir martyrs de la faim, de la soif et de la peste, et par le fer des sauvages, tandis qu’ils s’efforçaient en vain de défendre un désert aride, qui n’avait de valeur qu’aux yeux de la superstition. Notre ordre eut bientôt adopté des vues plus larges et plus hardies, et découvrit une meilleure compensation à ses sacrifices. Nos immenses possessions dans tous les empires de l’Europe, notre haute réputation militaire, qui fait que la fleur de la chevalerie, dans tous les climats chrétiens, s’est rangée sous nos bannières, voilà le sûr moyen d’atteindre un but que nos pieux fondateurs n’ont jamais rêvé, et qui est également caché à ces lâches esprits qui entrent dans notre ordre avec les anciens principes, et dont la superstition fait notre instrument. Mais c’est assez écarter le voile de nos mystères. Le son de ce cor annonce un événement qui pourrait réclamer ma présence. Songe à ce que je t’ai dit. Adieu. Je ne te dis pas que j’implore le pardon de la violence dont je t’avais menacée, c’était nécessaire pour le déploiement de ton caractère : on ne reconnaît l’or qu’à l’application de la pierre de touche. Je reviendrai bientôt pour conférer avec toi.

Il rentra dans la chambre de la tourelle et descendit l’escalier, laissant Rébecca peut-être moins épouvantée encore de la perspective de la mort à laquelle elle venait d’échapper, que de l’ambition furieuse de cet homme audacieux et méchant, au pouvoir de qui elle se trouvait malheureusement tombée.

Quand elle rentra dans la chambre de la tourelle, son premier devoir fut de rendre grâce au Dieu de Jacob, pour la protection qu’il lui avait accordée, et d’implorer la continuation de cette protection pour elle et pour son père.

Un autre nom se glissa dans sa prière, c’était celui du chrétien blessé que le sort avait placé entre les mains d’hommes sanguinaires, ses ennemis déclarés.

Son cœur, à la vérité, lui reprocha d’avoir mêlé dans ses dévotions le souvenir d’un homme avec lequel son sort ne pouvait pas être lié, d’un Nazaréen, d’un ennemi de sa foi.

Mais cette prière, elle l’avait déjà proférée, et tous les préjugés étroits de sa secte ne pouvaient pas obliger Rébecca à la rétracter.

  1. Le démon des anciens Saxons.