Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 12

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 135-146).


CHAPITRE XII.


Les hérauts cessent maintenant de parcourir la lice à cheval ; les trompettes font entendre leurs sons éclatants. Il ne reste plus rien à dire ou à faire ; mais de toutes parts on voit les lances en arrêt pour se précipiter au milieu des ennemis ; ici l’éperon pointu est poussé dans le flanc des coursiers, là vous voyez des jouteurs et des cavaliers ; ailleurs des javelots se brisent en éclats sur des boucliers ; la pointe se fait jour jusqu’au cœur ; les lances volent dans les airs à vingt pieds de hauteur ; les épées, brillantes comme l’argent, cherchent des casques à briser, des cuirasses à mettre en lambeaux ; le sang jaillit de toutes les plaies et forme de longs ruisseaux.
Chaucer.


Le jour reparut dans tout son éclat ; et avant que le soleil se fût un peu élevé sur l’horizon, les plus tardifs comme les plus empressés des spectateurs étaient accourus de toutes parts vers le cercle tracé autour de la lice, afin de s’assurer le poste le plus favorable pour voir les joutes qui allaient commencer. Les maréchaux du tournoi arrivèrent bientôt dans l’arène, suivis des hérauts d’armes, pour recevoir les noms des chevaliers qui se présenteraient pour combattre, et leur demander sous quel étendard ils voulaient se ranger. C’était une précaution nécessaire pour établir l’égalité entre les deux corps qui devaient être opposés l’un à l’autre.

Suivant l’usage, le chevalier déshérité, qui avait triomphé dans le dernier tournoi, devenait de droit le chef d’une des deux troupes, tandis que Brian de Bois-Guilbert, regardé comme celui qui, après le vainqueur, avait obtenu le plus de gloire le jour précédent, fut déclaré le chef de la seconde. Ceux qui la veille avaient tenu avec lui revinrent se placer sous son drapeau, excepté pourtant Ralph de Vipont, que sa chute avait mis hors d’état d’endosser de sitôt son armure. Il ne manqua pas de vaillants et nobles candidats pour remplir les rangs de l’une et l’autre cohorte. En effet, bien que le tournoi général, dans lequel un certain nombre de chevaliers combattaient à la fois, offrît plus de dangers que des combats singuliers, on le préférait généralement ; car ceux qui n’avaient pas assez de confiance dans leur propre habileté pour défier un seul adversaire d’une haute réputation, déployaient volontiers leur courage dans un combat général, où ils avaient l’espoir de rencontrer des champions moins redoutables qu’eux-mêmes. Cinquante chevaliers étaient déjà inscrits, lorsque les maréchaux déclarèrent qu’il n’en serait pas admis un plus grand nombre, au grand regret de plusieurs autres qui étaient arrivés trop tard.

Vers dix heures, toute la plaine était couverte par la multitude de personnes des deux sexes, à cheval ou à pied ; et bientôt des fanfares annoncèrent le prince Jean et sa suite. Le prince était entouré de la plupart des chevaliers qui se proposaient de prendre une part active à la lutte, aussi bien que de ceux dont le rôle devait se borner à celui de spectateurs. Dans le même instant arriva le Saxon Cedric avec lady Rowena ; Athelstane n’était pas avec lui. Ce dernier avait revêtu une forte armure, afin de se mêler parmi les combattants ; et, à la grande surprise de Cedric, il se rangea sous la bannière du templier. Le Saxon fit à son ami de vives remontrances sur un choix si peu judicieux ; mais il n’en reçut qu’une réponse évasive, telle qu’en donnent ordinairement ceux qui s’obstinant à suivre une détermination, sont peu soucieux de la justifier.

Athelstane avait cependant une excellente raison pour prendre parti avec Brian de Bois-Guilbert ; mais il eut la prudence de ne point la révéler. Quoique son humeur apathique l’empêchât de faire aucune démarche pour gagner les bonnes grâces de lady Rowena il s’en fallait qu’il fût resté insensible à ses charmes, et il considérait son alliance avec elle comme une chose irrévocablement fixée puisqu’il avait le consentement de Cedric et des autres amis que la jeune personne eût pu consulter. Aussi était-ce avec un déplaisir extrême qu’il avait vu le vainqueur de la veille, usant de la prérogative que la coutume lui accordait, porter son choix sur lady Rowena, et la proclamer reine de la beauté et des amours. Pour le punir d’avoir donné à cette dame une préférence qui venait eu quelque sorte contrarier ses desseins, Athelstane, confiant dans sa force et dans son habileté, que ses flatteurs ne manquaient pas d’exalter, résolut non seulement de priver du secours de son bras le chevalier déshérité, mais même, si l’occasion s’en présentait, de lui en faire sentir tout le poids.

De Bracy et d’autres chevaliers attachés au prince Jean s’étaient rangés parmi les tenants, d’après l’ordre de leur maître, qui désirait ne négliger aucun moyen pour assurer la victoire au parti commandé par Brian de Bois-Guilbert. Du côté opposé, beaucoup d’autres chevaliers, soit normands, soit anglais, s’étaient déclarés d’autant plus volontiers contre les tenants qu’ils étaient fiers de suivre un champion aussi brave que le chevalier déshérité.

Sitôt que le prince Jean vit que la reine du jour était arrivée, il vint à sa rencontre avec cet air de courtoisie qu’il savait si bien prendre quand il le voulait. Ôtant la riche toque qui ornait sa tête, il mit pied à terre, et offrit la main à lady Rowena pour l’aider à descendre de son palefroi, tandis que, le front découvert, l’un des premiers seigneurs de sa suite tenait la bride de ce superbe animal dont les hennissements semblaient dire qu’il était orgueilleux d’un tel fardeau.

« Notre devoir, dit le prince, est d’être le premier à donner l’exemple du respect dû à la reine de la beauté et des amours ; empressons-nous donc de l’escorter jusqu’au trône où le choix du vainqueur lui a acquis le doux privilège de s’asseoir aujourd’hui. Mesdames, ajouta-t-il, accompagnez votre souveraine, et rendez-lui tous les honneurs que vous recevrez un jour aussi sans doute vous-mêmes. » En parlant ainsi, le prince conduisait lady Rowena au siège d’honneur élevé vis-à-vis de son propre trône, tandis que les dames les plus distinguées par leur naissance et leur beauté se pressaient pour obtenir les places les plus rapprochées de leur reine éphémère. À peine fut-elle assise, que des fanfares et des acclamations rendirent à sa nouvelle dignité un hommage unanime. Les rayons du soleil, alors dans tout son éclat, se réfléchissaient sur les armes des chevaliers, qui, aux deux extrémités de la lice, se concertaient sur la manière dont ils disposeraient leur ligne de bataille et soutiendraient l’assaut.

Les hérauts d’armes commandèrent alors le silence, jusqu’à ce qu’on eût terminé la lecture des règles du tournoi. Elles étaient calculées de façon à diminuer jusqu’à un certain point les dangers du combat ; précaution d’autant plus nécessaire, qu’on devait faire usage d’épées et de lances affilées. Aussi était-il expressément défendu aux champions de pousser de la pointe ; il ne leur était permis que de frapper du plat de la lame. Un chevalier pouvait à son gré se servir d’une massue ou d’une hache d’armes ; mais l’usage du poignard lui était interdit. Tout chevalier désarçonné pouvait renouveler à pied le combat avec un autre adversaire qui se trouvait dans le même cas, mais alors aucun guerrier à cheval ne pouvait l’attaquer. Lorsqu’un chevalier parvenait à repousser son antagoniste jusqu’à l’extrémité de la lice, de manière à lui faire toucher la palissade, celui-ci était tenu de s’avouer vaincu, et son armure ainsi que son coursier devenaient la propriété du vainqueur. Un chevalier vaincu ne pouvait plus rentrer en lice. Si un chevalier tombait renversé et hors d’état de se relever, son page pouvait entrer dans l’arène et l’emporter hors de l’enceinte ; mais alors ce chevalier était déclaré vaincu, et il perdait ses armes et son cheval. Le combat devait cesser dès que le prince Jean jetterait dans l’arène son bâton de commandement : autre précaution usitée pour empêcher l’inutile effusion du sang par la trop longue prolongation d’une joute désespérée. Tout chevalier qui transgressait les règles du tournoi, ou, de quelque manière que ce fût, celles de la chevalerie, pouvait être dépouillé de ses armes, et obligé ; son bouclier renversé, de s’asseoir sur les barreaux de la palissade, exposé à la risée publique, en punition de sa conduite déloyale.

Après avoir proclamé ces sages dispositions, les hérauts d’armes terminèrent par une exhortation à tout bon chevalier de remplir son devoir et de mériter la faveur de la reine de la beauté et des amours ; ensuite ils se retirèrent à leurs places respectives ; Alors les chevaliers s’avancèrent lentement des deux bouts de la lice, et se placèrent sur une double file exactement en face les uns des autres. Le chef de chaque troupe se plaça au centre du premier rang, après avoir passé son corps en revue et avoir assigné à chacun le poste qu’il devait occuper.

C’était un spectacle tout à la fois imposant et terrible, que de voir tant de valeureux champions richement armés, guidant de superbes coursiers, se préparer à une lutte formidable, assis sur leurs selles de guerre comme autant de piliers d’airain, et attendant le signal du combat avec la même impatience que leurs généreux coursiers, qui hennissaient et frappaient du pied la terre.

Les chevaliers tenaient leurs lances droites ; les rayons du soleil en faisaient briller les pointes acérées, et les banderolles dont elles étaient toutes ornées flottaient au dessus des panaches qui ombrageaient les casques. Ils demeurèrent dans cette noble attitude pendant que les maréchaux du tournoi parcouraient les rangs avec une vigoureuse attention, afin de s’assurer que l’un des deux partis ne se trouvait pas plus nombreux que l’autre. Cela fait, ceux-ci se retirèrent de la lice ; et Guillaume De Wyvil donna le signal, en criant d’une voix de tonnerre : « Laissez aller ! » Les trompettes sonnèrent au même instant ; les chevaliers baissant leurs lances, les mirent en arrêt et enfoncèrent les éperons dans les flancs de leurs coursiers : des deux côtés les premiers ranges fondirent l’un sur l’autre au grand galop, et, lorsqu’ils se rencontrèrent au milieu de l’arène, leur choc fut si terrible, qu’on l’entendit à un mille de distance.

Le résultat de ce premier engagement ne fut pas sur-le-champ connu des spectateurs, car les flots de poussière élevés par les pieds des chevaux obscurcirent l’air, et ce ne fut qu’au bout de quelques minutes que l’on put juger de l’effet de cette rencontre meurtrière. Aussitôt que l’on put apercevoir les combattants, on vit que de chaque côté la moitié des chevaliers avaient été désarçonnés, les uns vaincus par la dextérité de leurs adversaires, les autres par une force plus grande qui avait abattu en même temps le cheval et le cavalier ; quelques uns gisaient à terre comme dans une impossibilité absolue de se relever ; d’autres étaient déjà sur pied, et serraient de près ceux de leurs ennemis qui se trouvaient dans la même position ; deux ou trois avaient reçu de si graves blessures qu’ils étaient hors de combat, et, employant leurs écharpes pour les bander, ils s’épuisaient en douloureux efforts afin de s’éloigner de la mêlée. Les chevaliers non démontés, mais dont presque toutes les lances avaient été rompues par la violence du choc, avaient mis l’épée à la main ; ils poussaient leurs cris de guerre, et se portaient de rudes coups avec le même acharnement que si l’honneur et la vie de chacun eussent dépendu de l’issue du combat.

Le tumulte s’accrut bientôt, lorsque de chaque côté le second rang, qui formait la réserve, se précipita à son tour dans l’arène. Les compagnons de Brian de Bois-Guilbert criaient : « Ah ! Baucéan ! Baucéan[1] ! Pour le Temple ! pour le Temple ! » Le parti opposé répondait : « Desdichado ! Desdichado[2] ! » cri de guerre qu’il avait pris de la devise gravée sur le bouclier de son chef.

Les deux partis combattaient avec une inexprimable furie. Le succès était balancé, et la victoire flottait incertaine entre eux. Le cliquetis des armes et les cris des champions, se mêlant au son aigu des trompettes, étouffaient les gémissements de ceux qui succombaient et qui roulaient sous les pieds des chevaux. Les éclatantes armures des guerriers, alors couvertes de poussière et de sang, se brisaient sous les coups redoublés du glaive et de la hache d’armes. Les plumes blanches qui décoraient les casques voltigeaient au gré de la brise, comme des flocons de neige. Tout ce qu’il y avait de brillant et de gracieux dans le costume militaire s’était évanoui ; ce qui en restait n’excitait plus que la crainte ou la pitié.

Cependant tel est l’empire de l’habitude, que non seulement la foule obscure des spectateurs, qui aime naturellement les scènes sanglantes, mais que les dames elles-mêmes du haut des galeries regardaient la mêlée non pas sans éprouver, on le pense bien, une certaine émotion, mais sans qu’il leur vînt la moindre envie de détourner les yeux d’une lutte aussi terrible. En divers lieux de ces galeries on voyait, il est vrai, les joues de la beauté pâlir, et on l’entendait pousser un faible cri lorsqu’un amant, un frère ou un époux était jeté de son cheval sur la poussière ; mais, en général, les femmes encourageaient les combattants, soit en frappant des mains, soit même en s’écriant : « Brave lance ! bonne épée ! » si un trait de courage ou un coup vigoureux venait les étonner. Au singulier intérêt que prenait le beau sexe à ces joutes sanglantes, il est aisé de sentir que les hommes en témoignaient un bien plus vif encore. Cet intérêt se manifestait par de bruyantes acclamations chaque fois qu’un parti paraissait avoir l’avantage, et tous les yeux étaient fixés sur l’arène, comme si les spectateurs eux-mêmes eussent donné ou reçu les coups qu’ils se bornaient à contempler. Entre chaque pause on entendait la voix des hérauts qui s’écriaient[3] : « Courage ! courage, braves chevaliers ! l’homme meurt, mais la gloire vit ! Frappez ! la mort vaut mieux que la défaite ! Courage, braves chevaliers ! vous combattez sous les yeux de la beauté ! »

Au milieu des chances variées du combat, tous les regards s’efforçaient de découvrir les deux chefs de chaque troupe, qui s’élançant dans la mêlée, encourageaient leurs compagnons autant de la voix que par leur exemple. Tous deux multipliaient leurs prodiges de valeur ; et ni Brian de Bois-Guilbert ni le chevalier déshérité n’eussent rencontré dans les rangs du parti opposé un champion capable de se mesurer avec eux. Dévorés d’une haine mutuelle, ils se cherchaient réciproquement pour en venir à un combat singulier, certains que la chute de l’un des chefs serait le gage de la victoire pour le parti opposé. Mais telles étaient la foule et la confusion, que pendant long-temps leurs efforts pour se joindre restèrent sans effet ; sans cesse ils étaient séparés par la bouillante audace des autres chevaliers, qui tous brûlaient de se distinguer en mesurant leurs forces contre le chef de leurs adversaires.

Mais lorsque le champ de bataille eut commencé à s’éclaircir ; lorsque les uns, repoussés aux extrémités de la lice, eurent été forcés de s’avouer vaincus, et que les autres, couverts de larges blessures, se virent dans l’impuissance de continuer le combat, le templier et le chevalier déshérité se joignirent enfin, et fondirent l’un sur l’autre avec toute la fureur qu’une mortelle animosité, unie à la rivalité de la gloire, était capable de leur inspirer. Telle fut leur adresse dans l’attaque et la défense, que les spectateurs poussèrent d’unanimes et spontanées acclamations pour témoigner leur ravissement et leur admiration.

Mais dans ce moment le parti du chevalier déshérité eut le dessous : le bras gigantesque de Front-de-Bœuf d’un côté, et la force prodigieuse d’Athelstane de l’autre, frappaient et dispersaient tous ceux qui s’offraient à leurs coups. Se voyant délivrés de leurs adversaires immédiats, il paraît que l’idée leur vint à tous deux au même instant d’assurer la victoire à leur parti en s’unissant au templier pour combattre son ennemi. Ils donnèrent donc de l’éperon à leurs coursiers, et s’élancèrent en même temps pour l’attaquer, le Normand d’un côté, et le Saxon de l’autre. Il eût été entièrement impossible que le chevalier déshérité soutînt une lutte aussi inattendue qu’inégale, s’il n’eût été sur-le-champ averti du danger qui le menaçait par un cri que les assistants, qui lui portaient un intérêt marqué, poussèrent comme à l’envi : « Garde à vous ! gare ! chevalier déshérité… » Il vit aussitôt le péril, et déchargeant un coup terrible au templier, il fit au même instant reculer son cheval, pour éviter le double choc d’Athelstane et de Front-de-Bœuf, qui passèrent des deux côtés opposés, entre l’objet de leur attaque et le templier, pouvant à peine retenir leurs chevaux : s’en étant enfin rendus maîtres, ils revinrent sur l’ennemi, et tous trois unirent leurs efforts pour faire vider les arçons au chevalier déshérité. Rien n’aurait pu le sauver de ce triple choc, sans la force remarquable et l’étonnante agilité de son noble coursier, prix de la victoire de la veille.

Ce coursier lui rendit un signalé service en le faisant profiter de la position défavorable de ses adversaires. Le cheval de Bois-Guilbert était blessé ; ceux de Front-de-Bœuf et d’Athelstane pliaient sous le poids de leurs maîtres et des lourdes armures dont ils étaient couverts, et en outre l’un d’eux avait déjà combattu la veille. Le chevalier déshérité sut profiter de ces divers avantages : il fit manœuvrer son coursier de manière à tenir pendant quelques instants ses trois adversaires en respect, les écartant tour à tour avec la pointe de son épée en tournant sur lui-même avec l’agilité d’un faucon, ou se précipitant tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre, en leur déchargeant de vigoureux coups d’estoc et de taille, sans jamais leur laisser le temps de se reconnaître et de frapper à propos.

Mais, quoique la lice retentît des applaudissements prodigués à l’habileté et au courage du chevalier inconnu, il était évident qu’il finirait par succomber ; et les seigneurs qui entouraient le prince Jean le conjurèrent d’une voix unanime de jeter dans l’enceinte son bâton de commandement, et d’épargner à un si brave chevalier l’humiliation d’être vaincu par le nombre. « Non, par la lumière du ciel ! répondit Jean ; ce même chevalier qui cache son nom et méprise l’hospitalité que nous lui avons offerte, a déjà remporté un prix ; il est juste que d’autres aient maintenant leur tour. » Comme il parlait ainsi, un incident imprévu vint changer la face du combat.

Dans la troupe commandée par le chevalier déshérité il se trouvait un champion couvert d’une armure noire, monté sur un cheval de même couleur ; il était d’une grande taille et paraissait d’une force extraordinaire. Ce chevalier, qui ne portait aucune espèce de devise sur son bouclier, n’avait semblé prendre jusqu’alors qu’un très faible intérêt au succès du combat, repoussant avec facilité ceux qui l’attaquaient, mais sans poursuivre ses avantages, ni provoquer personne ; en un mot, il agissait plutôt en spectateur qu’en acteur dans le tournoi, circonstance qui lui avait attiré le surnom Noir-Fainéant.

Tout-à-coup, lorsqu’il vit le chef de sa troupe pressé si vivement, il parut sortir de son apathie ; et piquant des deux, il s’élança comme l’éclair au secours du chevalier, en s’écriant d’une voix de tonnerre : « Desdichado, à la rescousse[4] ! » Il était temps ; car tandis que le chevalier déshérité serrait de près le templier, Front-de-Bœuf s’était approché de lui, et allait le frapper de son épée. Mais le chevalier Noir fond tout-à-coup sur lui, et Front-de-Bœuf roule avec son cheval sur la poussière. Le Noir-Fainéant se retourne alors sur Athelstane de Coningsburg ; et comme son épée s’était brisée sur l’armure de Front-de-Bœuf, il arrache des mains du lourd Saxon la hache d’armes que celui-ci brandissait, et lui en décharge sur la tête un coup si vigoureux, qu’Athelstane évanoui tombe de cheval et va mesurer la terre auprès de son compagnon. Après ce double exploit, auquel on applaudit d’autant plus qu’on y était moins préparé, le chevalier sembla reprendre son indolence accoutumée ; et retournant paisiblement à l’extrémité de l’arène, il laissa son chef se mesurer avec Brian de Bois-Guilbert. Cette lutte n’offrait plus la même difficulté qu’avant : le cheval du templier était grièvement blessé, et il succomba dès la première charge du chevalier déshérité. Brian de Bois-Guilbert roula sur la poussière, le pied embarrassé dans l’étrier, d’où il ne put se dégager. Son adversaire sauta incontinent à terre, et lui cria de se rendre ; mais le prince Jean, plus touché de la situation périlleuse du templier qu’il ne l’avait été de celle de son antagoniste, lui sauva la honte de s’avouer vaincu en jetant dans la lice son bâton de commandement, et en mettant ainsi fin au combat, qui d’ailleurs était sur le point de finir ; car du petit nombre de chevaliers qui restaient encore dans l’arène, la plupart, comme par un consentement tacite, avaient laissé leurs chefs achever la lutte et décider la victoire. Les écuyers qui avaient jugé difficile et dangereux d’approcher de leurs maîtres pendant l’action, accoururent alors dans l’arène pour soigner les blessés, qu’ils transportèrent dans les tentes ou au quartier disposé pour eux dans le village voisin.

C’est ainsi que se termina la mémorable passe d’armes d’Ashby-de-la-Zouche, un des plus fameux tournois de ce siècle ; car, si quatre chevaliers seulement, dont l’un fut tout-à-coup suffoqué par la chaleur de son armure, périrent sur la place, plus de trente furent grièvement blessés, desquels quatre ou cinq ne se rétablirent jamais. Plusieurs moururent à quelques jours de là, et ceux qui échappèrent conservèrent toute leur vie les marques des blessures qu’ils avaient reçues. Aussi ce tournoi est-il toujours mentionné dans les vieilles chroniques sous le nom de belle et noble passe d’armes d’Ashby.

Le moment était venu où le prince devait proclamer le vainqueur ; il décida que l’honneur de la journée restait à celui que la voix publique avait surnommé le Noir-Fainéant. On eut beau lui représenter que la victoire appartenait bien plutôt au chevalier déshérité, qui avait renversé six champions de sa propre main et fini par désarçonner le chef du parti contraire ; le prince ne voulut pas céder : il répondit que le chevalier déshérité et ses compagnons eussent perdu la victoire sans l’aide puissante du chevalier aux armes noires, auquel il persistait à décerner le prix.

À la grande surprise de tous les spectateurs, le chevalier ainsi préféré ne se présentait pas : il avait quitté l’arène immédiatement après la fin du combat et avait pris le chemin de la forêt avec la même lenteur et la même indifférence qui lui avaient valu le surnom de Noir-Fainéant. Après l’avoir vainement appelé deux fois au son des trompettes, après que les hérauts d’armes eurent fait la proclamation d’usage, il fallut bien, en son absence, désigner un autre chevalier pour recevoir les honneurs du triomphe, et le prince ne put refuser la palme au chevalier déshérité, qui fut proclamé vainqueur.

À travers une arène que le sang rendait glissante, couverte d’armes brisées et de chevaux morts ou blessés, les maréchaux du tournoi conduisirent de nouveau le vainqueur au pied du trône du prince Jean. « Chevalier déshérité, lui dit-il, puisque c’est l’unique titre que nous puissions vous donner, nous vous décernons pour la seconde fois les honneurs du tournoi, et déclarons que vous avez droit de réclamer et de recevoir des mains de la reine de la beauté et des amours la couronne que votre valeur vous a méritée. » Le chevalier s’inclina profondément et avec grâce, mais ne répondit rien.

Pendant que les trompettes sonnaient, que les hérauts d’armes criaient de toutes leurs forces : « Honneur aux braves ! Gloire aux vainqueurs ! » et que les dames agitaient leurs mouchoirs de soie et leurs voiles brodés ; enfin, tandis que les spectateurs de tous rangs poussaient de vives acclamations, les maréchaux conduisirent le chevalier déshérité au pied du trône de lady Rowena.

Ils firent mettre le chevalier à genoux sur la dernière marche de ce trône ; car, dans toutes ses actions, dans tous ses mouvements, depuis la fin du combat, il semblait agir plutôt d’après l’impulsion de ceux qui l’entouraient que par sa propre volonté, et on remarqua qu’il chancelait en traversant une seconde fois la lice. Rowena, descendant de son trône d’un pas gracieux et imposant, allait placer sur le casque du héros la couronne qu’elle tenait à la main, lorsque les maréchaux s’écrièrent d’une même voix : « Cela ne doit pas être ainsi ; il faut que sa tête soit découverte. « Le chevalier murmura faiblement quelques mots, qui se perdirent dans la cavité de son casque, et qui, sans doute, exprimaient le désir de rester couvert. Soit respect pour les règles du cérémonial, soit curiosité, les maréchaux ne firent nulle attention à son apparente répugnance ; ils coupèrent les lacets de son casque et le lui enlevèrent. On vit alors les traits d’un jeune homme de vingt-cinq ans, dont le front était couvert d’une courte chevelure, mais épaisse autant que belle : ses traits étaient brunis par le soleil ; il était pâle comme un mort, et on remarquait sur son visage deux ou trois taches de sang.

Lady Rowena ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’elle poussa un faible cri ; mais rappelant aussitôt l’énergie de son caractère, tandis que tout son corps tremblait de la violence d’une si soudaine émotion, elle posa sur la tête du vainqueur la superbe couronne qui était la récompense de sa valeur, en prononçant ces mots d’une voix claire et distincte : « Je te donne cette marque de triomphe, en témoignage de la valeur que tu as déployée dans ce tournoi. » Ici elle s’arrêta un moment, puis elle ajouta d’une voix ferme : « Jamais couronne de chevalerie ne ceignit un front plus digne de la porter. »

Le chevalier déshérité s’inclina d’un air modeste, et baisa avec respect la main gracieuse de la jeune souveraine qui venait de le couronner ; puis, se baissant davantage encore, il tomba à ses pieds accablé de fatigue et comme évanoui. La consternation fut générale. Cedric, qui avait été frappé d’une stupeur muette à la vue inattendue d’un fils qu’il avait banni de sa présence, s’élança aussitôt comme pour le séparer de Rowena ; mais il avait été devancé par les maréchaux du tournoi qui, devinant la cause de l’évanouissement d’Ivanhoe, s’étaient hâtés de le débarrasser de son armure ; et en effet ils s’aperçurent que la pointe d’une lance avait pénétré à travers sa cuirasse et lui avait fait une grave blessure au côté gauche.



  1. Le Bauséant, que par erreur Walter Scott écrit Beaucéan, était, dit-il, le nom de la bannière des templiers, laquelle était moitié noire, moitié blanche, pour ajouta-t-il, qu’ils étaient aussi bons et candides envers les chrétiens, que noirs c’est-à-dire terribles, envers les infidèles. Cette explication de l’emblème est exacte mais ici l’écrivain anglais confond, et prend un étendard pour l’autre. Les templiers en avaient deux : le Drapeau de guerre, ou Vexillum belli, et le Baucéan ou Baucennus. Celui-ci était blanc, chargé d’une croix gironnée de gueules ou rouge, formée de quatre triangles ; l’autre était blanc, chargé de quatre pals de sable ou noirs. a. m.
  2. Déshérité ! Déshérité ! devise du chevalier Ivanohe. a. m.
  3. Fight on, brave knights ! man dies, but glory lives ! Fight on ! death is bether than defeat ! Fight on, brave knights ! fort bright eyes behold your deeds ! a. m.
  4. Vieux mot de guerre français qui signifie délivrance. a. m.