Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 18

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 186-194).


CHAPITRE XVIII.


Partons ! notre voyage doit avoir lieu à travers le vallon et les broussailles, où le daim joyeux bondit près de sa mère timide ; où le chêne élevé, interceptant par ses rameaux les rayons du soleil, dessine une sorte de marqueterie en échiquier dans l’avenue tracée sur la verte pelouse. Levons-nous et partons, car ces sentiers sont agréables à fouler quand le soleil dans toute sa force est monté sur son trône ; ils sont moins riants et moins sûrs quand l’astre de Phœbé, de sa lueur douteuse, éclaire l’obscurité de la forêt.
La Forêt d’Ettrick.


Lorsque Cedric le Saxon vit son fils tomber sans connaissance dans l’arène à Ashby, son premier mouvement fut d’ordonner aux gens de sa suite de prendre soin de lui ; mais les paroles qu’il s’efforçait en vain de prononcer expirèrent sur ses lèvres : il ne pouvait prendre sur lui de reconnaître, en présence d’une si nombreuse assemblée, le fils qu’il avait banni et déshérité. Cependant il commanda à Oswald de ne pas perdre Ivanhoe de vue, et de prendre avec lui deux de ses serfs pour le transporter à Ashby dès que la foule se serait écoulée. Oswald fut devancé dans cette œuvre de miséricorde : la foule se dispersa en effet, mais il ne trouva plus le chevalier. Ce fut en vain que l’échanson de Cedric chercha partout son jeune maître : il suivit jusque dans sa tente les traces du sang qui coulait de ses blessures ; mais le jeune héros n’y était déjà plus, il semblait que des fées l’eussent emporté loin de ces lieux. Superstitieux comme l’étaient tous les Saxons, Oswald aurait peut-être expliqué par cette supposition la disparition d’Ivanhoe, s’il n’eût tout-à-coup aperçu un homme couvert d’une espèce de casaque d’écuyer, dans lequel il reconnut les traits de son camarade Gurth. Inquiet du sort de son maître et désolé de ne le point trouver, le gardeur de pourceaux le cherchait partout, oubliant, dans sa préoccupation d’esprit, de prendre les précautions qu’exigeait le soin de sa propre sûreté. Oswald crut de son devoir d’arrêter Gurth comme un déserteur sur le sort duquel son maître devait prononcer.

De nouvelles recherches sur ce qu’était devenu Ivanhoe ne purent rien apprendre à Oswald, sinon que le chevalier avait été placé par des valets bien vêtus dans la litière d’une dame qui se trouvait au nombre des spectateurs, et avait été immédiatement transporté hors de l’arène, ce qui le détermina à retourner auprès de Cedric pour prendre de nouveaux ordres, emmenant avec lui le gardeur de pourceaux, qu’il regardait comme un fugitif qui s’était soustrait à ses devoirs.

Cedric avait été dans les plus vives alarmes à l’égard de son fils jusqu’au retour de l’échanson, car la nature avait fini par l’emporter sur ce stoïcisme patriotique devant lequel elle avait cédé d’abord. Mais dès qu’il sut qu’Ivanhoe se trouvait entre des mains probablement amies, l’amour paternel fit de nouveau place à l’orgueil blessé et au ressentiment que lui causait la désobéissance de son fils. « Qu’il aille où il voudra, dit-il ; que ceux pour l’amour desquels il a couru tant de périls prennent soin de ses blessures ! Il est plus fait pour se signaler dans les tours de jongleurs de la chevalerie normande que pour soutenir l’honneur et la réputation de ses ancêtres saxons avec le glaive et la hache, anciennes et invincibles armes de son pays.

— Si pour soutenir la gloire de ses aïeux, » dit lady Rowena qui se trouvait présente, « il suffit d’être sage au conseil et brave au combat, d’être le plus courageux parmi les courageux, et le plus doux et le plus aimable entre les plus galants, je ne connais que la voix de son père qui puisse…

— Silence ! lady Rowena, ce sujet est le seul sur lequel je ne puisse vous entendre. Préparez-vous pour le banquet du prince. Nous ayons été invités avec une rare courtoisie, avec des égards tels que ces fiers Normands en ont rarement usé envers nous depuis la fatale journée d’Hastings. Je m’y trouverai, ne fut-ce que pour montrer à ces orgueilleux étrangers combien peu le destin d’un fils qui a vaincu leurs plus vaillants guerriers peut troubler le cœur d’un Saxon.

— Et moi je n’irai pas, dit-elle. Prenez garde que ce que vous prenez pour du courage et de la fermeté ne soit au fond que de la dureté de cœur.

— Restez donc, ingrate dame. C’est votre cœur qui est endurci, puisque vous sacrifiez les intérêts d’une nation opprimée à un frivole, je dirai même à un illégitime attachement. Pour moi, je me rendrai avec Athelstane au festin du prince Jean d’Anjou. »

Ils partirent en effet pour assister à ce banquet, des principaux événements duquel nous avons déjà rendu compte. Dès qu’ils furent sortis du château, les deux thanes, avec leur suite, montèrent à cheval, et ce fut pendant le tumulte occasioné par ce départ, que, pour la première fois, les yeux de Cedric tombèrent sur le fugitif gardeur de pourceaux. Le noble Saxon, comme nous l’avons vu, était revenu du banquet de très mauvaise humeur, et par conséquent disposé à saisir le premier prétexte pour donner un libre cours à sa colère. « Des fers ! s’écria-t-il, des fers ! qu’on le garrotte ! Oswald ! Hundibert ! misérables ! comment osez-vous laisser en liberté ce coquin de valet ! » Les compagnons de Gurth, n’osant hasarder la moindre remontrance en sa faveur, lui attachèrent les mains derrière le dos avec la première corde venue. Il se soumit sans murmurer à ce traitement rigoureux, seulement il jeta sur son maître un regard de reproche, en lui disant : « Cela vient de ce que j’aime votre sang plus que le mien.

— À cheval, et en avant ! s’écria Cedric.

— Il en est grandement temps, dit le noble Athelstane ; car, si nous ne hâtons le pas, l’arrière-souper[1] que nous a fait préparer le digne abbé de Waltheoff ne vaudra plus rien. »

Nos voyageurs firent pourtant assez de diligence pour atteindre le couvent de Saint-Withold avant qu’un tel malheur pût se réaliser. Issu d’une ancienne famille saxonne, l’abbé reçut ses deux compatriotes avec toute l’hospitalité que cette nation aimait à déployer. On resta à table fort avant dans la nuit, ou, pour mieux dire, jusqu’au point du jour, et l’on ne prit congé de l’abbé qu’après avoir partagé avec lui un somptueux déjeuner.

Au moment où la cavalcade sortait de la cour du monastère, il arriva un incident un peu alarmant pour les Saxons, qui, de tous les peuples de l’Europe, avaient dans les présages la foi la plus superstitieuse, et aux opinions desquels il faut attacher plusieurs usages singuliers dont parlent nos chroniques nationales. Les Normands, étant une race mêlée et plus avancée alors en civilisation, avaient perdu la plupart des préjugés importés de la Scandinavie par leurs ancêtres, et se piquaient de penser plus sainement sur de pareils sujets. Dans le cas dont nous parlons, l’appréhension de quelque malheur prochain fut inspirée par un prophète bien respectable sans doute : un gros chien noir et maigre, assis sur ses pattes de derrière, se mit à hurler d’une façon lamentable quand les premiers cavaliers franchirent la porte du couvent, et par ses aboiements répétés, pendant qu’il courait tantôt en avant tantôt en arrière de la cavalcade, parut témoigner un désir extrême de se joindre à la compagnie.

« Je n’aime pas cette musique, mon père, » dit à Cedric le noble Athelstane ; car il le nommait souvent ainsi, par respect pour son âge.

— Je ne l’aime pas non plus, notre oncle, lui dit Wamba ; je crains fort que nous n’ayons les musiciens à payer.

— À mon avis, » répliqua Athelstane, sur le cerveau duquel la bonne bière de l’abbé (car la bière de Burton était déjà en grande renommée) avait produit une impression favorable ; « à mon avis, nous ferions mieux de retourner sur nos pas, et de ne partir qu’après le dîner. C’est signe de malheur que de trouver sur son chemin, lorsque l’on est encore pour ainsi dire à jeun, un moine, un lièvre, ou un chien qui aboie.

— Allons ! » s’écria Cedric d’un ton d’impatience ; « à peine la journée nous suffira-t-elle pour arriver au terme de notre voyage ! Quant à ce chien, je le connais ; c’est celui de ce fripon de Gurth, et, comme son maître, un déserteur inutile. »

En parlant ainsi Cedric, irrité de ce retard, se dressa sur ses étriers et lança une javeline contre le pauvre Fangs ; car c’était Fangs qui, ayant suivi les traces de son maître, s’était égaré en le cherchant, et lui témoignait de cette manière sa joie de l’avoir retrouvé. La javeline blessa à l’épaule le fidèle animal et faillit le clouer en terre ; poussant des cris de douleur, il s’enfuit loin de la présence du thane courroucé. L’âme du gardeur de pourceaux était émue de colère ; car il fut plus sensible au meurtre projeté contre son chien qu’au mauvais traitement qu’il avait reçu lui-même. Ayant essayé vainement de porter la main à ses yeux, il dit à Wamba, qui, voyant la mauvaise humeur de son maître, s’était prudemment tenu à l’écart ; « Je t’en prie, rends-moi le service de m’essuyer les yeux avec le pan de ton manteau ; la poussière me fait pleurer, et ces liens dont je suis chargé ne me permettent pas de faire le moindre mouvement. »

Wamba fit ce qu’il désirait ; et ils marchèrent quelque temps côte à côte en silence. Enfin Gurth ne fut plus maître de son émotion. « Ami Wamba, dit-il, de tous ceux qui sont assez fous pour servir Cedric, tu as seul le talent de lui rendre ta folie agréable. Va donc le trouver, et dis-lui que, ni par affection ni par crainte, Gurth ne le servira davantage. Il peut me faire flageller, me charger de fers, me trancher la tête ; mais il n’est pas en son pouvoir de me forcer à l’aimer et à lui obéir. Va donc lui dire que Gurth, fils de Beowulph, ne veut plus le servir.

— Assurément, dit AVamba, tout fou que je suis, je ne remplirai pas cet imprudent message. Cedric a une autre javeline fixée à sa ceinture, et tu sais qu’il manque rarement son but.

— Peu m’importe, dit Gurth, il peut en faire un de moi. Hier il laissa son fils Wilfrid, mon jeune maître, baigné dans son sang ; aujourd’hui il a voulu tuer en ma présence la seule créature qui m’ait jamais montré de l’attachement. Par saint Edmond, saint Dunstan, saint Withold, saint Édouard-le-Confesseur, et tous les autres saints du calendrier saxon (car Cedric ne jurait jamais par aucun saint qui ne fût d’origine saxonne, et tous ses gens l’imitaient en cela), je ne lui pardonnerai jamais !

— Cependant, à ce que je crois, « dit le bouffon, qui jouait fréquemment le rôle de conciliateur, « notre maître n’avait pas le projet de faire du mal à Fangs, il ne voulait que l’effrayer ; car, si tu l’as remarqué, il s’est dressé sur ses étriers comme pour faire passer sa javeline par dessus le chien, et son intention eût réussi sans un malheureux bond que l’animal a fait au même moment. Il n’a donc reçu qu’une égratignure qu’il me sera facile de guérir avec un emplâtre de poix de la largeur d’un penny[2].

— Si cela était vrai ! dit Gurth, si je pouvais le croire ! Mais non, j’ai vu partir la javeline, et elle était bien dirigée ; je l’ai entendue siffler en l’air avec toute la méchanceté, toute la rage de celui qui l’avait lancée, et après avoir été violemment fixée au sol, elle frémissait encore, comme si elle eût regretté d’avoir manqué son but. Par le pourceau chéri de saint Antoine, je ne veux plus le servir ! »

Après ces paroles, Gurth se renferma dans un silence morne et tellement profond, que toutes les facéties du jovial Wamba ne purent le lui faire rompre de long-temps.

Cedric et Athelstane, qui marchaient à la tête de la troupe, s’entretenaient de la situation du pays, des dissensions élevées dans la famille royale, des querelles féodales de la noblesse normande, et de la chance qui s’offrait aux Saxons opprimés de secouer le joug de l’étranger, ou du moins de profiter de ces convulsions intestines pour se rendre redoutables aux vainqueurs, sujet pour lequel Cedric était tout enthousiasme. Le rétablissement des franchises de sa race était en effet devenu l’utopie chérie de son cœur, et il y eût sans peine sacrifié son bonheur domestique et les intérêts de son fils. Mais pour opérer cette révolution en faveur des Anglais indigènes, il fallait qu’il régnât entre eux un parfait accord, et qu’ils agissent de concert sous un chef reconnu. La nécessité de prendre ce chef parmi les Saxons du sang royal était non seulement évidente, mais elle était une condition formelle de ceux à qui Cedric avait confié ses secrets desseins et ses plus chères espérances. À défaut d’autres avantages, Athelstane avait au moins ce titre, et quoiqu’il possédât peu des talents nécessaires à un chef de parti, il avait un extérieur imposant, un certain degré de bravoure, l’habitude des exercices militaires, et, de plus, il paraissait disposé à déférer aux avis de conseillers plus expérimentés que lui. Enfin, il était connu pour libéral, hospitalier, et doué d’un bon naturel. Cependant, quels que fussent les droits d’Athelstane à se présenter comme le chef de la confédération saxonne, le plus grand nombre penchaient pour lady Rowena, qui descendait en ligne directe d’Alfred-le-Grand, et dont le père avait été un guerrier renommé par sa prudence, son courage, sa générosité. La mémoire de ce chef était toujours chère à ses compatriotes opprimés.

Il n’eût pas été difficile à Cedric, s’il l’eût voulu, de se mettre à la tête d’un troisième parti, qui aurait été non moins redoutable que les autres. S’il n’était pas du sang royal, il avait du courage, de l’activité, de l’énergie, et par dessus tout, ce dévoûment sans bornes à la cause nationale, qui lui avait valu le surnom de Saxon ; et sa naissance ne le cédait qu’à celle d’Athelstane et de lady Rowena. Mais à ces nobles qualités il joignait un grand désintéressement ; et au lieu de chercher à diviser encore sa nation affaiblie, en créant une faction à son profit, son plan favori était de fondre ensemble les deux autres partis en unissant Athelstane et lady Rowena. L’attachement mutuel de celle-ci et de son fils Ivanhoe mettait obstacle à cette union, et telle était la cause pour laquelle il avait banni Wilfrid de la maison paternelle.

Cedric avait pris cette mesure rigoureuse dans l’espoir que l’absence de son fils ferait oublier à lady Rowena la prédilection qu’elle avait pour lui. Mais il se trompa dans son calcul, désappointement que du reste on aurait pu attribuer en partie à la manière dont il avait élevé sa pupille. Cedric, pour qui le nom d’Alfred était comme celui d’une divinité, avait entouré l’unique rejeton de ce grand roi de tous les égards qu’on aurait à peine accordé à une princesse reconnue. La volonté de lady Rowena avait presque toujours été une loi dans la maison de Cedric ; et lui-même, comme s’il eût voulu donner le premier l’exemple de l’obéissance la plus entière à ce rejeton d’une tige royale, se faisait gloire publiquement de lui obéir comme le premier de ses sujets. Accoutumée ainsi à l’exercice non seulement d’une volonté libre, mais d’une autorité presque despotique, lady Rowena était peu disposée à céder aux tentatives qui auraient pour but de contrôler ses affections et de la contraindre à une alliance opposée à son inclination ; elle était au contraire très portée à défendre son indépendance en un point sur lequel la plupart des personnes de son sexe qui ont été habituées à l’obéissance et à la soumission apportent souvent de la résistance à l’autorité de leurs parents ou de leurs tuteurs. Tout ce qu’elle sentait vivement, elle l’exprimait sans gêne et avec franchise ; et Cedric, ne pouvant renoncer à son ancienne déférence pour les opinions invariables de sa pupille, ne savait trop comment s’y prendre pour faire prévaloir les droits d’un tuteur.

Ce fut en vain qu’il essaya d’éblouir sa pupille par la perspective d’un trône imaginaire. Douée d’un jugement sain, elle regardait le projet de Cedric comme d’une exécution non seulement impossible, mais encore très peu désirable. Du moins en ce qui la concernait personnellement, il n’aurait pu réussir. Sans chercher à dissimuler la préférence ouverte qu’elle accordait à Wilfrid d’Ivanhoe, elle déclara que, quand même ce chevalier favorisé cesserait d’exister, elle se réfugierait dans un couvent, plutôt que de partager un trône avec Athelstane, qu’elle avait toujours méprisé, et que maintenant elle commençait à détester à cause des chagrins et des ennuis qu’on lui suscitait à son sujet.

Néanmoins Cedric, dont l’opinion sur la constance des femmes était loin de leur être favorable, persistait à user de toute son influence pour faire réussir le mariage projeté, qui, d’après ses idées, devait servir si efficacement la cause des Saxons. La soudaine et romanesque apparition de son fils lui avait paru avec raison porter un coup mortel à ses chères espérances. L’amour paternel, il est vrai, avait un instant remporté la victoire sur son orgueil outré et son ardent patriotisme ; mais ces deux sentiments avaient repris tout leur empire, et Cedric était déterminé à tenter un dernier effort pour l’union de sa pupille et d’Athelstane, et à prendre ensuite les mesures propres à hâter l’affranchissement de sa patrie.

C’était de ce dernier sujet qu’il s’entretenait en ce moment avec son compagnon de route, non sans avoir de temps en temps raison de se plaindre, comme Hotspur[3], de rencontrer un homme si faible pour l’exécution d’un projet si glorieux ; c’était, pour ainsi dire, présenter une jatte de lait écrémé à un palais délicat et sensuel. Il est vrai qu’Athelstane avait une bonne dose de vanité, que ses oreilles étaient agréablement chatouillées par un discours qui lui rappelait sa haute origine et son droit héréditaire aux hommages et à la souveraineté ; mais son amour-propre se trouvait satisfait par le salut de main[4] de ses vassaux et des Saxons qui l’approchaient. Il savait au besoin braver le danger, mais il redoutait l’embarras d’aller le chercher ; et si, d’un côté, il tombait d’accord avec Cedric sur les droits qu’avaient les Saxons à recouvrer leur indépendance, de l’autre il n’était pas moins convaincu de la validité de ses droits à occuper le trône lorsque cette indépendance aurait été conquise. Mais quand le Saxon lui parlait de la nécessité de faire valoir ses légitimes prétentions, il redevenait Athelstan-l’Indolent, se montrait irrésolu, temporiseur, peu disposé à rien entreprendre ; et les énergiques exhortations de Cedric n’avaient pas plus d’effet sur son âme impassible que des boulets rouges qui en tombant dans l’eau y produisent un frémissement et un dégagement de vapeur, puis aussitôt se refroidissent.

Si, après s’être épuisé en vains efforts de ce côté, tel qu’un cavalier qui serrerait de l’éperon une haridelle épuisée de fatigue, ou un forgeron qui battrait un fer froid, Cedric passait à sa pupille, il n’en tirait guère plus de satisfaction. En effet, comme sa présence interrompait l’entretien de lady Rowena et de sa suivante favorite, entretien qui roulait sur la valeur et sur le destin de Wilfrid, Elgitha ne manquait pas de venger tout à la fois elle et sa maîtresse, en rappelant la manière dont le noble Athelstane avait été désarçonné dans la lice, sujet le plus désagréable qui pût résonner à l’oreille de Cedric. Pendant le voyage, le Saxon n’éprouva donc que contrariétés qui augmentèrent encore sa mauvaise humeur habituelle ; et plus d’une fois il maudit intérieurement le tournoi, ceux qui en avaient conçu l’idée, et sa propre folie qui l’y avait conduit.

Vers midi, sur la proposition d’Athelstane, les voyageurs s’arrêtèrent près d’une fontaine, sur la lisière d’un bois, pour faire reposer leurs chevaux et se restaurer eux-mêmes avec les provisions dont le généreux abbé de Saint-Withold avait pour eux chargé une mule. Cette halte, qui fut un peu longue et suivie de plusieurs autres, ne laissant plus aux voyageurs l’espérance d’arriver à Rotherwood avant la nuit, ils furent obligés de hâter davantage le pas de leurs montures.



  1. L’expression anglaise arriere-supper, arrière-souper, était un repas de nuit ; elle signifie une collation que l’on servait à une heure avancée et après le souper ordinaire. a. m.
  2. Monnaie de cuivre britannique, de la valeur de dix centimes. a. m.
  3. Hotspur, mot qui veut dire éperon chaud, est un des personnages dramatiques de Shakspeare ; c’était le fils du duc de Northumberland. a. m.
  4. On sait que les Anglais n’ôtent point leur chapeau pour saluer, mais ils se font réciproquement un geste de la main droite en avant. a. m.