Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 44

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 476-487).


CHAPITRE XLIV et dernier.


Cela finit donc comme un conte de vieille femme.
Webster.


Quand le premier moment de surprise fut passé, Ivanhoe demanda au grand-maître, comme juge du champ-clos, s’il avait combattu avec courtoisie et loyauté.

« Oui, répondit Beaumanoir ; je déclare la jeune fille innocente et libre. Les armes et le corps du chevalier vaincu appartiennent au vainqueur.

— Je ne veux ni prendre ses dépouilles, ni livrer ses restes à l’infamie, répondit Wilfrid ; il a combattu pour la chrétienté : c’est le bras de Dieu et non une main terrestre qui aujourd’hui lui a fait mordre la poussière. Seulement, que ses obsèques ne soient que celles d’un homme qui est mort pour une querelle injuste. Quant à cette jeune fille… »

Il fut interrompu par le bruit d’une troupe nombreuse de cavaliers, tous armés de pied en cap, qui accouraient de toute la vitesse de leurs chevaux ; ils entrèrent dans la lice, et à leur tête Ivanhoe reconnut le roi Richard.

« J’arrive trop tard, » dit le roi, en promenant ses regards autour de lui : « c’était à moi qu’il appartenait de punir ce Bois-Guilbert. Tu as eu tort, Ivanhoe, d’entreprendre une telle aventure, toi qui peux à peine te tenir sur les étriers.

— Le ciel, ô mon prince ! répliqua Ivanhoe, a frappé cet homme superbe : il eut été trop honoré de mourir de votre main.

— Que la paix soit avec lui ! » dit Richard en regardant le corps gisant sur le sable ; « c’était un vaillant chevalier, et il est mort revêtu de son armure. Mais le temps presse : Bohun, fais ton devoir ! »

Un des chevaliers qui composaient la suite du roi s’avança, et, mettant la main sur l’épaule de Malvoisin : « Albert de Malvoisin, lui dit-il, je t’arrête comme prévenu de haute trahison. »

Jusqu’alors le grand-maître était resté immobile d’étonnement à l’aspect de cette troupe de guerriers ; enfin il revint à lui, et recouvra la parole.

« Qui donc, s’écria-t-il, a l’audace de porter la main sur un chevalier du temple de Sion, dans l’enceinte même de sa propre commanderie, et en présence du grand-maître ? De quelle autorité se permet-on un pareil outrage ?

— C’est moi, répliqua le chevalier ; moi Henri Bohun, comte d’Essex, grand connétable d’Angleterre.

— Et il arrête Malvoisin, » dit le roi en levant sa visière, « par l’ordre de Richard Plantagenet ici présent… Conrad Montfichet, il est heureux pour toi que tu ne sois pas né mon sujet… Quant à toi, Malvoisin, attends-toi de mourir avec ton frère Philippe avant que le monde soit plus vieux d’une semaine.

— Je résisterai à cette sentence, dit le grand-maître.

— Orgueilleux templier, répondit le roi, tu ne le peux ; lève les yeux, et vois l’étendard royal flotter sur les tours de Templestowe au lieu de la bannière de ton ordre. Sois prudent, Beaumanoir ; ne fais point une vaine résistance. Ta main est dans la gueule du lion.

— J’en appellerai à Rome contre cette usurpation des immunités et des privilèges de notre ordre.

— Soit ; mais, pour l’amour de toi-même, je te conseille de ne plus parler d’usurpation. Dissous ton chapitre, pars avec tes compagnons, et cherche quelque commanderie, s’il est possible d’en trouver une qui ne soit pas un repaire de traîtres et de conspirateurs contre le roi d’Angleterre : à moins que tu ne préfères rester pour jouir de notre hospitalité et admirer notre justice !

— N’être plus considéré que comme un hôte dans une maison où j’ai le droit de commander, répliqua Beaumanoir, jamais ! Chapelains, entonnez le psaume : Quare fremuerunt gentes.…. Chevaliers, écuyers, milice du saint Temple, tenez-vous prêts à suivre la bannière de Beaucéan ! »

Le grand-maître prononça ces paroles avec autant de dignité qu’en eût mis le roi d’Angleterre lui-même, ce qui releva le courage de ses compagnons étonnés et stupéfaits. Ils se pressèrent autour de lui comme des moutons autour du chien qui les garde, lorsqu’ils entendent hurler un loup ; mais ils étaient loin d’en avoir la timidité : leurs sourcils froncés marquaient l’indignation, et, à défaut de leur bouche, leurs yeux lançaient la menace : ils sortirent tous ensemble de la lice et formèrent une ligne menaçante et hérissée de lances. Les manteaux blancs des chevaliers s’y faisaient distinguer comme la frange colorée et brillante d’un nuage obscur, au milieu des vêtements de couleur sombre que portaient leurs subordonnés. La foule, qui avait poussé des clameurs de réprobation, devint calme et silencieuse à l’aspect de ce corps aussi formidable qu’imposant, et se retira à une certaine distance en arrière.

Dès que le comte d’Essex vit les templiers former leur épaisse phalange, et prendre une attitude hostile, il donna de l’éperon à son cheval, et courut à toute bride se mettre à la tête de sa troupe pour faire face au danger. Mais Richard, comme s’il eut éprouvé un certain plaisir à les braver, s’avança seul, et leur cria à voix haute : « Sires chevaliers, parmi tant de braves gens que vous ne s’en trouve-t-il pas un qui veuille rompre une lance avec Richard ? Soldats du saint Temple, vos dames ont le teint bien halé, s’il n’en est point une seule qui soit digne que l’on rompe une lance en son honneur !

— Les chevaliers du Temple, » dit le grand-maître poussant son cheval en avant, « ne combattent point pour une cause si futile et si profane, et Richard d’Angleterre n’en trouvera pas un qui, en ma présence, croisera sa lance avec la sienne. Le pape et les princes de l’Europe seront juges de notre querelle, c’est à eux seuls que nous nous en remettrons pour savoir si un prince chrétien devait agir comme tu viens de le faire. Ne nous attaque point, et nous nous retirerons sans attaquer ni toi ni les tiens. Nous abandonnons à ton honneur le soin des armes et des biens appartenant à notre ordre, que nous laissons ici, et nous chargeons ta conscience de l’injure scandaleuse dont tu viens de donner le spectacle à la chrétienté. »

À ces mots, et sans attendre de réponse, le grand-maître donna le signal du départ. Les trompettes sonnèrent une marche orientale, d’un caractère sauvage, qu’avaient adoptée les templiers. Rompant alors leur ligne de bataille, ils se formèrent en colonne, et partirent au petit pas, tenant toujours leurs rangs serrés comme pour montrer qu’ils se retiraient pour obéir aux ordres de leur grand-maître, et non par un sentiment de crainte. « Par la lumière du front de Notre-Dame ! dit Richard, il est dommage que ces templiers ne soient pas aussi fidèles qu’ils sont vaillants et disciplinés. » La foule, semblable à un roquet timide qui attend pour aboyer que l’objet de sa frayeur ait disparu, poursuivit de ses clameurs les templiers lorsqu’elle les vit s’éloigner.

Durant le tumulte qui accompagna leur retraite, Rébecca ne vit et n’entendit rien : elle se trouvait dans les bras de son vieux père, interdite, presque privée de ses sens, et ne pouvant croire encore au changement inespéré qui venait d’avoir lieu ; mais un mot d’Isaac la rappela bientôt à elle.

« Allons, ma chère fille, lui dit-il, trésor que je viens de recouvrer, allons nous jeter aux pieds de ce bon jeune homme.

— Non, répondit Rébecca, non ! non ! je n’oserais lui parler en ce moment. Hélas ! je lui dirais peut-être plus que… Non, mon père, fuyons sur l’heure de ce lieu funeste.

— Quoi ! ma fille, quitter si brusquement celui qui, la lance à la main et le bouclier au bras, sans prendre nul souci de sa vie, a couru avec tant d’ardeur pour te délivrer, toi, la fille d’un peuple étranger ! C’est un service qui t’impose une reconnaissance éternelle.

— Sans doute, mon père, j’ai pour lui… une reconnaissance éternelle sans bornes ; oui, sans bornes !… il recevra mes remercîments… de bien sincères remercîments… mais pas à présent, mon père… Au nom de ma mère, au nom de ta bien-aimée Rachel, rends-toi à ma prière… pas à présent !

— Mais, » dit Isaac en insistant, « on dira que nous sommes moins reconnaissants que des chiens.

— Ne voyez-vous donc pas, mon bien-aimé père, qu’il est à cette heure avec le roi Richard ; et que….

— Cela est vrai, ma fille, ma bonne et prudente Rébecca. Partons, oui, partons à l’instant… Le roi a besoin d’argent, car il arrive de Palestine, on dit même qu’il sort de prison ; et il ne manquera pas de prétextes pour m’en arracher, ne fût-ce que le petit emprunt que son frère Jean m’a chargé de négocier. Partons, ma fille, partons. »

Et, à son tour, pressant sa fille de se retirer, il partit avec elle. Il la conduisit dans la maison du rabbin Nathan-Ben-Samuel, comme ils en étaient convenus ensemble.

Quoique le sort de la belle juive eût été le premier et le principal intérêt de cette journée, à peine la foule s’aperçut-elle de son départ. Tous les yeux étaient tournés vers le chevalier Noir, et le cri de « Vive Richard Cœur-de-Lion ! Mort aux templiers usurpateurs ! » était dans toutes les bouches.

« Malgré toute cette apparence de loyauté, » dit Ivanhoe au comte d’Essex, « le roi a pris une précaution fort sage en te gardant auprès de lui et en se faisant suivre de tes fidèles compagnons. »

Le comte sourit et secoua la tête. « Brave Ivanhoe, toi qui connais si bien notre maître, dit-il, peux-tu penser que ce soit lui qui ait pris cette précaution ? Je marchais sur York, ayant eu connaissance que le prince Jean y avait rassemblé le gros de ses partisans, lorsque je rencontrai le roi, qui, de même qu’un véritable chevalier errant, arrivait au galop pour terminer l’aventure du templier et de la juive par la seule force de son bras. Je l’accompagnai avec ma troupe, bien qu’il s’y opposât.

— Et que se passe-t-il à York, comte ? Les rebelles nous y attendent-ils ?

— Pas plus que la neige de décembre n’attend le soleil de juillet ; ils se sont dispersés : et qui pensez-vous qui nous apporta cette nouvelle ?… Ce fut Jean lui-même.

— Le traître ! l’ingrat ! l’insolent ! Richard l’a-t-il fait arrêter ?

— Il l’a reçu comme s’il l’eût rencontré à la suite d’une partie de chasse ; mais remarquant les regards d’indignation que nous jetions sur le prince : « Tu vois, mon frère, lui dit-il, que mes amis sont exaspérés : tu feras bien de te rendre auprès de notre mère. Porte-lui les témoignages de ma respectueuse affection, et reste auprès d’elle jusqu’à ce que les esprits soient un peu plus calmes. «

— Et c’est là tout ce qu’il lui a dit ? Il semble, en vérité, qu’il appelle la trahison par son excessive clémence !

— Oui, sans doute ; comme celui-là appelle la mort, qui se présente au combat avant que ses blessures soient guéries.

— La réplique est flatteuse ; cependant, comte, vous oubliez que je ne hasardais que ma vie, au lieu que Richard compromettait le bien-être de ses sujets.

— Ceux qui se montrent aussi insouciants à l’égard de leurs propres intérêts, font rarement attention à ceux des autres. Mais hâtons-nous de nous rendre au château, car Richard se propose de punir quelques uns des agents subalternes de la conspiration, quoiqu’il ait pardonné à celui qui en était le chef. »

D’après les procédures qui eurent lieu à cette occasion, et qui sont rapportées tout au long dans le manuscrit de Wardour, il paraît que Maurice de Bracy passa la mer, et entra au service de Philippe de France. Quant à Philippe de Malvoisin et à son frère Albert, ils furent mis à mort, tandis que Waldemar Fitzurse, qui avait été l’âme de la conspiration, n’encourut d’autre peine que celle du bannissement, et que le prince Jean, en faveur de qui elle avait été organisée, ne reçut même pas de reproches de la part de son frère. Au reste, personne ne plaignit les deux Malvoisin, qui subirent une mort qu’ils n’avaient que trop justement méritée par plusieurs actes de fausseté, de cruauté et d’oppression.

Peu de temps après le combat judiciaire, Cedric le Saxon fut mandé à la cour de Richard, qui la tenait alors à York, dans la vue de rétablir l’ordre dans le sein des comtés où il avait été troublé par l’ambition de son frère. Cedric entra en fureur à la réception de ce message ; néanmoins il obéit. Dans le fait, le retour de Richard avait détruit les espérances qu’il nourrissait depuis si longtemps de rétablir la dynastie saxonne sur le trône d’Angleterre. En effet, quelques forces que lui et ses amis eussent pu mettre sur pied afin de profiter d’une guerre civile, il était évident qu’il n’y avait pour eux aucun succès à espérer dans un moment où la couronne ne pouvait être disputée à Richard, qui jouissait de la plus grande popularité, tant à cause de ses qualités personnelles qu’à cause de ses exploits, quoiqu’il tînt les rênes du gouvernement avec une insouciance et une légèreté qui se rapprochaient tantôt d’un excès d’indulgence, tantôt d’un odieux despotisme.

D’ailleurs il n’avait pu échapper à Cedric, quelque déplaisir qu’il en ressentît en lui-même, que son projet de réunir par un lien commun tous les Saxons en mariant lady Rowena à Athelstane était devenu impossible, lorsque aucune des deux parties intéressées ne consentait à ce mariage. C’était là un événement que, dans son zèle ardent pour la cause saxonne, il n’avait ni prévu ni pu prévoir ; et lors même que sa pupille et son ami se furent prononcés d’une manière aussi claire, et pour ainsi dire aussi publique, il pouvait à peine encore se figurer que deux descendants des anciens rois saxons se refusassent à sacrifier leurs sentiments personnels pour contracter une union aussi nécessaire au bien général de la nation. Cependant le fait n’en était pas moins certain. Si lady Rowena avait toujours témoigné une sorte d’aversion pour Athelstane, celui-ci, à son tour, ne s’était pas expliqué moins positivement en déclarant qu’il renonçait entièrement à la main de lady Rowena. L’obstination naturelle de Cedric dut céder devant de pareils obstacles, et il reconnut l’impossibilité de prendre par la main pour les conduire à l’autel deux êtres qui ne s’y laisseraient traîner par lui qu’avec la plus grande répugnance. Néanmoins il voulut faire une dernière tentative auprès d’Athelstane ; mais il trouva ce rejeton ressuscité de la dynastie saxonne occupé, comme le sont de nos jours certains gentilshommes campagnards, à soutenir une guerre furieuse et opiniâtre contre le clergé.

Il paraît qu’après toutes ses menaces contre l’abbaye de Saint-Edmond, l’esprit de vengeance d’Athelstane, cédant partie à son indolence naturelle, partie aux prières de sa mère Édith, attachée comme beaucoup d’autres dames de cette époque à l’ordre du clergé, s’était borné à faire enfermer l’abbé et ses moines dans le château de Coningsburgh, où il les tint à une diète rigoureuse pendant trois jours. L’abbé, qu’une telle atrocité avait mis en fureur, le menaça d’excommunication, et dressa une liste effrayante des souffrances d’entrailles ou d’estomac qu’il avait endurées, lui et ses moines, par suite de l’emprisonnement tyrannique et injuste qu’ils avaient subi. Athelstane était si préoccupé des moyens de résister à cette persécution monacale, que Cedric reconnut qu’il n’y avait plus de place dans sa tête pour aucune autre idée. Lorsqu’il prononça le nom de lady Rowena, son ami le pria de boire avec lui à la santé de la belle Saxonne et à celle de son futur époux, c’est-à-dire Wilfrid d’Ivanhoe. C’était donc un cas désespéré, il n’y avait plus rien à faire d’Athelstane ; ou, pour parler comme Wamba, en employant une phrase saxonne qui est arrivée jusqu’à nous, « c’était un coq qui ne voulait pas se battre. »

Il ne restait plus que deux obstacles à vaincre pour obtenir de Cedric qu’il se rendît aux vœux des deux amants, c’est-à-dire son obstination, et son inimitié contre la race normande. La première cédait par degrés aux caresses de sa pupille, et à un certain sentiment d’orgueil que lui causait la brillante renommée de son fils : d’ailleurs, il n’était pas insensible à l’honneur qu’il retirerait d’une alliance avec le sang d’Alfred, lorsque le dernier descendant d’Édouard-le-Confesseur renonçait pour jamais à la couronne. L’aversion de Cedric contre la dynastie des rois normands diminuait aussi, d’abord parce qu’il reconnaissait l’impossibilité d’en délivrer l’Angleterre, sentiment qui manque rarement d’inspirer de la loyauté aux sujets ; ensuite par les égards personnels que lui témoignait le roi Richard, qui, s’il faut en croire le manuscrit de Wardour, flatta si bien l’humeur sauvage de Cedric, qu’avant que celui-ci eût passé une semaine à sa cour, il donna son consentement au mariage de sa pupille avec son fils.

L’union de notre héros, ainsi approuvée par son père, fut célébrée dans le plus auguste des temples, la noble cathédrale d’York. Le roi lui-même y assista, et la bienveillance qu’il témoigna en cette occasion, ainsi que dans plusieurs autres, à ses sujets saxons, jusqu’alors opprimés, leur donna plus d’espoir d’être traités moins sévèrement et de voir leurs droits enfin respectés sans être de nouveau exposés aux chances d’une guerre civile. L’Église romaine déploya toutes ses pompes pour cette grande et mémoirable solennité.

Gurth resta attaché en qualité d’écuyer à son jeune maître, qu’il avait servi avec tant de fidélité ; et le courageux Wamba, paré d’un nouveau bonnet de fou et d’une plus ample garniture de sonnettes d’argent, passa de même au service d’Ivanhoe, avec le consentement du père de ce dernier. Le gardeur de pourceaux et le jovial bouffon, ayant tous deux partagé les périls et l’adversité de Wilfrid, demeurèrent près de lui pour partager sa prospérité.

Outre cette faveur accordée aux gens de Cedric, on invita les Normands et les Saxons de haut parage à la célébration de ce brillant mariage ; et, depuis cette époque, les deux races se sont tellement mêlées et identifiées, qu’il ne serait plus possible de les distinguer. Cedric vécut assez long-temps pour voir cette fusion complètement opérée ; car, à mesure que les deux peuples eurent des rapports plus fréquents, plus intimes, et contractèrent des alliances de famille, les Normands se montrèrent moins orgueilleux et les Saxons devinrent plus civilisés. Ce ne fut néanmoins que cent ans après, c’est-à-dire sous le règne d’Édouard III, que la nouvelle langue qui est aujourd’hui la langue anglaise fut parlée à la cour, et que toute distinction hostile de Normand et de Saxon disparut entièrement.

Le surlendemain de cet heureux hyménée, lady Rowena fut informée par sa suivante Elgitha qu’une damoiselle demandait à être admise en sa présence, et désirait lui parler sans témoin. Rowena étonnée balança d’abord ; mais enfin, cédant à la curiosité, elle donna l’ordre d’introduire l’étrangère, et fit retirer tout son monde,

La jeune personne entra : sa figure était noble et imposante ; un long voile blanc la couvrait sans la cacher, et relevait l’élégance de sa parure, ainsi que la majesté de son maintien. Elle se présenta d’un air mêlé de respect et d’une assurance réservée, sans paraître chercher à gagner les bonnes grâces de celle devant qui elle se présentait. Lady Rowena, toujours disposée à accueillir les réclamations et à écouter les vœux des autres, se leva pour offrir un siège à la belle étrangère ; mais un coup d’œil que celle-ci jeta sur Elgitha, seule témoin de la conférence, lui fit voir qu’elle désirait lui parler en particulier. Sur un signe de sa maîtresse, la suivante sortit. Alors l’inconnue, à la grande surprise de lady Rowena, fléchit un genou devant elle, courba la tête, et malgré la résistance qu’elle lui opposait, saisit le bas de sa tunique et l’appuya sur ses lèvres.

« Que signifie cela, dit la belle Saxonne, et pourquoi me donnez-vous une marque de respect si extraordinaire ?

— Parce que c’est à vous, digne compagne d’Ivanhoe, » dit Rébecca en se relevant et reprenant la dignité naturelle de son maintien ; « parce que c’est à vous que je puis légitimement et sans avoir de reproches à me faire, offrir le tribut de reconnaissance que je dois à votre noble époux. Je suis… oubliez la hardiesse avec laquelle je suis venue vous présenter mes hommages… je suis la juive infortunée pour qui le nouveau compagnon de votre destinée a exposé sa vie en champ clos, à Templestowe.

— Damoiselle, repartit Rowena, Wilfrid, en ce jour mémorable, n’a fait que payer à demi la dette que vos soins charitables lui avaient fait contracter lorsqu’il était blessé et malheureux. Parlez, y a-t-il quelque chose en quoi lui et moi nous puissions vous servir ?

— Rien, répondit Rébecca avec calme, à moins qu’il ne vous plaise de lui transmettre mes adieux et l’expression de ma reconnaissance.

— Vous quittez donc l’Angleterre ? » dit Rowena revenue à peine de la surprise que lui avait causée cette visite inattendue.

« Oui, noble dame, avant que la lune change : mon père a un frère auprès du puissant Mohamed-Boabdil, roi de Grenade ; nous allons le retrouver, certains de vivre en paix et protégés, en payant le tribut que les musulmans exigent des Hébreux.

— Ne trouveriez-vous pas le même appui en Angleterre ? Mon époux jouit de la faveur du roi, et le roi lui même est juste et généreux.

— Je n’en doute point, noble dame ; mais le peuple en Angleterre est orgueilleux, querelleur, ami des troubles, et toujours prêt à s’armer du glaive pour le plonger dans le cœur de son voisin. Ce pays n’est pas un sûr asile pour les enfants d’Abraham : Éphraïm est une colombe timide ; Issachar, un serviteur trop accablé de travaux et de peines. Ce n’est point dans un pays déchiré par les factions intérieures, dans un pays où il est environné d’ennemis, qu’Israël peut espérer le repos, après avoir été errant et dispersé depuis tant de siècles.

— Mais vous, jeune fille, vous n’avez rien à craindre en restant au milieu de nous. Celle qui a sauvé les jours d’Ivanhoe n’a rien à redouter en Angleterre : Saxons et Normands se disputeront l’honneur de la protéger.

— Ce discours est flatteur, noble dame, et votre proposition plus flatteuse encore. Mais je ne puis l’accepter. Un abîme immense est ouvert entre nous ; notre éducation, notre foi, tout s’oppose à ce qu’il soit comblé. Adieu. Mais avant que je vous quitte, accordez-moi une grâce : levez ce voile, qui me dérobe vos traits dont la renommée parle avec tant d’éloges.

— Ils ne méritent pas d’arrêter les regards, dit Rowena ; mais, en vous demandant la même faveur, je me découvrirai devant vous. »

Elle souleva son voile, et, soit par timidité, soit par le sentiment intime de sa beauté, la jeune princesse rougit, et cette rougeur se manifesta à la fois sur ses joues, sur son front, sur son cou et sur son sein. Rébecca rougit aussi, mais sa rougeur ne dura qu’un instant ; et maîtrisée par de plus fortes émotions, cette sensation s’évanouit comme le nuage pourpré qui change de couleur quand le soleil descend sous l’horizon.

« Noble dame, dit-elle à lady Rowena, les traits que vous avez daigné me montrer resteront long-temps gravés dans ma mémoire. La douceur et la bonté y règnent ; et si une teinte de la fierté du monde ou de ses vanités s’y joint à une expression si aimable, comment pourrait-on se plaindre que ce qui est de terre conserve quelques traces de son origine ? Long-temps, oui longtemps je me rappellerai vos traits, et je bénis le ciel de laisser mon digne libérateur uni à… » Elle n’en put dire davantage, et ses yeux se remplirent de larmes qu’elle se hâta d’essuyer. Lady Rowena lui ayant demandé avec une touchante expression de bonté si elle se trouvait mal, elle lui répondit :

« Non, noble dame, mais mon cœur se gonfle lorsque je songe à Torquilstone et au champ clos de Templestowe, Adieu. Cependant il me reste une dernière prière à vous faire : acceptez cette cassette, et ne dédaignez pas de porter ce qu’elle contient. »

Elle lui présentait un petit coffre d’ivoire enrichi d’ornements, et lady Rowena, l’ayant ouvert aussitôt, y trouva un collier et des boucles d’oreilles en diamants qui étaient d’une valeur inexprimable.

« Il est impossible, » lui dit la jeune princesse en voulant le lui rendre, « que j’accepte un présent d’un si grand prix.

— Conservez-le, noble dame ; vous avez en partage le pouvoir, la grâce, le crédit, la force ; nous n’avons pour nous que la richesse, source de notre force et de notre faiblesse. La valeur de ces bagatelles, multipliée dix fois, n’aurait pas la même influence que le moindre de vos souhaits. Ce présent est donc de peu de valeur pour vous, et il en a moins encore pour moi. Permettez-moi de croire que vous ne partagez pas les injustes préjugés de votre nation a l’égard de mes coreligionnaires. Pensez-vous que j’estime ces pierres brillantes plus que ma liberté, ou qu’elles aient aux yeux de mon père plus de prix que la vie et l’honneur de sa fille ? Acceptez-les, noble dame ; elles n’ont aucune valeur pour moi : je ne porterai plus de semblables joyaux.

— Vous êtes donc malheureuse ? » s’écria Rowena frappée du ton avec lequel Rébecca venait de prononcer ces dernières paroles. « Oh ! demeurez avec nous ! Les avis d’hommes pieux vous convertiront à notre croyance et vous feront renoncer à votre funeste erreur : alors je deviendrai une sœur pour vous.

— Non, » répondit Rébecca avec cette mélancolie tranquille et douce qui régnait dans ses accents et sur ses traits angéliques : « je ne saurais quitter la foi de mes pères comme un vêtement non approprié au climat que j’habite ; cependant je ne serai pas malheureuse ; celui a qui je consacre désormais ma vie deviendra mon consolateur si je remplis sa volonté.

— Votre nation a-t-elle donc des couvents, et vous proposez-vous de vous y retirer ?

— Non, noble dame ; mais depuis le temps d’Abraham jusqu’à nos jours, nous avons eu de saintes femmes qui ont élevé toutes leurs pensées vers le ciel, et se sont dévouées au soulagement de l’humanité en soignant les malades, secourant les nécessiteux et consolant les affligés. Rébecca ira se mêler parmi elles ; dites-le à votre noble époux, s’il lui arrive de s’enquérir du sort de celle à qui il a sauvé la vie. »

Un tremblement involontaire se faisait sentir dans la voix de Rébecca ; il s’y joignait même une expression de tendresse qui en disait peut-être plus qu’elle ne voulait en faire entendre. Elle se hâta de prendre congé de la princesse.

« Adieu, lui dit-elle ; puisse le père commun des juifs et des chrétiens répandre sur vous ses plus saintes bénédictions ! Je crains que le navire sur lequel nous devons partir ne lève l’ancre avant que nous puissions arriver au port. »

Elle sortit de l’appartement, laissant la belle Saxonne aussi étonnée que si elle avait eu une vision, que si une ombre avait passé devant ses yeux. Lady Rowena fit part de ce singulier entretien à son époux, sur qui il produisit une vive impression.

Wilfrid d’Ivanhoe et lady Rowena passèrent ensemble une vie longue et heureuse, car ils étaient unis par une tendre affection, qui s’augmenta encore avec les années et prit une nouvelle force par le souvenir des obstacles qu’ils avaient eus à surmonter. Cependant ce serait porter trop loin la curiosité, que de demander si le souvenir de la beauté et des généreux soins de Rébecca s’offrit plus fréquemment à la pensée de son époux que la noble descendante d’Alfred ne l’aurait désiré.

Wilfrid se distingua au service de Richard, et fut comblé de ses faveurs. Il se serait probablement élevé plus haut si l’héroïque monarque n’eût reçu une mort prématurée devant le château de Chalus, près de Limoges. Avec ce prince généreux, mais téméraire et romanesque, s’évanouirent tous les projets que son ambition avait conçus ; et on peut lui appliquer, avec un léger changement, ce que Johnson a dit de Charles XII : « Son sort fut d’aller se faire tuer par une main vulgaire au pied d’une petite forteresse en pays étranger, laissant un nom qui, après avoir fait trembler le monde, ne sert plus qu’à donner une haute leçon de morale ou à orner un roman. »


fin d’ivanohe.