Jalousie (Corneille)

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Jalousie (Corneille)
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 155-157).

LII

Jalousie.

Ces vers, signés Corneille, ont été publiés pour la première fois dans les Poésies choisies… cinquième partie, p. 73. Nous n’en pouvons déterminer l’époque, non plus que celles des pièces LIII-LXIV, toutes signées de la même manière. Nous ferons seulement remarquer que ces opuscules sont nécessairement antérieurs à l’Achevé d’imprimer de la première édition de cette cinquième partie, daté, ainsi que nous l’avons déjà dit, du 18 août 1660. Le nom de Philis désigne probablement ici la même personne que dans les pièces XLVIII et XLIX. Granet, qui considère ces deux madrigaux comme adressés à Mlle Serment, ne s’est point prononcé sur la présente pièce, qu’il donne aux pages 191-193 des Œuvres diverses.


N’aimez plus tant, Philis, à vous voir adorée :
Le plus ardent amour n’a pas grande durée ;
Les nœuds les plus serrés sont le plus tôt rompus ;
À force d’aimer trop, souvent on n’aime plus,
Et ces liens si forts ont des lois si sévères 5
Que toutes leurs douceurs en deviennent amères.
Je sais qu’il vous est doux d’asservir tous nos soins ;
Mais qui se donne entier n’en exige pas moins :
Sans réserve il se rend, sans réserve il se livre,
Hors de votre présence il doute s’il peut vivre ; 10
Mais il veut la pareille, et son attachement
Prend compte de chaque heure et de chaque moment.
C’est un esclave fier qui veut régler son maître,
Un censeur complaisant qui cherche à trop connoître,
Un tyran déguisé qui s’attache à vos pas, 15
Un dangereux Argus qui voit ce qui n’est pas.

Sans cesse il importune, et sans cesse il assiège,
Importun par devoir, fâcheux par privilège,
Ardent à vous servir jusqu’à vous en lasser,
Mais au reste un peu tendre et facile à blesser. 20
Le plus léger chagrin d’une humeur inégale,
Le moindre égarement d’un mauvais intervalle,
Un souris par mégarde à ses yeux dérobé,
Un coup d’œil par hasard sur un autre tombé,
Le plus foible dehors de cette complaisance 25
Que se permet pour tous la même indifférence :
Tout cela fait pour lui de grands crimes d’État ;
Et plus l’amour est fort, plus il est délicat.
Vous avez vu, Philis, comme il brise sa chaîne
Sitôt qu’auprès de vous quelque chose le gêne ; 30
Et comme vos bontés ne sont qu’un foible appui
Contre un murmure sourd qui s’épand jusqu’à lui.
Que ce soit vérité, que ce soit calomnie,
Pour vous voir en coupable il suffit qu’on le die ;
Et lorsqu’une imposture a quelque fondement 35
Sur un peu d’imprudence, ou sur trop d’enjouement,
Tout ce qu’il sait de vous et de votre innocence
N’ose le révolter contre cette apparence,
Et souffre qu’elle expose à cent fausses clartés
Votre humeur sociable et vos civilités. 40
Sa raison au dedans vous fait en vain justice,
Sa raison au dehors respecte son caprice ;
La peur de sembler dupe aux yeux de quelques fous
Étouffe cette voix qui parle trop pour vous.
La part qu’il prend sur lui de votre renommée 45
Forme un sombre dépit de vous avoir aimée ;
Et comme il n’est plus temps d’en faire un désaveu,
Il fait gloire partout d’éteindre un si beau feu :
Du moins s’il ne l’éteint, il l’empêche de luire,
Et brave le pouvoir qu’il ne sauroit détruire. 50

Voilà ce que produit le don de trop charmer.
Pour garder vos amants, faites-vous moins aimer :
Un amour médiocre est souvent plus traitable ;
Mais pourriez-vous, Philis, vous rendre moins aimable ?
Pensez-y, je vous prie, et n’oubliez jamais, 55
Quand on vous aimera, que l’Amour est doux, mais[1]


  1. Ces mots, imprimés ainsi en capitales dans les Poésies choisies, font-ils allusion au début de quelque poésie alors en vogue ? c’est ce que nous n’avons pu éclaircir.