James Watt (Arago)/07

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 431-449).
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DES MACHINES CONSIDÉRÉES DANS LEURS RAPPORTS AVEC LE BIEN-ÊTRE DES CLASSES OUVRIÈRES[1].


Beaucoup de personnes, sans mettre en question le génie de Watt, regardent les inventions dont le monde lui est redevable et l’impulsion qu’elles ont donnée aux travaux industriels comme un malheur social. À les en croire, l’adoption de chaque nouvelle machine ajoute inévitablement au malaise, à la misère des artisans. Ces merveilleuses combinaisons mécaniques, que nous sommes habitués à admirer dans la régularité et l’harmonie de leurs mouvements, dans la puissance et la délicatesse de leurs effets, ne seraient que des instruments de dommage ; le législateur devrait les proscrire avec une juste et implacable rigueur.

Les opinions consciencieuses, alors surtout qu’elles se rattachent à de louables sentiments de philanthropie, ont droit à un examen attentif. J’ajoute que, de ma part, cet examen est un devoir impérieux. J’aurais négligé, en effet, le côté par lequel les travaux de notre illustre confrère sont le plus dignes de l’estime publique, si, loin de souscrire aux préventions de certains esprits contre le perfectionnement des machines, je ne signalais de tels travaux à l’attention des hommes de bien comme le moyen le plus puissant, le plus direct, le plus efficace de soustraire les ouvriers à de cruelles souffrances, et de les appeler au partage d’une foule de biens qui semblaient devoir rester l’apanage exclusif de la richesse.

Lorsqu’ils ont à opter entre deux propositions diamétralement opposées ; lorsque l’une étant vraie, l’autre est nécessairement fausse, et que rien, de prime abord, ne semble pouvoir dicter un choix rationnel, les géomètres se saisissent de ces propositions contraires ; ils les suivent minutieusement de ramifications en ramifications ; ils en font surgir leurs dernières conséquences logiques ; or, la proposition mal assise, et celle-là seulement, manque rarement de conduire par cette filière à quelques résultats qu’un esprit lucide ne saurait admettre. Essayons un moment de ce mode d’examen dont Euclide fait un fréquent usage, et qu’on désigne si justement par le nom de méthode de réduction à l’absurde.

Les adversaires des machines voudraient les anéantir ou, du moins, en restreindre la propagation, pour conserver, disent-ils, plus de travail à la classe ouvrière. Plaçons-nous un moment à ce point de vue, et l’anathème s’étendra bien au delà des machines proprement dites.

Dès le début, nous serons amenés par exemple à taxer nos ancêtres d’une profonde imprévoyance. Si au lieu de fonder, si au lieu de s’obstiner à étendre la ville de Paris sur les deux rives de la Seine, ils s’étaient établis au milieu du plateau de Villejuif, depuis des siècles les porteurs d’eau formeraient la corporation la plus occupée, la plus nécessaire, la plus nombreuse. Eh bien, messieurs les économistes, mettez-vous à l’œuvre en faveur des porteurs d’eau. Dévier la Seine de son cours n’est pas une chose impossible ; proposez ce travail ; ouvrez sans retard une souscription pour mettre Paris à sec, et la risée générale vous apprendra que la méthode de la réduction à l’absurde a du bon, même en économie politique ; et, dans leur sens droit, les ouvriers vous diront eux-mêmes que la rivière a créé l’immense capitale où ils trouvent tant de ressources ; que, sans elle, Paris serait peut-être encore un Villejuif.

Les bons Parisiens s’étaient félicités jusqu’ici du voisinage de ces inépuisables carrières où les générations vont arracher les matériaux qui servent à la construction de leurs temples, de leurs palais, de leurs habitations particulières. Pure illusion ! La nouvelle économie politique vous prouvera qu’il eût été éminemment avantageux que le plâtre, que les pierres de taille, que les moellons ne se fussent trouvés qu’aux environs de Bourges, par exemple. Dans cette hypothèse, supputez en effet sur vos doigts le nombre d’ouvriers qu’il eût été nécessaire d’employer pour amener sur les chantiers de la capitale toutes les pierres que, depuis cinq siècles, les architectes y ont manipulées, et vous trouverez un résultat vraiment prodigieux ; et, pour peu que les nouvelles idées vous sourient, vous pourrez vous extasier à votre aise sur le bonheur qu’un pareil état de choses eût répandu parmi les prolétaires !

Hasardons quelques doutes, quoique je sache très-bien que les Vertot de notre époque ressemblent parfaitement à l’historien de Rhodes, quand leur siége est fait.

La capitale d’un puissant royaume peu éloigné de la France est traversée par un fleuve majestueux que les vaisseaux de guerre eux-mêmes remontent à pleines voiles. Des canaux sillonnent, dans toutes sortes de directions, les contrées environnantes et transportent à peu de frais les plus lourds fardeaux. Un véritable réseau de routes admirablement entretenues conduit aux parties les plus reculées du territoire. À ces dons de la nature et de l’art, la capitale, que tout le monde a déjà nommée, joint un avantage dont la ville de Paris est privée : les carrières de pierre à bâtir ne sont pas à sa porte, elles n’existent qu’au loin. Voilà donc l’utopie des nouveaux économistes réalisée. Ils vont compter, n’est-ce pas, par centaines de mille, peut-être par millions, les carriers, les bateliers, les charretiers, les appareilleurs employés sans cesse à extraire, à transporter, à préparer les moellons, les pierres de taille nécessaires à la construction de l’immense quantité d’édifices dont cette capitale s’enrichit chaque année. Laissons-les compter à leur aise. Il arrive dans cette ville ce qui serait arrivé à Paris privé de ses riches carrières : la pierre étant très-chère, on n’en fait pas usage ; la brique la remplace presque partout.

Des millions d’ouvriers exécutent aujourd’hui à la surface et dans les entrailles de la terre, d’immenses travaux auxquels il faudrait totalement renoncer si certaines machines étaient abandonnées. Il suffira de deux ou trois exemples pour rendre cette vérité palpable.

L’enlèvement journalier des eaux qui surgissent dans les galeries des seules mines de Cornouailles, exige une force de cinquante mille chevaux ou de trois cent mille hommes. Je vous le demande, le salaire de trois cent mille ouvriers n’absorberait-il pas tous les bénéfices de l’exploitation ?

La question des salaires et des bénéfices paraît-elle trop délicate ? D’autres considérations nous conduiront à la même conséquence.

Le service d’une seule mine de cuivre de Cornouailles, comprise dans les Consolidated-Mines, exige une machine à vapeur de plus de trois cents chevaux constamment attelés, et réalise, chaque vingt-quatre heures, le travail d’un millier de chevaux. Puis-je craindre d’être démenti en affirmant qu’il n’existe aucun moyen de faire agir plus de trois cents chevaux, ou deux à trois mille hommes, simultanément et d’une manière utile, sur l’ouverture bornée d’un puits de mine ? Proscrire la machine des Consolidated-Mines, ce serait donc réduire à l’inaction le grand nombre d’ouvriers dont elle rend le travail possible ; ce serait déclarer que le cuivre et l’étain du Cornouailles y resteront éternellement ensevelis sous une masse de terre, de roches et de liquide de plusieurs centaines de mètres d’épaisseur. La thèse, ramenée à cette dernière forme, aura certainement peu de défenseurs ; mais qu’importe la forme lorsque le fond est évidemment le même ?

Si, des travaux qui exigent un immense développement de forces, nous passions à l’examen de divers produits industriels que la délicatesse de leurs éléments, la régularité de leurs formes, ont fait ranger parmi les merveilles de l’art, l’insuffisance, l’infériorité de nos organes, comparés aux combinaisons ingénieuses de la mécanique, frapperaient également tous les esprits. Quelle est, par exemple, l’habile fileuse qui pourrait tirer d’une seule livre de coton brut, un fil de cinquante-trois lieues de long, comme le fait la machine nommée Mule-Jenny ?

Je n’ignore pas tout ce que certains moralistes ont débité touchant l’inutilité des mousselines, des dentelles, des tulles que ces fils déliés servent à fabriquer ; mais qu’il me suffise de remarquer que les Mule-Jenny les plus parfaites marchent sous la surveillance continuelle d’un grand nombre d’ouvriers ; que toute la question, pour eux, est de fabriquer des produits qui se vendent ; qu’enfin, si le luxe est un mal, un vice, un crime même, on doit s’en prendre aux acheteurs, et non à ces pauvres prolétaires, dont l’existence serait, je crois, fort aventurée, s’ils usaient leurs forces à fabriquer, à l’usage des dames, au lieu du tulle mondain, des étoffes de bure.

Quittons maintenant toutes ces remarques de détail, et pénétrons dans le fond même de la question.

« Il ne faut pas, a dit Marc-Aurèle, recevoir les opinions de nos pères, comme le feraient des enfants, par la seule raison que nos pères les ont eues. » Cette maxime, assurément très-juste, ne doit pas nous empêcher de penser, de présumer du moins, que les opinions contre lesquelles aucune critique ne s’est jamais élevée depuis l’origine des sociétés, ne soient conformes à la raison et à l’intérêt général. Eh bien, sur la question tant débattue de l’utilité des machines, quelle était l’opinion unanime de l’antiquité ? Son ingénieuse mythologie va nous l’apprendre : les fondateurs des empires, les législateurs, les vainqueurs des tyrans qui opprimaient leur patrie, recevaient seulement le titre de demi-dieux ; c’était parmi les dieux mêmes qu’était placé l’inventeur de la bêche, de la faucille, de la charrue.

J’entends déjà nos adversaires se récrier sur l’extrême simplicité des instruments que je cite, leur refuser hardiment le nom de machines, ne vouloir les qualifier que d’outils, et se retrancher obstinément derrière cette distinction.

Je pourrais répondre qu’une semblable distinction est puérile ; qu’il serait impossible de dire avec précision où l’outil finit, où la machine commence ; mais il vaut mieux remarquer que, dans les plaidoyers contre les machines, il n’a jamais été parlé de leur plus ou moins grande complication. Si on les repousse, c’est parce qu’avec leur concours un ouvrier fait le travail de plusieurs ouvriers ; or, oserait-on soutenir qu’un couteau, qu’une vrille, qu’une lime, qu’une scie, ne donnent pas une merveilleuse facilité d’action à la main qui les emploie ; que cette main, ainsi fortifiée, ne puisse faire le travail d’un grand nombre de mains armées seulement de leurs ongles ?

Ils ne s’arrêtaient pas devant la sophistique distinction d’outils et de machines, les ouvriers qui, séduits par les détestables théories de quelques-uns de leurs prétendus amis, parcouraient en 1830 certains comtés de l’Angleterre en vociférant le cri de mort aux machines ! Logiciens rigoureux, ils brisaient dans les fermes la faucille destinée à moissonner, le fléau qui sert à battre le blé, le crible à l’aide duquel on vanne le grain. La faucile, le fléau et le crible ne sont-ils pas, en effet, des moyens de travail abrégés ? La bêche, la pioche, la charrue, le semoir, ne pouvaient trouver grâce devant cette horde aveuglée, et si quelque chose m’étonne, c’est que, dans sa fureur, elle ait épargné les chevaux, espèces de machines d’un entretien comparativement économique, et dont chacune peut exécuter, par jour, le travail de six ou sept ouvriers.

L’économie politique a heureusement pris place parmi les sciences d’observation. L’expérience de la substitution des machines aux êtres animés s’est trop souvent renouvelée depuis quelques années, pour qu’on ne puisse pas, dès à présent, en saisir les résultats généraux au milieu de quelques irrégularités accidentelles. Ces résultats, les voici :

En épargnant la main-d’œuvre, les machines permettent de fabriquer à meilleur marché ; l’effet de ce meilleur marché est une augmentation de demande : une si grande augmentation, tant notre désir de bien-être a de vivacité, que, malgré le plus inconcevable abaissement dans les prix, la valeur vénale de la totalité de la marchandise produite surpasse chaque année ce qu’elle était avant le perfectionnement ; le nombre des ouvriers qu’emploie chaque industrie s’accroît avec l’introduction des moyens de fabrication expéditifs.

Ce dernier résultat est précisément l’opposé de celui que les adversaires des machines invoquent. De prime abord, il pourrait sembler paradoxal ; cependant nous allons le voir ressortir d’un examen rapide des faits industriels les mieux constatés.

Lorsque, il y a trois siècles et demi, la machine à imprimer fut inventée, des copistes pourvoyaient de livres le très-petit nombre d’hommes riches qui se permettaient cette dispendieuse fantaisie. Un seul de ces copistes, à l’aide du nouveau procédé, pouvant faire l’ouvrage de deux cents, on ne manqua pas, dès cette époque, de qualifier d’infernale une invention qui, dans une certaine classe de la société, devait réduire à l’inaction neuf cent quatre-vingt-quinze personnes sur mille. Plaçons le résultat réel à côté de la sinistre prédiction.

Les livres manuscrits étaient très-peu demandés ; les livres imprimés, au contraire, à cause de leur bas prix, furent recherchés avec le plus vif empressement. On se vit obligé de reproduire sans cesse les écrivains de la Grèce et de Rome. De nouvelles idées, de nouvelles opinions firent surgir une multitude d’ouvrages, les uns d’un intérêt éternel, les autres inspirés par des circonstances passagères. On a calculé, enfin, qu’à Londres, avant l’invention de l’imprimerie, le commerce des livres n’occupait que deux cents personnes ; aujourd’hui, c’est par des vingtaines de milliers qu’on les compte.

Et que serait-ce encore si, laissant de côté le point de vue restreint et pour ainsi dire matériel qu’il m’a fallu choisir, nous étudiions l’imprimerie par ses faces morales et intellectuelles ; si nous examinions l’influence qu’elle a exercée sur les mœurs publiques, sur la diffusion des lumières, sur les progrès de la raison humaine ; si nous opérions le dénombrement de tant de livres dont on lui est redevable, que les copistes auraient certainement dédaignés, et dans lesquels le génie va journellement puiser les éléments de ses conceptions fécondes ! Mais je me rappelle qu’il ne doit être question, dans ce moment, que du nombre d’ouvriers employés par chaque industrie.

Celle du coton offre des résultats plus démonstratifs encore que l’imprimerie. Lorsqu’un ingénieux barbier de Preston, Arkwright, lequel, par parenthèse, a laissé à ses enfants deux à trois millions de francs de revenu, rendit utile et profitable la substitution des cylindres tournants aux doigts des fileuses, le produit annuel de la manufacture de coton en Angleterre ne s’élevait qu’à cinquante millions de francs ; maintenant ce produit dépasse neuf cents millions. Dans le seul comté de Lancastre, on livre tous les ans, aux manufactures de calicot, une quantité de fil que vingt et un millions de fileuses habiles ne pourraient pas fabriquer avec le seul secours de la quenouille et du fuseau. Aussi, quoique dans l’art du filateur les moyens mécaniques aient été pour ainsi dire poussés à leur dernier degré de perfectionnement, un million et demi d’ouvriers trouvent aujourd’hui de l’emploi, là où, avant les inventions d’Arkwright et de Watt, on en comptait seulement cinquante mille[2].

Certain philosophe s’est écrié, dans un profond accès de découragement : « Il ne se publie aujourd’hui rien de neuf, à moins qu’on n’appelle ainsi ce qui a été oublié. » S’il entendait seulement parler d’erreurs et de préjugés, le philosophe disait vrai. Les siècles ont été tellement féconds en ce genre qu’ils ne peuvent plus guère laisser à personne les avantages de la priorité. Par exemple, les prétendus philanthropes modernes n’ont pas le mérite ( si toutefois mérite il y a ) d’avoir inventé les systèmes que j’examine. Voyez plutôt ce pauvre William Lea faisant manœuvrer le premier métier à bas devant le roi Jacques Ier ! Le mécanisme parut admirable ; pourquoi le repoussa-t-on ? Ce fut sous le prétexte que la classe ouvrière allait en souffrir. La France se montra tout aussi peu prévoyante : William Lea n’y trouva aucun encouragement, et il alla mourir à l’hôpital, comme tant d’autres hommes de génie qui ont eu le malheur de marcher trop en avant de leur siècle !

Au surplus, on se tromperait beaucoup en imaginant que la corporation des tricoteurs, dont William Lea devint ainsi la victime, fut bien nombreuse. En 1583, les personnes de haut rang et de grande fortune portaient seules des bas. La classe moyenne remplaçait cette partie de nos vêtements par des bandelettes étroites de diverses étoffes. Le restant de la population ( neuf cent quatre-vingt-dix-neuf sur mille ) marchait jambes nues. Sur mille individus, il n’en est pas plus d’un aujourd’hui à qui l’excessif bon marché ne permette d’acheter des bas. Aussi un nombre immense d’ouvriers est-il dans tous les pays du monde occupé de ce genre de fabrication.

Si on le juge nécessaire, j’ajouterai qu’à Stock-port, la substitution de la vapeur à la force des bras, dans la manœuvre des métiers à tisser, n’a pas empêché le nombre des ouvriers de s’y accroître d’un tiers en très-peu d’années.

Il faut ôter enfin à nos adversaires leur dernière ressource ; il faut qu’ils ne puissent pas dire que nous avons seulement cité d’anciennes industries. Je ferai donc remarquer combien ils se sont trompés naguère dans leurs lugubres prévisions touchant l’influence de la gravure sur acier. Une planche de cuivre, disaient-ils, ne peut pas donner plus de deux mille épreuves. Une planche en acier, qui en fournit cent mille sans s’user, remplacera cinquante planches de cuivre. Ces chiffres n’établissent-ils pas que le plus grand nombre des graveurs ( que quarante-neuf sur cinquante ) se verront forcés de déserter les ateliers, de changer leur burin contre la truelle et la pioche, ou d’implorer dans la rue la pitié publique ?

Pour la vingtième fois, prophètes de malheur, veuillez ne pas oublier dans vos élucubrations, le principal élément du problème que vous prétendez résoudre ! Songez au désir insatiable de bien-être que la nature a déposé dans le cœur de l’homme ; songez qu’un besoin satisfait appelle sur-le-champ un autre besoin ; que nos appétits de toute espèce s’augmentent avec le bon marché des objets qui peuvent les alimenter, et de manière à défier les facultés créatrices des machines les plus puissantes.

Ainsi, pour revenir aux gravures, l’immense majorité du public s’en passait quand elles étaient chères ; leur prix diminue, et tout le monde les recherche. Elles sont devenues l’ornement nécessaire des meilleurs livres ; elles donnent aux livres médiocres quelques chances de débit. Il n’est pas jusqu’aux almanachs où les antiques et hideuses figures de Nostradamus, de Mathieu Laensberg, ne soient aujourd’hui remplacées par des vues pittoresques qui transportent, en quelques secondes, nos immobiles citadins, des rives du Gange à celles de l’Amazone, de l’Himalaya aux Cordillères, de Pékin à New-York. Voyez aussi ces graveurs, dont on nous annonçait si piteusement la ruine, jamais ils ne furent ni plus nombreux, ni plus occupés.

Je viens de rapporter des faits irrécusables. Ils ne permettront pas, je crois, de soutenir que sur cette terre, que parmi ses habitants, tels du moins que la nature les a créés, l’emploi des machines doive avoir pour conséquence la diminution du nombre d’ouvriers employés dans chaque genre d’industrie. D’autres habitudes, d’autres mœurs, d’autres passions auraient peut-être conduit à un résultat tout différent ; mais ce texte, je l’abandonne à ceux qui seraient tentés de composer des traités d’économie industrielle à l’usage des habitants de la lune, de Jupiter ou de Saturne.

Placé sur un théâtre beaucoup plus restreint, je me demande si, après avoir sapé par sa base le système des adversaires des machines, il peut être encore nécessaire de jeter un coup d’œil sur quelques critiques de détail. Faut-il remarquer, par exemple, que la taxe des pauvres, cette plaie toujours saignante de la nation britannique, cette plaie que l’on s’efforce de faire dériver de l’abus des machines, date du règne d’Élisabeth, d’une époque antérieure de deux siècles aux travaux des Arkwright et des Watt ?

Vous avouerez du moins, nous dit-on, que les machines à feu, que les Mule-Jenny, que les métiers dont on fait usage pour carder, pour imprimer, etc., objets de vos prédilections, n’ont pas empêché le paupérisme de grandir et de se propager ? Ce nouvel aveu me coûtera peu. Quelqu’un présenta-t-il les machines comme une panacée universelle ? Soutint-on jamais qu’elles auraient le privilège inouï d’écarter l’erreur et la passion des assemblées politiques ; qu’elles dirigeraient les conseillers des princes dans les voies de la modération, de la sagesse, de l’humanité ? Prétendit-on qu’elles détourneraient Pitt de s’immiscer sans relâche dans les affaires des pays voisins ; de susciter chaque année, et sur tous les points de l’Europe, des ennemis à la France ; de leur payer de riches subsides, de grever enfin l’Angleterre d’une dette de plusieurs milliards ? Voilà, voilà pourquoi la taxe des pauvres s’est si vite et si prodigieusement accrue. Les machines n’ont pas produit, n’ont pas pu produire ce mal. J’ose même affirmer qu’elles l’ont beaucoup atténué, et je le prouve en deux mots. Le comté de Lancastre est le plus manufacturier de toute l’Angleterre. C’est là que se trouvent les villes de Manchester, de Preston, de Bolton, de Warrington, de Liverpool ; c’est dans ce comté que les machines ont été le plus brusquement, le plus généralement introduites. Eh bien, répartissons la totalité de la valeur annuelle de la taxe des pauvres du Lancashire, sur l’ensemble de la population ; cherchons, en d’autres termes, la quote-part de chaque individu, et nous trouverons un résultat près de trois fois plus petit que dans la moyenne de tous les autres comtés ! Vous le voyez, les chiffres traitent sans pitié les faiseurs de systèmes. Au reste, que ces grands mots de taxe des pauvres ne nous fassent pas croire, sur la foi de quelques déclamateurs, que chez nos voisins les classes laborieuses sont entièrement dépourvues de ressources et de prévoyance. Un travail de fraîche date a montré que, dans l’Angleterre seule ( l’Irlande et l’Écosse étant ainsi laissées de côté ), le capital appartenant à de simples ouvriers qui se trouve en dépôt dans les caisses d’épargne, approche de 400 millions de francs. Les recensements opérés dans les principales villes ne sont pas moins instructifs.

Un seul principe est resté incontesté au milieu des débats animés que l’économie politique a fait naître : c’est que la population s’accroît avec l’aisance générale, et qu’elle diminue rapidement dans les temps de misère[3]. Plaçons des faits à côté du principe. Tandis que la population moyenne de l’Angleterre s’augmentait pendant les trente dernières années de 50 pour 100, Nottingham et Birmingham, deux des villes les plus industrielles, présentaient des accroissements de 25 et de 40 pour 100 plus considérables encore. Manchester et Glasgow enfin, qui occupent le premier rang dans tout l’empire britannique, par le nombre, la grandeur et l’importance des machines qu’elles emploient, voyaient, dans le même intervalle des trente dernières années, leur population s’augmenter de 150 et de 160 pour 100. C’était trois ou quatre fois plus que dans les comtés agricoles et les villes non manufacturières.

De pareils chiffres parlent assez d’eux-mêmes. Il n’est pas de sophisme, de fausse philanthropie, de mouvements d’éloquence qui puissent leur résister.

Les machines ont soulevé un genre particulier d’objections que je ne dois pas passer sous silence. Au moment de leur introduction, au moment où elles commencent à remplacer le travail manuel, certaines classes d’ouvriers souffrent de ce changement. Leur honorable, leur laborieuse industrie se trouve anéantie presque tout à coup. Ceux-là même qui, dans l’ancienne méthode, étaient les plus habiles, manquant quelquefois des qualités que le nouveau procédé exige, restent sans ouvrage. Il est rare qu’ils parviennent tout de suite à se rattacher d’autres genres de travaux.

Ces réflexions sont justes et vraies. J’ajouterai que les tristes conséquences qu’elles signalent doivent se reproduire fréquemment ; qu’il suffit de quelques caprices de la mode pour engendrer de profondes misères. Si je ne conclus pas de là que le monde doive rester stationnaire, à Dieu ne plaise qu’en voulant le progrès dans l’intérêt général de la société, je prétende qu’elle puisse rester sourde aux souffrances individuelles dont ce progrès est momentanément la cause ! L’autorité, toujours aux aguets des nouvelles inventions, manque rarement de les atteindre par des mesures fiscales ; serait-ce trop exiger d’elle, si l’on demandait que les premières contributions levées sur le génie servissent à ouvrir des ateliers spéciaux, où les ouvriers brusquement dépossédés trouveraient, pendant quelque temps, un emploi en harmonie avec leurs forces et leur intelligence ! Cette marche a quelquefois été suivie avec succès ; il resterait donc à la généraliser. L’humanité fait un devoir de la suivre, une saine politique la conseille ; au besoin, des événements terribles dont l’histoire a conservé le souvenir la recommanderaient aussi par son côté économique.

Aux objections des théoriciens qui craignaient de voir les progrès de la mécanique réduire les classes ouvrières à une inaction complète, ont succédé des difficultés tout opposées, sur lesquelles il semble indispensable de s’arrêter quelques instants.

En supprimant dans les manufactures toutes les manœuvres de force, les machines permettent d’y appeler en grand nombre les enfants des deux sexes. Des industriels, des parents cupides abusent souvent de cette faculté. Le temps consacré au travail dépasse toute mesure raisonnable. Pour l’appât journalier de huit à dix centimes, on voue à un abrutissement éternel des intelligences que quelques heures d’étude eussent fécondées, on condamne à un douloureux rachitisme des organes qui auraient besoin, pour se développer, du grand air et de l’action bienfaisante des rayons solaires.

Demander au législateur de mettre un terme à cette hideuse exploitation du pauvre par le riche ; solliciter des mesures pour combattre la démoralisation qui est la conséquence ordinaire des nombreuses réunions des jeunes ouvriers ; essayer d’introduire, de disséminer certaines machines dans les chaumières, afin que, suivant les saisons, les travaux agricoles puissent s’y marier à ceux de l’industrie, c’est faire acte de patriotisme, d’humanité ; c’est bien connaître les besoins actuels des classes ouvrières. Mais s’obstiner à exécuter de main d’homme, laborieusement, chèrement, des travaux que les machines réalisent en un clin d’œil et à bon marché ; mais assimiler les prolétaires à des brutes ; leur demander des efforts journaliers qui ruinent leur santé, et que la science peut tirer, au centuple, de l’action du vent, de l’eau, de la vapeur, ce serait marcher en sens contraire du but qu’on veut atteindre ; ce serait vouer les pauvres à la nudité ; réserver exclusivement aux riches une foule de jouissances qui sont maintenant le partage de tout le monde ; ce serait, enfin, revenir de gaieté de cœur, aux siècles d’ignorance, de barbarie et de misère.

Il est temps de quitter ce sujet, quoique je sois loin de l’avoir épuisé. Je n’aurai certainement pas triomphé d’une foule de préventions invétérées, systématiques. Du moins, je puis espérer que mon plaidoyer obtiendra l’assentiment de ces mille et mille oisifs de la capitale, dont la vie se passe à coordonner le goût des plaisirs avec les exigences de leur mauvaise santé. Dans quelques années, grâce aux découvertes de Watt, tous ces sybarites, incessamment poussés par la vapeur sur des chemins de fer, pourront visiter rapidement les différentes régions du royaume. Ils iront, dans le même jour, voir appareiller notre escadre à Toulon ; déjeuner à Marseille avec les succulents rougets de la Méditerranée ; plonger à midi leurs membres énervés dans l’eau minérale de Bagnères, et ils reviendront le soir, par Bordeaux, au bal de l’Opéra ! Se récrie-t-on ? je dirai que mon itinéraire suppose seulement une marche de vingt-six lieues à l’heure ; que divers essais de voitures à vapeur ont déjà réalisé des vitesses de quinze lieues ; que M. Stephenson, enfin, le célèbre ingénieur de Newcastle, offre de construire des machines deux fois et demie plus rapides : des machines qui franchiront 40 lieues à l’heure !



  1. En écrivant ce chapitre, il m’a semblé que je pouvais user sans scrupule de beaucoup de documents que j’ai recueillis, soit dans divers entretiens avec mon illustre ami lord Brougham, soit dans les ouvrages qu’il a publiés lui-même ou qui ont paru sous son patronage.

    Si je m’en rapportais aux critiques que plusieurs personnes ont imprimées depuis la lecture de cette Biographie, en essayant de combattre l’opinion que les machines sont nuisibles aux classes ouvrières, je me serais attaqué à un vieux préjugé sans consistance actuelle, à un véritable fantôme. Je ne demanderais pas mieux que de le croire et alors, je supprimerais très-volontiers tous mes raisonnements, bons ou mauvais. Malheureusement, des lettres que de braves ouvriers m’adressent fréquemment, soit comme académicien, soit comme député ; malheureusement, les dissertations ex professo et assez récentes de divers économistes, ne me laissent aucun doute sur la nécessité de dire encore aujourd’hui, de répéter sous toutes les formes, que les machines n’ont jamais été la cause réelle et permanente des souffrances d’une des classes les plus nombreuses et les plus intéressantes de la société ; que leur destruction aggraverait l’état présent des choses ; que ce n’est nullement de ce côté qu’on trouverait le remède à des maux auxquels je compatis de toute mon âme.

  2. M. Edward Baines, auteur d’une histoire très-estimée des manufactures de cotons britanniques, a eu la bizarre curiosité de chercher quelle longueur de fil est annuellement employée dans la fabrication des étoffes de coton. Cette longueur totale, il la trouve égale à cinquante et une fois la distance du soleil à la terre ! (cinquante et une fois trente-neuf millions de lieues de poste, ou environ deux mille millions de ces mêmes lieues).
  3. L’Irlande est une exception à cette règle, dont la cause est bien connue, et sur laquelle j’aurai occasion de revenir.