Jack et Jane/17

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Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel (p. 217-230).


CHAPITRE XVII

DANS LA VALLÉE


« Mes enfants, j’ai quelque chose de très intéressant à vous dire. Écoutez-moi. Vous dînerez ensuite si vous êtes bien sages. »

C’était Molly qui parlait ainsi, en entrant dans la grange avec une terrine de lait d’une main et une assiette d’os de l’autre. Elle s’adressait à ses neuf chats. Comme elle leur avait appris à se comporter convenablement à table, ils lui obéirent sans murmurer, quoique leurs yeux fussent étincelants, et leurs queues frétillantes d’impatience.


Molly entrait dans la grange avec une terrine de lait.

Elle mit le repas en lieu sûr et s’installa à sa place habituelle, dans la grande corbeille à vanner le blé. Les quatre gros chats s’assirent gravement devant elle, et les cinq petits vinrent se rouler sur ses genoux, comme pour hâter par leurs caresses le moment du festin.

Les quatre premiers s’appelaient Minette, Tobie, Mortification, et Café-au-lait.

Minette était la mère et la grand mère de tous les autres. C’était une vieille chatte grise aux yeux verts. Tobie, son aîné, et Mortification, ainsi nommé parce qu’il avait perdu sa queue dès l’enfance, lui ressemblaient, Café-au-lait était une chatte jaune. C’est à elle qu’appartenaient quatre des petits chats. Le cinquième, qui était le dernier né de Minette, s’appelait Minon. C’était tout le portrait de sa mère, et il était déjà sérieux comme elle malgré son jeune âge. Les autres étaient : miss Lily, une farouche petite bête noire et blanche ; Beauté, une jolie petite chatte tigrée, au nez rose et à l’air serein ; Mélange, un drôle de petit animal de toutes les couleurs possibles, et enfin, Fripon, un petit démon noir, qui faisait le tourment de miss Bat et le bonheur de Molly. Il méritait bien son nom.

Fripon alla se percher sur l’épaule de sa maîtresse, et pendant qu’elle parlait, le petit impertinent lui mordillait le bout de l’oreille.

« Mes amis, leur dit Molly, il est arrivé une chose extraordinaire : Miss Bat nettoie la maison de fond en comble ! … »

Molly s’arrêta pour jouir de l’effet qu’elle avait produit. Elle était persuadée que ses chats comprenaient tout ce qu’elle disait.

Tobie cligna des yeux ; Mortification se coucha tout de son long. Il était sans doute trop ému par cette grave nouvelle. Café-au-lait remua la queue avec tant d’énergie qu’on eût dit qu’elle battait un tapis plein de poussière, et Minette fit ronron d’un air d’approbation. Quant aux tout petits, ils ne parurent même pas avoir entendu leur petite maîtresse. Les heureux enfants ignoraient encore ce que c’est qu’un nettoyage de maison !

« Je savais bien que cela vous ferait plaisir, Minette, continua Molly. Vous qui êtes un modèle de propreté, vous ne pouvez pas être d’un autre avis. Je donnerais je ne sais quoi pour savoir ce qui a pris à miss Bat. Par quel hasard s’y est-elle enfin décidée ? Qui est-ce qui a pu le lui conseiller ? Ce n’est pas moi, malgré mon envie, car il y a longtemps que j’ai cessé de me mêler de ses affaires et de pleurer sur son manque d’ordre. Je ne pouvais pas y remédier. C’était perdre mon temps ! À présent, je me contente de prendre soin de nous deux Boo, et je laisse cette vieille… »

Fripon posa sa petite patte sur la bouche de Molly. C’était parce qu’il voyait remuer ses lèvres, mais on eût dit qu’il voulait l’empêcher de continuer.

« Eh bien, Fripon, je me tairai, dit-elle. Mais que faut-il que je fasse, quand je vois toute la maison en l’air, et que miss Bat ne veut pas me permettre de rien ranger ? »

Fripon, voyant ses paupières s’agiter, lui mit immédiatement la patte dessus.

« Fermez les yeux, dites-vous, monsieur ?… Je fais bien tout ce que je peux pour cela, mais c’est triste de voir tant de désordre quand je voudrais devenir soigneuse. Je commence à faire des progrès, n’est-ce pas, Fripon ? »

Mais Fripon avait sa réponse toute prête. Il se dressa sur ses pattes de derrière et fourra ses deux pattes de devant dans les cheveux ébouriffés de Molly.

La petite fille partit d’un éclat de rire et prit le chat dans ses bras.

« Vous êtes un petit polisson, lui dit-elle en l’embrassant, mais vous avez raison. Il faut que j’aille me repeigner, car mes cheveux se sont tout emmêlés pendant que je courais après Boo pour le laver. J’allais refaire ma toilette quand j’ai aperçu miss Bat qui sortait tous les meubles pour les battre. Alors je n’ai plus pensé qu’à venir vous faire part de ma surprise. Voyons, que dois-je faire ? »

Les chats la regardèrent, mais aucun d’eux ne lui donna son avis. Cependant Tobie se dirigea vers le rayon où étaient les vivres, et poussa un profond miaulement, qui disait aussi clairement que possible :

« Dînons d’abord, nous discuterons ensuite. »

Molly se laissa toucher.

« Un peu de patience, mes amis, leur dit-elle en se levant. Vous allez être servis. Ne vous disputez pas surtout ! »

Elle posa la terrine devant les petits chats, qui lapèrent le lait à qui mieux mieux, et elle fit quatre parts des os. Chacun des gros chats alla tranquillement à sa place et mangea sa part sans toucher à celle de son voisin.

Molly retourna méditer dans son panier.

Elle ne pouvait comprendre ce qui faisait agir miss Bat. Ce n’était pas l’exemple de ses voisins, car, depuis bien des années, miss Bat les avait vus battre leurs meubles, secouer leurs tapis, et nettoyer leur maison du haut en bas, sans avoir jamais eu la pensée de les imiter. D’où provenait ce changement ? Molly ne s’imaginait guère qu’elle en était la cause indirecte. Voici comment :

La veille au soir, miss Bat revenait de l’église ; la nuit était sombre, et deux vieilles dames qui marchaient devant elle ne la virent pas. L’une d’elles étant un peu sourde, elle entendit leur conversation d’un bout à l’autre. On parlait d’elle :

« Je vous ai toujours dit que miss Bat avait beaucoup de mérite, disait l’une de ces dames. Ce n’est pas une petite affaire pour elle que de soigner deux enfants avec ses rhumatismes et le temps qu’elle passe à faire la cuisine. Je ne nie pas qu’elle ne les ait pas négligés pendant un certain temps, mais à présent, on ne saurait voir d’enfants mieux arrangés.

— Vous ne vous faites pas idée du changement de Molly, répondit l’autre. Elle est venue hier voir mes filles, et elle avait apporté son ouvrage avec elle. Elle faisait des chemises pour son petit frère. Elle coud dans la perfection.

— Elle a toujours été bien intelligente, cette petite ; mais, autrefois, c’était un vrai garçon déguisé en fille.

— Merry Grant et Jane Peck lui ont fait beaucoup de bien. L’exemple est contagieux, qu’il soit bon ou mauvais.

— Vous avez raison. D’ailleurs, ces enfants terribles deviennent des femmes de mérite.

— J’imagine que M. Bémis récompensera miss Bat d’avoir si bien élevé ses enfants. Il devrait lui faire une petite rente pour le moment où elle ne pourra plus travailler. Il est assez riche pour cela !

— Il est riche, oui, mais bien insouciant, le brave monsieur ; sans quoi, il y a longtemps qu’il se serait inquiété de ses enfants. L’année dernière ils faisaient la risée de tout Harmony. Vous en souvenez-vous ? J’ai été sur le point d’en parler moi-même à miss Bat. Je pensais que c’était mon devoir, mais j’avais si peur de parler trop clairement et de la blesser, que je n’ai pas osé. »

Les deux vieilles dames se séparèrent.

Vous pouvez vous vanter de m’avoir parlé clairement sans vous en douter, se dit miss Bat, mais je ne suis pas fâchée de vous avoir entendues. Cela m’ouvre les yeux. »

Miss Bat avait du bon ; elle savait se rendre justice. Jamais elle n’avait aidé Molly en quoi que ce fût. La petite fille avait agi seule, avec l’aide et les conseils de Mme Minot, de Mme Peck et de Merry, et voilà que c’était elle, miss Bat, qui récoltait les éloges dus à Molly ! Elle se trouva tenue, vis-à-vis de sa propre conscience, à mériter au moins une partie de ces éloges.

« Molly n’a plus besoin de moi maintenant, se dit-elle. Il est trop tard, mais si je ne rends pas cette maison plus propre qu’une maison hollandaise, je ne m’appelle pas miss Bat ! »

Nous connaissons déjà l’étonnement et la stupéfaction de Molly, lorsqu’elle vit secouer les tapis pleins de poussière, enlever les toiles d’araignées qui étaient là depuis des années, et nettoyer des cabinets et des armoires, au grand désespoir des souris et des mites, qui avaient cru y être installées pour l’éternité.

Molly prit congé de sa famille de chats en disant :

« Je ne comprends rien à tout cela ; mais, comme miss Bat ne se mêle jamais de mes affaires, je ferai semblant de ne rien voir, et, quand elle aura fini, j’admirerai tout ce qu’elle aura fait de bien. C’est si agréable d’être félicité de ses efforts ! »

La pauvre Molly, elle, n’avait eu que bien peu d’encouragements. Ses nombreux efforts n’avaient pas toujours été couronnés de succès, et sa récompense semblait encore éloignée. Cependant, elle l’était moins qu’on n’eût pu le croire.

Le soir de ce jour-là, il pleuvait, et M. Bémis avait la migraine. Ces deux choses réunies firent qu’au lieu de sortir selon son habitude, il s’endormit sur le canapé. Quand il se réveilla, il entendit la pluie qui fouettait contre les vitres, et un autre son qui lui fit prêter l’oreille et se retourner à demi. C’était Molly qui endormait son petit frère en lui chantant une vieille ballade. Elle le tenait sur ses genoux au coin du feu, car l’expérience lui avait appris à éviter les rhumes avec quelques précautions. Boo était pelotonné dans ses bras et la regardait avec amour. C’était une petite scène touchante. M. Bémis en fut ému :

« Molly devient une vraie petite femme, se dit-il. Elle ressemble chaque jour davantage à sa mère. »

À ce souvenir, ses yeux se remplirent de larmes. Il n’était pas encore consolé de la perte de sa femme, qui était morte peu après la naissance de Boo.

« Miss Bat me paraît avoir très bien élevé ces pauvres enfants, continua leur père. Molly est très changée à son avantage, et Boo est un bon petit garçon. »

M. Bémis, poursuivant le cours de ses pensées, se prit à considérer qu’il avait peut-être eu tort de songer à remplacer miss Bat, et que, somme toute, c’était une brave femme. Mais ses rôtis desséchés, son café tiède et ses chemises mal raccommodées, lui avaient fait croire, quelques semaines auparavant, qu’il serait sage de chercher une autre femme de charge.

Molly, ayant couché son petit frère, revint sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller son père qu’elle croyait toujours endormi, et se mit à travailler. Elle avait un nœud rouge autour du cou, un autre retenait ses longs cheveux soigneusement nattés ; elle avait un col et des manches irréprochables, et sa robe usée était un peu cachée par un petit tablier de soie noire. On eût dit une vraie petite maîtresse de maison, à la voir ainsi devant son ouvrage. Il n’y avait rien de plus drôle que de voir l’air anxieux dont elle examinait chacun de ses points, et l’expression de soulagement qu’elle prenait quand sa boutonnière était finie.

Son père s’amusa longtemps à la regarder sans qu’elle s’en doutât.

« Vraiment, se dit-il, miss Bat a dû avoir de la peine à changer ma petite espiègle en une jeune fille raisonnable. Je lui en fais mon sincère compliment. »

Il bâilla, se leva et dit à Molly en allumant son cigare :

« Que faites-vous, Molly ? »

Molly leva la tête, toute surprise de le voir s’intéresser à ce qu’elle faisait.

« Ce sont des chemises pour Boo, répondit-elle avec un orgueil bien permis. Je lui en fais quatre, et j’en suis à la dernière.

— Cela vous amuse donc ? continua M. Bémis. Il me semblait que miss Bat s’occupait de tout cela.

— Non, papa, elle ne s’occupe que de vos affaires. C’est moi qui arrange les miennes et celles de Boo, et Mme Peck m’a dit que je ne m’en tirais pas trop mal.

— Vous avez bien raison d’apprendre, Molly, Toutes les femmes devraient savoir se passer de couturières et de lingères. Il vous faudra faire de temps à autre quelques points pour moi, car les yeux de miss Bat ne sont plus très bons. »

M. Bémis regarda ses manches de chemise frangées, d’un air de mécontentement.

« Je suis toute prête, s’écria Molly, ravie de pouvoir rendre service à son père. Merry m’a appris à raccommoder les gants. En avez-vous à me donner ?

— En voici une paire pour commencer, » dit M. Bémis en lui tendant des gants dont tous les bouts de doigts étaient décousus.

Molly les prit d’un air grave et enfila une aiguillée de soie.

« À quoi pensez-vous, Molly ? demanda son père en la voyant sourire.

— Je pensais à mes robes d’été. Il va être temps de s’en inquiéter, et je serais bien heureuse si vous me permettiez de les acheter avec Mme Grant.

— Miss Bat n’est-elle pas là pour y veiller ?

— Si, papa, mais elle choisit toujours de vilaines étoffes pas chères, et elle m’habille comme un petit singe. Elle n’a pas l’ombre de goût ! Je suis assez vieille pour choisir mes robes toute seule avec l’aide d’une grande personne, Merry le fait bien. Elle n’a que six mois de plus que moi !

— Quel âge avez-vous donc, Molly ?

— J’aurai quinze ans au mois d’août, répondit la petite fille en se redressant,

— C’est pourtant vrai !… Comme le temps passe !… Eh bien, si cela vous fait tant plaisir, je vous permets d’acheter tout ce que vous voudrez, à condition que vous serez raisonnable. Miss Bat ne s’en formalisera-t-elle pas ?

— Miss Bat ! s’écria Molly en haussant légèrement les épaules, cela lui est bien égal. Elle ne s’inquiète jamais de moi ; pourvu que je la laisse tranquille, c’est tout ce qu’elle demande.

— Comment ! Quoi !… fit M. Bémis abasourdi. Si elle ne s’occupe pas de vous, qui donc s’en occupe ?

— Personne. Je prends soin de Boo, et la maison marche tant bien que mal.

— Je ne m’attendais pas à cette découverte, dit son père. Mais que fait donc miss Bat aujourd’hui ? J’ai failli tomber ce soir tant il y avait de meubles entassés dans le corridor.

— Ah ! voilà ! répondit Molly en riant, miss Bat s’est décidée à nettoyer la maison. Ce n’est pas dommage, car il y a je ne sais combien d’années que cela aurait dû être fait. Mais je croyais que c’était vous qui le lui aviez dit ?

— Moi, il n’y a pas de danger. Je déteste trop tout ce remue-ménage. Cependant, je vous avoue que je ne serais pas fâché de pouvoir accrocher mon paletot dans l’antichambre sans le retrouver plein de poussière.

— C’était si sale partout que j’avais honte quand il venait quelqu’un, dit Molly.

— Vous auriez pu essuyer un peu, mais vous étiez sans doute trop prise par vos études et vos jeux, n’est-ce pas ?

— Cela ne lui allait pas, dit Molly en soupirant. Et puis, il y avait trop à faire pour moi toute seule. Mais, si la maison était une bonne fois nettoyée, je me chargerais bien de la conserver propre.

— Croiriez-vous que je venais justement de penser que miss Bat était bien habile d’avoir changé mon petit diable en une gentille petite fille, et que je cherchais ce que je pourrais lui donner pour la récompenser ? Voilà que je découvre que c’est vous que je dois remercier ! C’est une bonne surprise, chérie. »

Molly devint toute rouge de plaisir. Elle aussi trouvait que c’était une bonne surprise de recevoir des compliments après tant d’échecs et si peu de succès.

Oh ! je vous en prie, donnez-lui ce que vous vouliez lui donner, s’écria-t-elle. Moi, je suis toute récompensée puisque vous êtes content. Je n’ai pas fait grand’chose, et je ne croyais même pas que vous vous en apercevriez.

— Vous avez fait de grands progrès, ma mignonne. Je suis très heureux de le constater. Quand la maison sera propre nous penserons à miss Bat puisque vous y tenez. Quant à vos emplettes, vous ferez tout ce que vous voudrez avec Mme Grant, et vous me ferez envoyer les notes.

— « Oh ! que vous êtes bon ! s’écria Molly. Ce sera charmant. Merry est toujours bien mise. Vous me trouverez bien plus à votre gré quand je serai vêtue convenablement.

— Mais il me semble que vous êtes très bien comme cela, répondit M. Bémis.

— Oh ! papa, j’ai traîné cette robe-là tout l’hiver ! Elle est affreuse et si usée ! Il y a plus d’un mois que je vous en ai demandé une autre. Vous m’avez répondu : J’y penserai, mais vous l’avez oublié, et j’ai été obligée de la raccommoder de tous les côtés, voyez ! »

Molly lui montra ses manches rapiécées et sa robe reprisée.

« Pauvre chérie, lui dit son père, touché de sa résignation et plein de remords en se souvenant des nombreuses fois où il avait dit ce : J’y penserai. C’est très mal de ma part, et pour compenser cet oubli, je vous ordonne d’acheter cinq ou six robes cet été. »

Molly battit des mains, et s’écria avec une joie d’enfant

« Comme ce sera amusant d’avoir une masse de robes neuves et d’être enfin comme les autres ! Miss Bat parle toujours de faire des économies.

— Il me semble que j’ai le moyen de vous habiller convenablement, dit M. Bémis, en regardant de nouveau ses poignets d’un air mécontent. Les économies de miss Bat ne me plaisent nullement.

— À ce compte-là, pensa Molly, après n’avoir rien eu à mettre, j’aurai plus de robes qu’il ne m’en faudra. »

Elle continua à coudre sans dire mot. Son père se disait de son côté qu’il avait été bien négligent, et qu’il eût dû changer plus tôt beaucoup de choses. Tout à coup, il se leva et alla vers son bureau, non pas pour s’y plonger, comme à son ordinaire, dans ses livres, mais pour chercher dans ses tiroirs un petit trousseau de clefs. Quand il l’eut trouvé, il le regarda longuement d’un air pensif qu’il ne prenait jamais que lorsqu’il considérait le portrait de sa femme. Quelque absorbé que M. Bémis pût être par ses affaires, il n’en aimait pas moins tendrement ses enfants, et il était aussi heureux que surpris de découvrir que sa fille s’efforçait de remplacer sa mère.

« Molly, lui dit-il, venez un peu. »

Il lui mit les clefs dans la main en lui disant :

« Voici les clefs de votre mère. Je ne voulais vous les donner que lorsque vous seriez devenue assez raisonnable pour les mériter. Je crois que le moment est venu. Maintenant, vous pourrez prendre tout ce qui lui a appartenu. Je ne puis mieux vous récompenser. Vous êtes une bonne petite fille, et vous ressemblez beaucoup à votre pauvre mère. »

Il ne put continuer. Molly passa ses bras autour de son cou et lui dit d’une voix tremblante :

« Merci, père. C’est une récompense que je préfère à toute autre. Je tâcherai de lui ressembler encore plus. »

Son père l’embrassa et se détourna pour chercher, soi-disant, quelque chose dans son bureau.

« J’ai des lettres à écrire, lui dit-il. Allez vite vous coucher, mon enfant. Bonsoir, Molly, bonsoir ! »

Molly comprit qu’il avait besoin d’être seul. Elle se souvenait bien de sa chère mère, et elle avait souvent désiré voir les souvenirs déposés dans cette unique chambre de la maison où miss Bat n’était jamais entrée. Ces clefs étaient pour elle un cadeau inappréciable, et, tout en se déshabillant pour se coucher sagement, elle oubliait les robes promises pour ne plus songer qu’aux vêtements à demi-usés qu’elle déplierait si tendrement le lendemain.

Quand elle finit par s’endormir, le bras autour de Boo, et les clefs sous son oreiller, ses joues étaient mouillées de larmes de bonheur.

Vous voyez, chers lecteurs, que nos trois petites amies réussirent mieux que la première fois. Aucune d’elles n’était encore parfaite ; mais elles apprenaient lentement, chacune de son côté, les trois grandes leçons suivantes :

Primo : La gaieté et le courage dans l’adversité nous donnent des amis.

Secundo : En faisant son devoir, on aide les autres à faire de même.

Tertio : En mettant du goût dans les choses les plus ordinaires, on rend son chez-soi agréable et sa vie heureuse.