Ivanhoé (Scott - Dumas)/XXXVII

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Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 164-181).

XXXVII

Le tribunal érigé pour le jugement de l’innocente et malheureuse Rébecca occupait le dais ou la partie élevée de l’extrémité supérieure de la grande salle, espèce de plate-forme que nous avons déjà décrite, comme la place d’honneur réservée aux habitants ou aux convives les plus distingués d’un château du temps de Richard.

Sur un siége élevé, directement en face de l’accusée, était assis le grand maître du Temple, couvert de son grand manteau blanc et tenant à la main le bâton mystique où était gravé le symbole de l’ordre. À ses pieds se trouvait une table occupée par deux écrivains, chapelains de l’ordre, dont le devoir était de rédiger un rapport formel des événements du jour.

Les vêtements noirs, les têtes tonsurées, les regards austères de ces ecclésiastiques offraient un grand contraste avec l’apparence guerrière des chevaliers siégeant au tribunal, soit qu’ils demeurassent dans la préceptorerie ou qu’ils y vinssent pour y assister le grand maître.

Les précepteurs, dont quatre étaient présents, occupaient des siéges plus bas et placés en arrière de celui de leur supérieur, et les simples chevaliers, qui ne jouissaient pas d’un rang aussi élevé dans l’ordre, étaient assis sur des bancs encore plus bas, et qui étaient à la même distance des précepteurs que ceux-ci l’étaient du grand maître.

Derrière eux, mais toujours sur le dais ou estrade de la salle, se tenaient les écuyers de l’ordre, vêtus aussi d’habits blancs, mais d’une étoffe plus grossière.

Toute l’assemblée offrait l’aspect de la gravité la plus profonde, et, sur la figure des chevaliers, on remarquait les signes de l’audace militaire en même temps que l’air solennel qui convenait à des hommes religieux, et qu’ils ne pouvaient manquer de prendre en présence de leur grand maître.

Le reste de la salle, c’est-à-dire la partie inférieure, était remplie de gardes armés de pertuisanes, et de tous ceux que la curiosité avait amenés là pour voir en même temps un grand maître et une sorcière juive.

La majeure partie de ces personnages inférieurs étaient à un degré quelconque attachés à l’ordre, et, en conséquence, se distinguaient par leur costume noir. Mais l’entrée, cependant, n’avait pas été refusée aux paysans des cantons voisins ; car Beaumanoir avait pris à cœur de donner la plus grande publicité au spectacle édifiant de la justice qu’il administrait. Ses grands yeux bleus semblaient se dilater à mesure qu’il regardait autour de l’assemblée, et sa contenance paraissait exaltée par la dignité consciencieuse et le mérite imaginaire du rôle qu’il allait remplir. Un psaume, qu’il accompagnait lui-même d’une voix grave et onctueuse, et que l’âge n’avait pas affaiblie, commença la procédure du jour ; les mots sacramentels : Venite, exultemus Domino, si souvent chantés par les templiers au moment d’attaquer leurs ennemis terrestres, furent jugés par Lucas convenables pour célébrer le triomphe prochain qu’il allait remporter sur les puissances des ténèbres. Les sons graves et prolongés, dans lesquels s’unissaient en chœur cent voix masculines habituées à ces chants, montèrent jusqu’à la voûte de la salle et se déroulèrent sous ses arceaux, avec le bruit terrible et solennel des eaux puissantes qui se heurtent dans un lit profond.

Lorsque les chants eurent cessé, le grand maître promena lentement ses regards sur le cercle qui l’entourait, et s’aperçut que le siége d’un des précepteurs était vacant.

Brian de Bois-Guilbert, qui devait l’occuper, avait quitté sa place et se tenait debout à l’extrémité de l’un des bancs destinés aux compagnons du chevalier du Temple ; d’une main, il étendait son long manteau de manière en quelque sorte à cacher sa figure, tandis que, de l’autre, il tenait son épée, avec la pointe de laquelle, quoiqu’elle ne fût pas sortie du fourreau, il traçait lentement des caractères sur le parquet en chêne.

— Le malheureux ! dit le grand maître après avoir regardé Brian d’un air de compassion. Tu vois, Conrad, quel effet ce spectacle imposant produit sur lui. Le regard léger de la femme aidée par le prince des puissances infernales peut-il réduire à cet état un brave et digne chevalier ! Tu le vois, il n’ose nous regarder, il n’ose envisager Rébecca ; qui sait par quelle impulsion de la part de son tourmenteur sa main trace ces lignes cabalistiques sur le parquet ! Il se peut que notre vie soit ainsi menacée ; mais nous méprisons ce vil ennemi et nous le défions. Semper leo percutiatur !

Ces observations furent communiquées à voix basse, par Beaumanoir, à son homme de confiance Conrad Montfichet.

Puis il éleva la voix, et, s’adressant à l’assemblée.

— Révérends et vaillants hommes, chevaliers, précepteurs et compagnons du saint ordre, mes frères et mes enfants ; vous aussi, nobles et pieux écuyers qui aspirez à porter cette sainte croix ; et vous aussi frères chrétiens de tous les États, sachez que ce n’est pas le manque de pouvoir en notre personne qui nous a déterminé à réunir la congrégation ; car, quelle que soit notre infériorité personnelle, nous avons reçu, avec ce bâton, le plein pouvoir de juger et de prononcer dans tout ce qui concerne le bien-être de ce saint ordre. Le bienheureux saint Bernard, dans la règle de notre ordre chevaleresque et religieux, a dit, dans le LIXe chapitre[1], que les frères ne seraient réunis en conseil que par la volonté et l’ordre exprès du grand maître, nous laissant la liberté, ainsi qu’aux dignes pères qui nous ont précédés dans cet office, d’apprécier la nécessité aussi bien que le temps et le lieu d’une convocation, soit partielle, soit générale, de l’ordre réuni en chapitre. Ainsi, dans tous les chapitres de cette sorte, il est de notre devoir d’écouter les avis de nos frères et de nous prononcer selon notre bon plaisir ; mais, quand le loup affamé attaque le troupeau et emporte une des brebis, c’est le devoir du bon pasteur de réunir ses compagnons, afin que, avec leurs arcs et leurs frondes, ils puissent attaquer l’envahisseur, selon notre règle bien connue qu’il faut toujours assommer le lion. Nous avons donc sommé de comparaître devant nous une femme juive, du nom de Rébecca, fille d’Isaac d’York, femme infâme pour ses sortiléges et ses sorcelleries, au moyen desquels elle a égaré les sens et perverti la raison, non d’un simple manant, mais d’un chevalier ; non d’un simple chevalier, mais d’un chevalier consacré à la défense du saint Temple ; non d’un chevalier compagnon, mais d’un précepteur de notre ordre, le premier en honneur comme en dignité. Notre frère Brian de Bois-Guilbert nous est bien connu, ainsi qu’à tous ceux qui m’entendent, comme un véritable et zélé champion de la croix, dont le bras a fait des prodiges de valeur dans la Terre sainte et a purifié les saints lieux par le sang des infidèles dont la présence les souillait. La réputation de sagacité et de prudence de notre frère n’est pas moindre parmi nous que celle que lui ont valu sa valeur et son savoir ; de telle sorte que les chevaliers, tant des contrées de l’Orient que du pays de l’Occident, ont cité le nom de Bois-Guilbert comme celui d’un homme que l’on peut admettre au concours pour l’héritage de ce bâton, quand il plaira au Ciel de nous décharger de ce fardeau. Si nous apprenions que cet homme, si honoré et si honorable, se dépouillant tout à coup de tout respect pour son caractère, ses vœux, ses frères et ses espérances, a rapproché de lui une fille juive ; qu’il a erré dans cette société lubrique, et parcouru dans cette compagnie impure des lieux solitaires ; a défendu sa personne au mépris même de sa propre vie, et, enfin, poussé l’aveuglement et la folie jusqu’à l’introduire dans une de nos préceptoreries, que pourrions-nous dire, si ce n’est que le noble chevalier était possédé par quelque démon malin ou influencé par quelque sortilége sinistre ? Si nous pouvions supposer qu’il en fût autrement, croyez, mes frères, que ni le rang, ni la valeur, ni la haute réputation, ni aucune considération terrestre ne pourraient nous empêcher d’appeler sur lui le châtiment, afin que l’iniquité soit écartée, selon le texte Auferte malum à vobis ; car ils sont à la fois nombreux et atroces, ces actes de transgression contre la règle de notre ordre béni qui composent cette histoire lamentable : 1o Il a marché, selon sa propre volonté, contrairement au chapitre XXXIII : Quod nullus juxta propriam voluntatem incedat ; 2o il a été en communication avec une personne excommuniée, chap. LVII : Ut fratres non participent cum excommunicatis, et, par conséquent, il s’est attiré une part de l’anathema maranatha ; 3o il a eu commerce avec des femmes étrangères, contrairement au chapitre Ut fratres non conversentur cum extraneis mulieribus ; 4o il n’a pas évité, de plus, nous devons croire qu’il a sollicité le baiser de la femme, par lequel, selon la dernière règle de notre ordre renommé, ut fugiantur oscula, les soldats de la croix sont conduits au piège. Pour des fautes si odieuses et si multipliées, Brian de Bois-Guilbert serait retranché et expulsé de notre congrégation, en serait-il même l’œil droit et la main droite.

Le grand maître s’arrêta ; un sourd bourdonnement parcourut l’assemblée. Quelques-uns des plus jeunes frères, qui avaient souri aux statuts de Osculis fugiendis, reprirent une gravité convenable et attendirent avec inquiétude ce que le grand maître allait ajouter.

— Voilà, dit-il, à la vérité, quel serait le grand châtiment d’un chevalier du Temple qui aurait péché volontairement contre les règles de son ordre dans ces matières importantes ; mais, si, au moyen de charmes et de sortilèges, Satan a tendu son pouvoir sur le chevalier, peut-être parce que ses regards se seront arrêtés avec trop de complaisance sur la beauté d’une jeune fille, nous avons alors plutôt à plaindre qu’à châtier sa faute ; et, tout en lui imposant une pénitence qui puisse le purifier de son iniquité, nous tournons le tranchant aigu de notre indignation sur le maudit instrument qui a failli entraîner sa perte absolue. Avancez donc et portez témoignage, vous qui avez connaissance de ces déplorables faits, afin que nous puissions voir si notre justice peut être apaisée par la punition de cette femme infidèle, ou si nous devons, avec un cœur navré, procéder à des mesures plus rigoureuses contre notre frère.

Plusieurs témoins furent appelés pour prouver les périls auxquels Bois-Guilbert s’était exposé en cherchant à sauver Rébecca du château enflammé, et la manière dont il l’avait ensuite protégée au péril de ses jours.

Ils donnèrent ces détails avec toute l’exagération à laquelle se livrent en général les esprits vulgaires, lorsqu’ils ont été fortement impressionnés par quelque événement extraordinaire, et leur penchant naturel pour le merveilleux se trouva stimulé par l’air de satisfaction avec lequel l’éminent personnage qui présidait l’assemblée écoutait leur récit.

De cette manière, les dangers que Bois-Guilbert avait affrontés, assez grands déjà par eux-mêmes, devinrent merveilleux dans leur narration. Le dévouement du chevalier, pour la défense de Rébecca, fut exagéré au-delà de toutes les limites, non seulement de la prudence, mais encore du zèle chevaleresque le plus frénétique ; et sa déférence pour tout ce qu’elle disait, quoiqu’elle lui adressât souvent des paroles pleines de reproche, fut représentée comme ayant été poussée à un excès qui, dans un homme altier et impérieux, semblait presque surnaturel.

Le précepteur de Templestowe fut ensuite sommé de déposer de quelle manière Bois-Guilbert et la juive étaient arrivés à la préceptorerie ; la déposition de Malvoisin fut faite avec beaucoup d’adresse ; mais, tout en s’étudiant à ménager les sentiments de Bois-Guilbert, il laissait échapper de temps en temps des insinuations qui paraissaient faire supposer qu’il avait agi sous l’empire d’une aliénation mentale passagère, tant il semblait amoureux de la jeune fille dont il était accompagné. Avec des soupirs de contrition, le précepteur avoua le repentir dont il était pénétré pour avoir ouvert les portes de la préceptorerie à Rébecca et à son amant.

— Mais, ajouta-t-il en terminant, ma confession a été faite à notre très révérend père le grand maître ; il sait que mes intentions étaient pures, bien que ma conduite puisse avoir été irrégulière. Je me soumettrai donc avec joie à toute pénitence qu’il jugera à propos de m’imposer.

— Tu as bien parlé, frère Albert, dit Beaumanoir ; tes intentions étaient pures, puisque tu as cru par là pouvoir arrêter ton frère égaré dans la carrière de la perdition où le précipitait sa folie. Mais ta conduite a été blâmable, comme celle d’un homme qui, pour arrêter un coursier fougueux, s’attacherait à l’étrier au lieu de le saisir par la bride, se nuirait à lui-même sans réussir dans son projet. Treize Pater Noster sont prescrits par notre pieux fondateur pour les matines et neuf pour les vêpres ; tu en réciteras le double. Les templiers ont la permission de manger de la chair trois fois par semaine ; tu jeûneras pendant les sept jours. Continue ce régime pendant six semaines, et ta pénitence sera accomplie.

Avec les dehors hypocrites de la plus profonde soumission, le précepteur de Templestowe s’inclina jusqu’à terre devant son supérieur, et reprit sa place.

— Ne serait-il pas bon, mes frères, demanda le grand maître, d’examiner un peu la vie passée et les actions de cette femme, en vue surtout de nous assurer si elle n’a jamais fait usage de charmes magiques et de sortilèges, puisque les témoignages que nous venons d’entendre pourraient nous porter à croire que, dans cette malheureuse affaire, notre frère a été entraîné par des agaceries et des illusions infernales ?

Hermann de Goodalricke était le quatrième précepteur présent à la séance ; les trois autres étaient Conrad, Malvoisin et Bois-Guilbert lui-même.

Hermann était un ancien guerrier dont la figure était labourée de cicatrices, de balafres, suite des blessures que lui avait faites le sabre des musulmans. Cet homme avait un rang élevé, et jouissait d’une grande considération parmi ses frères. Il se leva et salua le grand maître, qui, à l’instant, lui accorda la permission de parler.

— Très-révérend père, dit-il, je voudrais savoir, de notre vaillant frère Brian de Bois-Guilbert lui-même, ce qu’il a à répondre à ces accusations prodigieuses, et de quel œil il voit maintenant ses malheureuses relations avec cette jeune juive ?

— Brian de Bois-Guilbert, dit le grand maître, tu as entendu la question de notre frère Goodalricke ; je t’ordonne d’y répondre.

Bois-Guilbert, s’entendant interpeller par le grand maître, tourna la tête vers lui, et garda le silence.

— Il est possédé par quelque diable muet, reprit le grand maître ; retire-toi, Satan ! retire-toi, esprit malin !… Parle, Brian de Bois-Guilbert, je t’en conjure par ce symbole de notre ordre sacré.

Bois-Guilbert fit un effort sur lui-même pour cacher le mépris et l’indignation qui l’animaient, et dont il sentait que la manifestation n’aurait pu que lui être nuisible.

— Brian de Bois-Guilbert, dit-il enfin, ne répond pas, très-révérend père, à des accusations aussi vagues et aussi imaginaires. Si son honneur est attaqué, il le défendra de son corps et de cette épée, qui a combattu pour la chrétienté.

— Nous te pardonnons, frère Brian, reprit le grand maître, quoique te vanter ainsi devant nous de tes actions guerrières soit un acte d’orgueil et une nouvelle faute que nous attribuons à l’ennemi qui s’est emparé de toi. Cependant, nous te pardonnons, parce que nous jugeons que tu parles moins d’après ton propre mouvement que sous l’impulsion de celui que, avec la permission du Ciel, nous subjuguerons et chasserons de notre assemblée.

Un regard de dédain brilla dans les yeux noirs et orgueilleux de Bois-Guilbert ; mais il ne répondit rien.

— Et maintenant, reprit le grand maître, puisque la question de notre frère Goodalricke n’a reçu qu’une réponse si peu satisfaisante, continuons notre enquête, mes frères, et, avec le secours et l’appui de notre patron, nous fouillerons jusqu’au fond de cette iniquité mystérieuse. En attendant, que ceux qui savent quelque chose sur la vie et sur les actions de cette femme juive comparaissent devant nous.

Il se fit un mouvement dans la partie basse de la salle, et, le grand maître en ayant demandé la cause, on lui répondit qu’il y avait dans la foule un homme perclus, auquel la prisonnière avait rendu l’usage complet de ses membres au moyen d’un baume miraculeux.

Un pauvre paysan, de nation saxonne, fut en quelque sorte traîné jusqu’à la barre, tremblant de frayeur d’avoir encouru quelque châtiment pour le crime qu’il avait commis en se faisant guérir de la paralysie par une jeune fille juive. Il n’était pas, à la vérité, absolument guéri, car il s’avança appuyé sur deux béquilles pour faire sa déposition.

Ce ne fut pas sans une grande répugnance et sans verser beaucoup de larmes qu’il fit sa déposition ; mais il avoua pourtant que, deux ans auparavant, résidant à York et y travaillant, pour le riche juif Isaac, de son métier de menuisier, il avait été tout à coup attaqué d’une paralysie qui l’avait cloué dans son lit jusqu’à ce que des remèdes appliqués selon les prescriptions de Rébecca, et principalement un baume excitant et qui sentait l’épice, lui eussent rendu en quelque sorte l’usage de ses membres.

De plus, ajouta-t-il, Rébecca lui avait donné un pot de cet onguent précieux, et l’avait gratifié, en outre, d’une pièce de monnaie pour l’aider à revenir chez son père, près de Templestowe.

— Et, s’il plaît à Votre Grandeur, ajouta l’homme, je ne puis croire que la jeune fille ait voulu me nuire, bien qu’elle ait le malheur d’être juive ; car, au moment même d’employer son remède, je disais un Pater et un Credo, et jamais le médicament n’a moins bien opéré.

— Silence, esclave ! s’écria le grand maître, et retire-toi. Il convient bien à des brutes telles que toi de venir vanter des remèdes infernaux et de louer leurs bras à une race exécrée. Je te dis que le démon a l’art d’imposer des maladies, dans le seul dessein de les faire disparaître, afin de mettre en crédit quelque genre de cure diabolique. As-tu cet onguent dont tu parles ?

Le manant, fouillant dans son sac d’une main tremblante, en retira une petite boîte, sur le couvercle de laquelle étaient gravés quelques caractères hébreux, preuve certaine, pour la plupart des spectateurs, qu’elle sortait de la pharmacie du diable.

Après avoir fait le signe de la croix, Beaumanoir prit la boîte dans sa main, et, comme les langues orientales lui étaient familières, il lut facilement cette inscription gravée sur le couvercle :

le lion de la tribu de Juda a vaincu.

— Singulière puissance de Satan ! s’écria le grand maître, qui peut changer les saintes Écritures en blasphème, et faire un poison de ce qui doit être notre nourriture journalière ! N’y a-t-il aucun médecin qui puisse nous dire quels sont les ingrédients qui composent cet onguent mystique ?

Deux praticiens (comme ils s’en donnaient le titre), l’un moine et l’autre barbier, s’avancèrent et avouèrent qu’ils ne connaissaient rien à la composition de cet onguent, si ce n’est qu’il exhalait une odeur de myrrhe et de camphre, qu’ils prirent pour des herbes orientales. Mais, avec cette malignité qu’inspire leur profession contre ceux qui y obtiennent des succès sans y être légalement agrégés, ils donnèrent à entendre que ce remède devait nécessairement provenir d’une pharmacopée magique et illicite, puisque eux, versés dans toutes les branches de l’art de guérir, en tant qu’elles étaient compatibles avec la conscience d’un chrétien, ils ne le connaissaient pas.

Lorsque cette discussion médicale fut terminée, le paysan saxon demanda humblement qu’on lui restituât le remède qui lui avait été si salutaire ; mais, à cette requête, le grand maître le regarda sévèrement :

— Quel est ton nom, drôle ? dit-il au perclus.

— Higg, fils de Snell, répondit le paysan.

— Eh bien ! Higg, fils de Snell, reprit le grand maître, apprends qu’il vaut mieux rester paralytique que de devoir le bienfait de sa guérison au secours de mécréants qui tiennent du démon le pouvoir de dire : « Lève-toi et marche ! » Apprends qu’il vaut mieux dépouiller les infidèles de leur trésor par la force que d’accepter les dons de leur bienveillance, ou de les servir pour un salaire… Retire-toi, et fais comme j’ai dit.

— Hélas ! répondit le paysan, si Votre Grandeur ne s’offense pas de l’observation, cette leçon vient trop tard pour moi, car je ne suis qu’un homme impotent ; mais je dirai à mes deux frères, qui sont au service de Nathan Ben-Samuel le Riche, que Votre Seigneurie a dit qu’il est plus légitime de le voler que de le servir fidèlement.

— Qu’on fasse retirer ce misérable bavard ! s’écria Beaumanoir, qui n’était pas préparé à réfuter cette application pratique de sa maxime générale.

Higg, fils de Snell, rentra dans la foule ; mais, s’intéressant au destin de sa bienfaitrice, il resta dans la salle, au risque d’attirer de nouveau le regard de ce juge sévère dont la vue le glaçait d’effroi.

En ce moment, le grand maître ordonna à Rébecca de lever son voile.

Ouvrant alors la bouche pour la première fois, elle répondit doucement et avec dignité :

— Ce n’est pas la coutume des filles de mon peuple de se découvrir le visage lorsqu’elles se trouvent seules dans une assemblée étrangère.

Les tons suaves de sa voix, et la douceur de sa réponse, éveillèrent dans l’auditoire un sentiment de pitié et de sympathie. Mais Beaumanoir, qui regardait comme un acte de vertu de réprimer tout sentiment d’humanité qui eût pu s’interposer entre lui et son devoir imaginaire, répéta ses ordres. Les gardes allaient donc écarter le voile de Rébecca, lorsqu’elle se leva, et, s’adressant au grand maître et aux chevaliers qui l’entouraient :

— Pour l’amour de vos filles !… s’écria-t-elle. Hélas ! j’oubliais que vous n’avez point de filles ! Mais, par le souvenir de vos mères, pour l’amour de vos sœurs et au nom de la décence ! ne souffrez pas que je sois maltraitée en votre présence, et dépouillée de mon voile par la main grossière de ces hommes. Je vous obéirai, ajouta-t-elle avec une expression de tristesse qui attendrit presque le cœur de Beaumanoir lui-même ; vous êtes un peuple religieux ; à votre commandement, je découvrirai devant vous les traits d’une malheureuse jeune fille.

Elle retira son voile et laissa voir un visage où la dignité le disputait à la timide modestie ; son extrême beauté excita un murmure d’étonnement, et les plus jeunes chevaliers, se regardant les uns les autres, se dirent, dans le langage muet des yeux, que ses attraits étaient le meilleur sortilège qu’elle eût pu employer pour gagner le cœur de Bois-Guilbert. Mais Higg, fils de Snell, éprouva plus profondément que tous les autres l’effet que produisit la figure de sa bienfaitrice.

— Laissez-moi sortir ! dit-il aux gardes qui se tenaient aux portes de la salle ; laissez-moi sortir ! Si je la regardais encore une fois, je mourrais ; car, moi aussi, j’ai contribué à sa perte.

— Paix, pauvre homme ! dit Rébecca après avoir entendu son exclamation ; tu n’as pu me nuire en disant la vérité, et tu ne peux me secourir par tes plaintes et tes lamentations. Paix, je t’en prie ! retire-toi et mets-toi en sûreté.

Higg allait être expulsé par les gardes, qui craignaient que sa douleur bruyante n’attirât sur eux les reproches et sur lui le châtiment ; mais il promit de garder le silence, et on lui permit de rester.

Les deux hommes d’armes avec lesquels Albert Malvoisin avait eu besoin de s’entendre pour concerter leur déposition furent sommés de comparaître. Quoiqu’ils fussent l’un et l’autre des scélérats endurcis, la vue de la captive et sa beauté radieuse parurent les interdire un instant ; mais un regard expressif du précepteur de Templestowe les rendit à leur insensibilité bourrue, et ils déposèrent, avec une précision qui aurait paru suspecte à des juges plus impartiaux, des faits tout à fait faux ou au moins insignifiants et des plus naturels, mais qui se produisirent escortés du soupçon par la manière exagérée dont ils étaient racontés, et par les commentaires sinistres dont ils étaient accompagnés.

Les détails de leur déposition eussent été, de nos jours, divisés en deux classes, savoir : celle qui était insignifiante, et celle qui était physiquement impossible. Mais, dans ces temps d’ignorance et de superstition, ces accusations étaient facilement admises comme des preuves de culpabilité. On aurait rangé, dans la première, ce qu’ils dirent, qu’on entendait Rébecca se parler à elle-même dans une langue inconnue ; que les chansons qu’elle chantait parfois étaient d’une douceur singulière qui charmait les oreilles et faisait battre le cœur ; qu’en se parlant quelquefois à elle-même, elle semblait attendre une réponse ; que ses vêtements étaient d’une forme étrange et mystique, tout à fait différents de ceux que portaient les femmes honnêtes ; qu’elle avait des bagues où étaient gravées des devises cabalistiques, et que des caractères inconnus étaient brodés sur son voile.

Toutes ces circonstances, si simples et si insignifiantes, furent écoutées gravement et comme autant de preuves, ou du moins comme fournissant matière à de forts soupçons que Rébecca entretenait une correspondance illicite avec des êtres mystérieux.

Vint ensuite un témoignage non moins équivoque, que la crédulité du plus grand nombre des assistants recueillit avec avidité, tout incroyable qu’il était.

Un des soldats l’avait vue opérer une cure merveilleuse sur un homme blessé, qu’ils avaient conduit avec eux au château de Torquilston ; elle avait, dit-il, fait certains signes sur sa blessure en prononçant des mots mystérieux, lesquels, Dieu soit loué ! il n’avait pas compris ; après quoi, le fer d’un trait d’arbalète était de lui-même sorti de la plaie, le sang s’était arrêté, la blessure s’était fermée, et, au bout d’un quart d’heure, on avait vu le blessé marcher sur les remparts, aidant le témoin à manœuvrer une mangonelle (machine à lancer de grosses pierres).

Cette histoire était probablement basée sur le fait que Rébecca avait soigné Ivanhoé blessé pendant leur séjour au château de Torquilston. La véracité de ce témoin était d’autant plus difficile à mettre en doute, que, voulant produire une preuve incontestable pour soutenir sa déposition verbale, il tira de sa poche le fer même de l’arbalète, qui, selon son récit, avait été miraculeusement extrait de la blessure ; et, comme le fer pesait une once pour le moins, cela confirma complètement l’allégation, si prodigieuse qu’elle parût.

Son camarade avait été témoin, d’un créneau voisin, de la scène qui avait eu lieu entre Rébecca et Bois-Guilbert, lorsque la juive avait été sur le point de se précipiter du haut de la tour. Pour ne le céder en rien à son camarade, ce drôle prétendit qu’il avait vu Rébecca se percher sur le parapet de la tour, sous la forme d’un cygne blanc de lait, et, sous cette forme, voltiger trois fois autour du château de Torquilston, puis se replacer sur la tour et reprendre la forme d’une femme. Il n’aurait pas fallu la moitié de cet imposant témoignage pour convaincre de sorcellerie une vieille femme pauvre et laide, quand bien même elle n’eût pas été juive. Réunie à cette circonstance fatale, la masse de preuves devenait trop accablante pour que la jeunesse de Rébecca et sa beauté exquise pussent produire quelque impression en sa faveur.

Le grand maître avait recueilli les suffrages et demandait à Rébecca d’un ton solennel ce qu’elle avait à dire contre la sentence de condamnation qu’il allait prononcer.

— Invoquer votre pitié, répondit la belle juive, d’une voix que l’émotion faisait trembler, serait, je le sens bien, aussi inutile qu’avilissant ; vous dire que soulager les malades et les blessés d’une religion autre que la mienne ne peut déplaire au fondateur reconnu de nos deux croyances, ne me servirait pas davantage : vous assurer que beaucoup de choses que ces hommes (puisse le Ciel leur pardonner !) ont rapportées contre moi sont impossibles, ne me profiterait nullement, puisque vous croyez à leur possibilité, et je gagnerais encore moins à vous expliquer que mon costume, mon langage et mes manières sont ceux de mon peuple ; j’allais dire de mon pays, mais, hélas ! nous n’avons pas de pays, et je ne veux pas même non plus me justifier aux dépens de mon oppresseur, qui est là et qui écoute les fictions calomnieuses qui paraissent convertir le tyran en victime. Que Dieu juge entre lui et moi ! et j’aimerais mieux me soumettre dix fois à la mort que vous me préparez, plutôt que d’écouter volontairement les propositions que cet homme de Bélial m’a forcée d’entendre, moi, sans ami, sans défense et sa prisonnière. Mais il est de votre foi, et sa plus légère affirmation l’emporte sur les protestations les plus solennelles de la malheureuse juive. Je ne veux donc pas rejeter sur lui l’accusation portée contre moi. Mais c’est à lui-même, — oui, Brian de Bois-Guilbert, à toi-même – que j’en appelle ; ces accusations ne sont-elles pas fausses ? ne sont-elles pas aussi monstrueuses et aussi calomnieuses qu’elles sont ridicules ?

Elle s’arrêta un moment ; tous les yeux se tournèrent vers Bois-Guilbert ; il garda le silence.

— Parle, reprit-elle, si tu es homme, si tu es chrétien ; parle, je t’en conjure, par l’habit que tu portes, par le nom que tu as reçu de tes aïeux, par la chevalerie dont tu te glorifies, par l’honneur de ta mère, par la tombe et les ossements de ton père ! dis-le, je t’en conjure, ces choses sont-elles vraies ?

— Réponds-lui, mon frère, dit le grand maître, si l’ennemi contre lequel tu luttes veut t’en donner la force.

Dans le fait, Bois-Guilbert paraissait agité par des passions opposées qui bouleversaient ses traits, et ce fut d’une voix très sourde qu’à la fin il répliqua en regardant Rébecca :

— Le papier ! le papier !

— Enfin, reprit Beaumanoir, voici un témoignage véritable ! La victime de ces sorcelleries ne peut que nommer le papier fatal sur lequel sans doute est tracé le charme qui la condamne au silence.

Mais Rébecca comprit d’une autre manière les mots arrachés pour ainsi dire à Bois-Guilbert, et, jetant un coup d’œil sur le petit parchemin qu’elle continuait à tenir, elle y lut en caractères arabes :

« Demandez un champion. »

Les rumeurs diverses qui parcoururent l’assemblée à l’étrange réponse de Bois-Guilbert fournirent à Rébecca le loisir de lire, puis de déchirer le billet sans être observée.

Dès que le silence se fut rétabli, le grand maître dit :

— Rébecca, tu ne peux retirer aucun avantage du témoignage de ce malheureux chevalier, sur lequel, comme nous nous en apercevons trop bien, l’ennemi est encore tout-puissant. As-tu quelque chose de plus à dire ?

— Il me reste encore une chance de salut, dit Rébecca, même selon l’esprit de vos lois féroces ; ma vie a été misérable, surtout depuis quelque temps ; mais je ne veux pas sacrifier le don de Dieu tant qu’il m’offre le moyen de le défendre : je nie la vérité de votre accusation, j’affirme que je suis innocente. Je réclame le privilège du jugement par les armes, où je serais représentée par mon champion.

— Qui donc, Rébecca, répliqua le grand maître, mettra sa lance en arrêt pour une sorcière ? qui sera le champion d’une juive ?

— Dieu m’enverra un champion, reprit Rébecca ; il est impossible que, dans la noble Angleterre, dans ce pays hospitalier, généreux et libre, où tant de chevaliers sont disposés à risquer leur vie pour l’honneur, il ne se trouve pas un homme qui veuille combattre pour la justice ; mais il suffit que je réclame l’épreuve des armes : voici mon gage !

Elle retira de sa main un de ses gants brodés, et le jeta devant le grand maître avec un mélange de simplicité et de noblesse qui excita un mouvement général de surprise et d’admiration.

  1. Il faut encore renvoyer le lecteur aux règles de la pauvre confrérie militaire du Temple, qui se trouve dans les œuvres de saint Bernard. W. S.