Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 02

La bibliothèque libre.
Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 36-48).


CHAPITRE II.


C’est un moine accompli en moinerie, un cavalier aimant la chasse et le gibier, un maître homme bien fait pour être abbé ; il tenait de superbes chevaux dans son écurie ; et lorsqu’il chevauchait, toute la sonnerie de sa monture résonnait en plein air aussi haut que la cloche du couvent dont il était le supérieur, qualité en vertu de laquelle il gardait seul les clefs de la cave.
Trad. de Chaucer.


Nonobstant les exhortations et les gronderies de son compagnon, le bruit du pas des chevaux continuant d’approcher, Wamba ne pouvait s’empêcher de ralentir occasionnellement sa marche, en saisissant tous les prétextes que la route lui offrait : tantôt c’était pour cueillir dans le taillis quelques noisettes à demi mûres, tantôt c’était pour retourner la tête et lorgner une jeune fille de campagne qui croisait la route. La cavalcade les rejoignit donc bientôt.

Elle était composée de dix personnes ; les deux qui marchaient à leur tête semblaient des gens de haut parage ; les autres leur servaient de cortège. Il n’était pas difficile de distinguer la condition et le caractère de l’un de ces personnages ; c’était évidemment un ecclésiastique d’un rang élevé ; il portait l’habit de l’ordre de Cîteaux, mais d’une étoffe beaucoup plus fine que ne l’admettait la règle de l’ordre ; son manteau et son capuchon étaient du meilleur drap de Flandre, et formaient une draperie large et gracieuse autour de lui, malgré la corpulence de sa personne. Il avait un extérieur assez agréable, qui n’annonçait pas plus le jeûne et les macérations que ses habits n’attestaient le mépris du faste et de l’opulence terrestres. Ses traits pouvaient passer pour réguliers ; mais de ses paupières baissées jaillissait fréquemment l’étincelle d’un œil épicurien qui décelait en même temps un amateur de la bonne chère et des plaisirs voluptueux. Du reste sa profession et son rang lui avaient appris à dominer sa contenance, qu’il pouvait changer à volonté, en apparence grave, quoiqu’elle fût naturellement enjouée et sociable. Malgré les règles de son couvent, les bulles du pape, et les canons des conciles, les manches de ce dignitaire de l’Église étaient garnies de riches fourrures, son manteau était fixé à son cou par une agrafe en or, et tout son vêtement, adapté à son ordre et aussi recherché qu’orné, indiquait la même coquetterie que l’on retrouve aujourd’hui dans le costume d’une séduisante quakeresse, qui, tout en conservant la mise accoutumée de sa secte, donne à la simplicité de cette mise, par le choix des étoffes et par la manière de les disposer, un certain air d’attraction magique fort analogue aux vanités du monde.

Ce digne ecclésiastique montait une mule fringante dont l’amble était le pas habituel, dont le harnachement était magnifique, et dont la bride était ornée de petites sonnettes d’argent, selon la mode du temps. Sur sa riche selle il n’avait rien de la gaucherie empesée du couvent ; il déployait les grâces et l’aisance d’un cavalier habile et exercé. Il semblait qu’une aussi modeste monture ne fût ici que pour une course momentanée, à cause surtout de sa douce allure ; en effet il était suivi d’un frère lai, conduisant par la bride un des plus beaux coursiers que l’Andalousie eût jamais produits, et que les marchands anglais se procuraient à grands frais et non sans quelques risques dans leur pays, pour l’usage des personnes riches et distinguées. La selle et la housse de ce beau palefroi étaient couvertes d’un drap tombant presque jusqu’à terre, sur lequel étaient richement brodées des mitres, des crosses et d’autres emblèmes sacerdotaux. Un autre frère lai conduisait une mule chargée de bagages appartenant probablement à son supérieur, et deux moines de son ordre se tenaient à l’arrière-garde, riant et conversant ensemble, et fort peu occupés des autres membres de la cavalcade.

Le compagnon du dignitaire ecclésiastique était un homme âgé de plus de quarante ans. Il était grand, sec, fort et musculeux ; une figure athlétique, de longues fatigues et le constant exercice témoignaient qu’il était prêt encore à tout braver, quoique réduit à une maigreur extrême, qui rendait étonnamment saillantes les parties osseuses de son corps. Sa tête était couverte d’une toque écarlate garnie de fourrures, analogue à celle que les Français appellent mortier, à cause de sa ressemblance avec un mortier renversé. Cette disposition permettait donc de voir tout son visage, dont l’expression était calculée pour imprimer un degré de respect, sinon de crainte, à des étrangers. Ses traits, naturellement mâles et fortement prononcés, avaient été brûlés, presque autant que la figure d’un nègre, par un long séjour sous le soleil des tropiques, et l’on eût dit, lorsqu’il était dans son état ordinaire de calme, qu’il sommeillait après l’orage d’une passion disparue ; mais la projection des veines de son front, la promptitude avec laquelle sa lèvre supérieure, couverte d’une moustache noire et épaisse, grimaçait à la plus légère émotion, prouvaient assez qu’on pouvait aisément réveiller dans son cœur cet orage assoupi. Un seul regard de ses yeux noirs et perçans faisait deviner combien de difficultés il avait surmontées, et combien de dangers il avait endurés ; il semblait même souhaiter une digue à ses volontés fortes, dans l’unique but de pouvoir la briser par de nouvelles démonstrations de vigueur et de courage ; une profonde cicatrice au front donnait encore à sa physionomie un air dur et farouche, et une sinistre expression à ses yeux qui avaient été légèrement atteints par la même blessure, et dont les rayons visuels, d’ailleurs très pénétrants, étaient légèrement obliques.

L’habillement de dessus de ce personnage ressemblait à celui de son compagnon. C’était un long manteau de moine, mais dont la couleur écarlate indiquait que celui qui le portait n’appartenait à aucun des quatre ordres réguliers. Sur l’épaule droite du manteau était taillée en drap blanc une croix d’une forme particulière[1]. Ce premier vêtement cachait, ce qui d’abord paraissait peu en harmonie avec sa forme, une cotte de mailles avec des manches et des gantelets de même métal, curieusement travaillés et aussi flexibles sur le corps que s’ils avaient été tissus au métier. Le devant de ses cuisses, où les plis de son manteau permettaient de les voir, était aussi couvert de métal tissu ; les genoux, les jambes et les pieds se trouvaient protégés par de petites plaques d’acier artistement unies, pour compléter ainsi, en couvrant jusqu’aux chevilles, l’armure défensive du cavalier. À sa ceinture pendait un long poignard à double tranchant, seule arme offensive qu’il portât.

Il montait une haquenée, comme son compagnon, mais plus vigoureuse, et c’était afin de ménager son beau cheval de combat, qu’un écuyer conduisait derrière par la bride, et qui était harnaché comme pour l’instant de la bataille, ayant la tête protégée par un fronteau d’acier, terminé en fer de pique. À un côté de la selle pendait une hache de guerre richement damasquinée, et à l’autre un casque orné de plumes, et un capuchon de métal tissu, avec une longue épée comme les chevaliers en avaient alors. Un second écuyer portait la lance de son maître, à l’extrémité de laquelle flottait une petite banderolle où était peinte une croix de la même forme que celle du manteau. Il portait aussi un petit bouclier triangulaire, assez large du haut pour défendre la poitrine, et diminuant graduellement des deux côtés pour se terminer en pointe par le bas. Ce bouclier était couvert d’un drap écarlate, ce qui empêchait d’en apercevoir la devise.

Ces deux écuyers étaient suivis de deux autres, dont les noirs visages, les turbans blancs et les vêtemens d’une forme orientale montraient qu’ils étaient nés dans quelque région lointaine d’Asie. Tout l’extérieur du guerrier et de son escorte avait quelque chose d’exotique et d’étrange ; le costume de ses écuyers était également assez recherché, et ses deux domestiques orientaux portaient des bracelets et des colliers d’argent, avec des cercles du même métal autour des jambes, qui étaient nues depuis la cheville jusqu’au mollet, de même que leurs bras tout basanés étaient découverts jusqu’au coude. La soie et les broderies surchargeaient leurs habits qui annonçaient la richesse et l’importance de leur maître, en même temps qu’ils formaient un singulier contraste avec la simplicité de son propre attirail. Ils avaient des sabres à lames recourbées, à poignées damasquinées en or, lesquels pendaient à des baudriers aussi brodés en or, et garnis de poignards turcs d’un travail encore plus merveilleux ; chacun d’eux portait à l’arçon de sa selle un faisceau de dards ou javelines à pointes acérées, d’environ quatre pieds de longueur, ayant des têtes d’acier effilées, armes très en usage alors parmi les Sarrasins, et qu’on emploie encore dans l’Orient à l’exercice nommé le Djerid[2].

Les chevaux de ces deux écuyers semblaient de race étrangère comme leurs cavaliers ; ils étaient sarrasins d’origine, conséquemment arabes. Leurs membres fins et délicats, leur petit fanon, leur crinière déliée, leur allure aisée, contrastaient avec les lourds chevaux dont on soignait la race en Flandre et en Normandie pour les hommes d’armes dans le temps où ils se couvraient de la tête aux pieds d’une pesante armure en fer, dite panoplie. Ces coursiers orientaux, placés près des chevaux normands, pouvaient être considérés comme une personnification du corps et de son ombre.

Le singulier aspect d’une pareille cavalcade éveilla la curiosité non seulement de Wamba, mais encore de son compagnon, pourtant bien moins frivole. Il reconnut aussitôt le moine pour le prieur de l’abbaye de Jorvaulx, célèbre à plusieurs lieues à la ronde comme un amateur passionné de la chasse, de la table, et, si la renommée n’est pas trompeuse, de beaucoup d’autres plaisirs mondains bien plus incompatibles encore avec les vœux du cloître.

Cependant les idées que l’on nourrissait relativement à la conduite du clergé, tant séculier que régulier, étaient à cette époque si relâchées que le prieur Aymer conservait une assez bonne réputation dans le voisinage de son abbaye. Son caractère jovial et franc, la facilité avec laquelle il accordait l’absolution de tous les petits péchés ordinaires de la vie, le faisaient accueillir parmi les nobles de toutes les classes, et à plusieurs desquels il se trouvait uni par des liens de parenté, étant lui-même d’une famille normande très distinguée. Les dames surtout n’étaient pas disposées à éplucher trop minutieusement la conduite d’un des plus ardens admirateurs de leurs charmes, et si habile à dissiper l’ennui qui ne réussissait que trop bien à s’introduire dans les salons et les boudoirs d’un château féodal. Le prieur se mêlait aux amusements de la chasse avec une ardeur étonnante, et il était connu pour posséder les faucons les mieux dressés et les lévriers les plus agiles de tout le Nort-Riding[3], circonstance qui le recommandait puissamment auprès de la jeune noblesse. Il avait avec les vieillards un autre rôle à jouer, et il s’en acquittait à merveille. Ses connaissances très superficielles en littérature lui suffisaient pour imprimer à leur ignorance le respect le plus grand à l’égard de son érudition supposée ; la gravité de son air et de son langage, le ton imposant qu’il prenait en parlant de l’autorité de l’Église et du sacerdoce, donnaient presque lieu de croire à sa sainteté ; même le bas peuple, le plus sévère critique de la conduite de ses supérieurs, avait de l’indulgence pour les folies du prieur Aymer. Il était charitable, et la charité, comme on le sait, rachète une foule de péchés dans un autre sens que ne le dit l’Écriture. Les revenus de l’abbaye, dont une grande partie se trouvait à sa disposition, en lui donnant les moyens de faire face à ses dépendes considérables, lui permettaient encore de prodiguer des largesses aux paysans et de soulager quelquefois la détresse des plus nécessiteux. Si le prieur Aymer allait souvent à la chasse, restait long-temps à table ; si on le voyait à la pointe du jour rentrer par la poterne de l’abbaye, après avoir passé la nuit à quelque rendez-vous galant, on se bornait à hausser les épaules, et on s’accoutumait à ses désordres, en se rappelant que la plupart de ses confrères, qui n’avaient pas les mêmes qualités pour s’excuser, en faisaient davantage. La personne et le caractère du prieur Aymer étaient donc choses très familières pour nos deux serfs saxons, qui lui firent leur salut campagnard, et qui reçurent en retour son benedicite, mes fils.

Toutefois l’air étrange de son compagnon et de ceux qui formaient sa suite redoublait la surprise du gardeur de pourceaux et du jovial Wamba ; et à peine firent-ils attention à la question du prieur de Jorvaulx, quand il leur demanda s’ils ne connaissaient pas un lieu d’asile dans le voisinage, tant ils étaient frappés de la tournure moitié monastique, moitié militaire, de l’étranger basané, et de l’accoutrement bizarre, ainsi que des armes de ses deux écuyers orientaux. Il est probable aussi que la langue dans laquelle la bénédiction fut donnée sonna mal aux oreilles saxonnes, quoique sans doute elle ne leur parût pas entièrement inintelligible.

« Je vous demande, mes enfants, dit le prieur en élevant la voix et en faisant usage de la langue française ou de l’idiome composé de normand et de saxon, s’il n’y a pas dans les environs quelque brave homme qui, pour l’amour de Dieu et par attachement à notre sainte mère l’Église, voudra donner l’hospitalité d’une nuit à deux de ses plus humbles serviteurs ? » Il s’exprimait ici d’un ton qui contrastait singulièrement avec les expressions modestes qu’il avait jugé à propos d’employer.

« Deux des plus humbles serviteurs de la sainte mère l’Église ! répéta Wamba en lui-même ; car, tout fou qu’il était, il eut soin de ne pas faire cette observation tout haut ; je voudrais voir comment sont faits ses grands sénéchaux, ses principaux sommeliers et ses autres servants. » Après ce commentaire mental sur le discours du prieur, il leva les yeux, et répondit ainsi à la question.

« Si les révérends pères souhaitent bonne chère et bon gîte, ils trouveront à quelques milles d’ici le prieuré de Brinxworth, où leur qualité ne saurait que leur assurer la meilleure réception ; s’ils préfèrent employer une partie de la soirée à la pénitence, ils n’ont qu’à prendre ce sentier qui mène à l’ermitage de Copmanhurst, où un pieux anachorète leur accordera sans doute l’abri de son toit et le bienfait de ses prières. » Le prieur secoua la tête à ces propositions. « Mon honnête ami, lui répondit-il, si le bruit de tes clochettes n’avait pas dérangé ton esprit, tu saurais que les gens d’église n’invoquent pas l’hospitalité les uns des autres, Clericus clericum non decimat, et qu’ils préfèrent la demander aux laïques pour leur donner ainsi l’occasion de servir Dieu en honorant et secourant ses humbles ministres. »

« Il est vrai, dit Wamba, que, tout âne que je sois, j’ai l’honneur de porter des clochettes comme la mule de votre révérence ; cependant je croyais que la charité de notre mère la sainte Église et de ses serviteurs pourrait fort bien, comme toute autre charité, commencer par elle-même.

— Trêve à ton insolence, coquin, dit le cavalier armé en interrompant son babil et en élevant une voix fière ; indique-nous, si tu le peux, la route qui mène chez… Comment appelez-vous votre franklin, prieur Aymer ?

— Cedric le Saxon, répondit le prieur. Dis-moi, mon ami, sommes-nous près de sa demeure, et pouvez-vous nous montrer le chemin ?

— Il n’est pas facile à trouver, répondit Gurth rompant le silence pour la première fois, et la famille de Cedric se couche de très bonne heure.

— Paix, maraud, s’écria le cavalier militaire ; elle sera trop flattée de se lever et de pourvoir aux besoins de voyageurs tels que nous, qui ne nous abaissons pas à demander l’hospitalité lorsque nous avons le droit de l’exiger.

— Je ne sais, dit Gurth avec humeur, si je devrais montrer le chemin de la maison de mon maître à des hommes qui demandent comme un droit l’hospitalité que tant d’autres sont obligés de réclamer comme une faveur.

— Disputer avec moi, esclave ! » reprit le guerrier ; et piquant de l’éperon son cheval, il lui fit faire volte-face sur le chemin, en élevant en même temps le fouet qu’il tenait à la main dans l’intention de punir ce qu’il regardait comme une insolence de la part du paysan. Gurth le regarda fièrement et d’un air refrogné et sauvage en portant la main à son couteau de chasse ; mais l’intervention du prieur, qui poussa sa mule entre son compagnon et le porcher, empêcha toute violence.

« Non, de par sainte Marie, frère Brian, vous ne devez pas croire que vous soyez ici comme en Palestine, commandant à des Turcs païens et à d’infidèles Sarrasins ; nous autres insulaires, nous n’aimons pas les coups, excepté ceux de la sainte Église, qui châtie ceux qu’elle aime. Allons, mon brave, dit-il à Wamba en joignant à ses paroles une petite pièce de monnaie d’argent, indique-nous le chemin de la demeure de Cedric le Saxon, tu dois le connaître, et ton devoir est de le montrer au voyageur égaré, quand même son caractère serait moins respectable que le nôtre.

— Sans mentir, mon vénérable père, la tête sarrasine de votre révérend compagnon a tellement effrayé la mienne qu’elle m’a fait oublier ce chemin. Je ne suis pas sûr de pouvoir le retrouver moi-même.

— Allons, dit l’abbé, tu peux nous le dire si tu veux ; ce révérend frère a été toute sa vie engagé dans les combats parmi les Sarrasins pour recouvrer le saint Sépulcre ; il est de l’ordre des chevaliers du Temple, dont tu peux avoir entendu parler, et moitié moine, moitié soldat[4].

— S’il n’est qu’à moitié moine, reprit le bouffon, il ne devrait pas être entièrement déraisonnable envers ceux qu’il rencontre sur la route, quand même ils ne se hâteraient pas de répondre à des questions qui ne les regardent point.

— Je te pardonne ta saillie, répondit l’abbé, mais à la condition que tu me montreras le chemin de la maison de Cedric.

— Eh bien donc, reprit Wamba, vos révérences doivent prendre ce sentier jusqu’à ce qu’elles arrivent à un endroit où se trouve une croix renversée, de laquelle le piédestal est à peine debout ; vous prendrez alors à gauche, car il y a quatre sentiers qui aboutissent à la croix renversée, et j’espère que vos révérences atteindront le gîte avant l’orage qui nous menace. » L’abbé le remercia, et la cavalcade, piquant de l’éperon les chevaux, continua sa marche avec l’empressement de voyageurs désireux de gagner l’hôtellerie avant la nuit et le mauvais temps.

Comme le bruit de leurs chevaux expirait, le porcher dit à son compagnon : « S’ils suivent ta sage direction, les révérends pères n’arriveront pas cette nuit à Rotherwood.

— Non, répondit le bouffon grimaçant, mais ils pourront atteindre Sheffield s’ils ont du bonheur, et c’est un endroit assez bon pour eux. Je ne suis pas un homme des bois assez mal avisé pour indiquer aux chiens la retraite du lièvre, si je ne veux pas qu’ils l’attrapent. »

— « Tu as raison, dit Gurth ; il serait fâcheux qu’Aymer vît lady Rowena ; et il serait plus fâcheux encore que Cedric se prît de querelle avec ce moine guerrier ; ce qui ne manquerait pas d’arriver. Mais, comme de bons serviteurs, écoutons et voyons sans rien dire. »

Nous revenons aux cavaliers, qui eurent bientôt laissé derrière eux les deux serfs, et qui maintenant avaient entre eux la conversation suivante en français-normand, idiome employé, comme nous l’avons dit, dans les classes supérieures, à l’exception du petit nombre de ceux qui étaient portés encore à se vanter de leur origine saxonne. « Que signifie la capricieuse insolence de ces drôles, dit le templier au bénédictin, et pourquoi m’avez-vous empêché de la punir ?

— Dame, oui, frère Brian, répondit le prieur, l’un d’eux est un fou, et il eût été trop dur pour moi d’échanger une raison contre une folie, en parlant d’une manière analogue à sa folie ; l’autre rustre est un sauvage très fier et intraitable, appartenant à cette race de Saxons dont le suprême plaisir, ainsi que je vous l’ai dit souvent, est de manifester par tous les moyens la haine qu’ils gardent à leurs vainqueurs.

— Je lui aurais bien vite appris la courtoisie à force de coups, s’écria Brian ; je suis accoutumé à me comporter de la sorte avec de pareils êtres. Nos captifs turcs sont aussi fiers, aussi indomptables qu’Odin lui-même pourrait l’avoir été ; mais il suffit de deux mois passés dans ma maison, sous la discipline du gouverneur de mes esclaves, pour les rendre humbles, soumis, dociles et obéissants. Ma foi, sire prieur, il faut prendre garde au poison et au poignard, car ils ont recours à l’un ou à l’autre dès que vous leur en laissez l’occasion.

— Oui, repartit le prieur ; mais chaque pays a ses mœurs et ses usages, et d’ailleurs battre cet homme ne nous eût procuré aucune information sur le chemin à suivre pour aller à la maison de Cedric, et eussions-nous par là trouvé notre direction, ç’en eût été assez pour nous attirer une affaire sérieuse avec Cedric lui-même. Rappelez-vous ce que je vous ai dit : ce riche franklin est orgueilleux, dur, jaloux et irascible ; ennemi de la noblesse, et surtout de ses voisins, Reginald Front-de-Bœuf et Philippe de Malvoisin, qui ne sont cependant pas des enfants au combat. Il soutient si fièrement les privilèges de sa race, et il est si entiché de son extraction, qui vient directement d’Hereward, champion fameux de l’Heptarchie, qu’on l’appelle généralement Cedric le Saxon ; et il se glorifie d’appartenir à un peuple d’où beaucoup s’efforcent de cacher qu’ils descendent, de peur qu’ils ne ressentent une partie des effets du vœ victis, ou des rigueurs infligées aux vaincus.

— Prieur Aymer, dit le templier, vous êtes un homme à bonnes fortunes, connaisseur en beauté, et tout aussi expert qu’un troubadour en matière de galanterie ; mais il faudra que cette célèbre Rowena ait des attraits bien séduisans pour contrebalancer l’abnégation et l’oubli que je devrai faire de moi-même, dans le but de m’attirer la faveur d’un rustre séditieux, comme vous m’avez dépeint son père, Cedric.

— Cedric n’est pas son père, répondit le prieur ; il n’en est qu’un parent éloigné ; elle descend d’aïeux d’un sang plus noble encore que celui dont il prétend venir, et il ne lui est uni par les liens de parenté qu’à un degré très éloigné. Cependant il est son tuteur, et c’est lui-même, je crois, qui s’est arrogé ce titre ; mais sa pupille lui est aussi chère que si elle était sa propre enfant. Pour la beauté de Rowena, vous en jugerez bientôt vous-même ; et si la pureté de ses grâces et l’expression douce et majestueuse de ses yeux bleus ne bannissent point de votre souvenir les jeunes filles aux cheveux noirs de la Palestine et les houris du paradis de Mahomet, je veux être infidèle et non plus un vrai fils de l’Église.

— Si votre belle si vantée, dit le templier, est mise dans la balance et pèse moins que vous ne l’annoncez, vous savez quelle est notre gageure.

— Mon collier d’or contre dix bottes de vin de Chios, répondit le prieur ; elles sont aussi sûrement à moi, que si je les tenais déjà dans les caves du couvent, sous les clefs du vieux Denis, le cellerier.

— Mais je dois être juge moi-même, dit le templier, et il faudra que j’avoue que je n’ai jamais vu de fille aussi jolie depuis la Pentecôte de l’an passé. Tenez-vous ainsi le pari ? Mon cher prieur, votre collier court de grands risques, je vous jure que je le porterai à mon cou dans le tournoi qui va s’ouvrir à Ashby-de-la-Zouche.

— Gagnez tout comme il vous plaira, dit le prieur ; j’espère seulement que vous répondrez en chevalier et en chrétien. Cependant, mon frère, suivez mon avis, et, croyez-moi, accoutumez votre langue à un peu plus de courtoisie que vos habitudes de commandement sur les esclaves infidèles et sur les captifs orientaux ne vous y ont formé. Cedric le Saxon, s’il était offensé, et il est facile à l’être, est un homme qui, sans respect pour votre titre de chevalier, pour mon office élevé et pour la sainteté de mon ministère, nous éconduirait de sa maison, et nous enverrait loger en plein vent avec les alouettes, quand même il serait minuit. Faites attention aussi à la manière dont vous regarderez la belle Rowena, qu’il veille avec le soin le plus jaloux ; et s’il prenait la moindre alarme de ce côté, nous sommes perdus. On dit qu’il a banni du sein de sa famille son propre fils pour avoir levé les yeux d’une manière affectueuse sur cette beauté, qu’on peut, dit-on, adorer de loin, mais qu’il ne faut pas aborder avec d’autres pensées que celles dont nous sommes pleins devant l’image de la sainte Vierge.

— À merveille, vous en avez dit assez, répondit le templier, je veux, tout une soirée, me tenir sur la réserve, et paraître aussi modeste qu’une jeune fille ; mais pour la crainte dont vous êtes rempli, que Cedric ne nous renvoie avec violence, elle est vaine, croyez-moi ; mes écuyers et moi-même, avec Hamet et Abdalla, nous vous épargnerons cette disgrâce. Ne doutez pas que nous ne soyons assez forts pour nous maintenir dans nos quartiers.

— N’amenons pas les choses à ce point, répondit le prieur ; mais, voici la croix renversée, et la nuit est si noire que nous pouvons à peine distinguer les chemins à suivre. On nous a dit, je crois, de tourner à gauche.

— Non, c’est à droite, dit Brian, ma mémoire est fidèle.

— C’est à la gauche, bien certainement ; je me rappelle qu’il nous montra la route avec le bout de son sabre de bois.

— Oui, mais il le tenait de la main gauche, et il en dirigea la pointe à droite, » reprit le templier.

Chacun maintenant soutenait son opinion avec un égal entêtement, comme il est d’usage en pareil cas ; les gens de la suite furent consultés, mais ils n’avaient pas été assez près de Wamba pour l’entendre. À la fin, Brian remarqua ce qui d’abord ne l’avait point frappé dans le crépuscule : « Voici quelqu’un d’endormi ou d’étendu mort, peut-être, au pied de cette croix, dit-il. Hugo, secoue-le donc avec le bout de ta lance. » Hugo n’eut pas plus tôt exécuté l’ordre de son maître, que la figure se dressa en s’écriant en bon français : « Qui que tu sois, comment peux-tu être assez discourtois pour venir troubler mes pensées ?

— Nous désirions seulement vous demander, dit le prieur, la route qui mène à Rotherwood, habitation de Cedric le Saxon.

— J’y vais moi-même, répondit l’étranger, et si j’avais un bon cheval je serais votre guide, car le chemin n’est pas aisé à suivre quoiqu’il me soit parfaitement bien connu.

— Vous obtiendrez tout à la fois nos remercîments et une honnête récompense, mon ami, repartit le prieur, si vous voulez nous conduire en sûreté à la maison de Cedric. « Et il ordonna à un de ses gens de monter son propre cheval, et de donner le sien à l’étranger qui allait leur servir de guide.

Ce conducteur prit une route tout-à-fait opposée à celle que leur avait indiquée Wamba, dans l’intention de les égarer. En suivant ce sentier ils s’enfonçaient de plus en plus dans les bois ; souvent obligés de traverser des ruisseaux dont l’approche était rendue dangereuse par les marécages au milieu desquels ils serpentaient ; mais l’étranger semblait connaître, comme par instinct, les points où un passage solide et sûr pouvait être tenté ; enfin, à force de prudence et de précautions, il les amena sains et saufs au milieu d’une avenue beaucoup plus large qu’aucune de celles qu’ils avaient vues jusqu’alors ; et montrant un bâtiment irrégulier, vaste et peu élevé qui se trouvait à l’extrémité de cette avenue, il dit au prieur : « Là-bas est Rotherwood, la demeure de Cedric le Saxon. »

On ne pouvait donner à Aymer une plus agréable nouvelle. Ses nerfs, loin d’être robustes et vigoureux, avaient éprouvé une telle agitation, une telle crise au milieu des dangers qu’ils avaient courus en traversant les marécages, qu’il n’avait pas encore eu la curiosité d’adresser une seule question à son guide. Mais alors il se voyait hors de péril et sur le point de trouver un abri : aussi sa curiosité commença-t-elle à renaître ; s’adressant donc à l’étranger, il lui demanda son nom et sa profession.

« Je suis pèlerin, j’arrive de la Terre-Sainte, » répondit l’étranger.

« Vous eussiez mieux fait d’y rester et d’y combattre pour la délivrance du saint Sépulcre, » dit le templier.

« Vous avez raison, révérend chevalier, reprit le pèlerin, à qui l’aspect du templier semblait parfaitement connu ; mais lorsque ceux qui se sont engagés par serment à recouvrer la Cité sainte voyagent si loin du lieu où les appelle leur devoir, y a-t-il de quoi s’étonner qu’un humble paysan, comme moi, décline la tâche qu’ils ont abandonnée ? »

Le templier allait lui faire une aigre réponse ; mais il en fut empêché par le prieur, qui exprima de nouveau sa surprise que leur guide, après une aussi longue absence, se rappelât si bien les chemins de la forêt. « Je naquis dans ces lieux, » répondit celui-ci, et comme il faisait cette réponse, ils arrivèrent devant la maison de Cedric, bâtiment informe et peu élevé, avec plusieurs grandes cours, s’étendant sur un espace considérable de terrain, et qui, tout en laissant croire que le propriétaire était un homme riche, différait entièrement de ces grands châteaux flanqués de tours dans lesquels se tenait la noblesse normande, et qui étaient devenus le type universel d’architecture en Angleterre.

Cependant Rotherwood n’était pas sans quelques fortifications ; aucune habitation, dans cette période de désordre, n’aurait pu subsister sans cela ; elle eût couru le risque d’être pillée et bridée de la veille au lendemain. Un fossé profond, qu’une source voisine remplissait d’eau, entourait l’édifice ; une double palissade formée de pieux pointus, tirés de la forêt voisine, en défendait les bords. Il y avait du côté de l’ouest une entrée dans la palissade qui communiquait à un pont-levis, avec une semblable ouverture dans la partie inférieure des fortifications. Que de précautions avaient été prises pour mettre ces deux entrées sous la protection des archers et des frondeurs, vers les angles saillants ! Avant d’y pénétrer, le templier sonna fortement du cor, car la pluie qui menaçait depuis longtemps nos voyageurs fatigués commençait alors à tomber par torrents.



  1. Il est ici question du manteau des templiers ; c’est sans doute par erreur que Walter Scott y place la croix sur l’épaule droite, car le costume la représente sur l’épaule gauche, et elle est marquée en étoffe noire ou rouge sur blanc, au lieu de l’être en blanc sur noir. a. m.
  2. L’exercice du Djerid est un des plus chers amusemens des cavaliers turcs, lesquels s’y livrent tous les jours à midi dans les environs de Constantinople. a. m.
  3. Partie du comté d’York, lequel se divisait en plusieurs riding ou cercles. a. m.
  4. Il existe encore en Angleterre beaucoup de vieux monumens de l’ordre de ces templiers, qui échappèrent au bûcher où périt leur grand-maître, Jacques de Molay, sur la place Dauphine, à Paris, au commencement du XIVe siècle. a. m.