James Whistler
M. James Whistler, né à Baltimore, est Américain d’origine. Venu jeune avec sa famille en Europe, il a fait ses études d’artiste à Paris. En 1856, il fréquentait l’atelier de Gleyre. Sorti de l’atelier du maître et livré à lui-même, il envoie aux Salons de 1859 et de 1860 des toiles qui sont refusées par le jury. En 1863, le jury le repoussa de nouveau, cette fois avec une œuvre importante, la Fille blanche, qui, exposée au Salon des refusés, fit sensation parmi les artistes. M. Whistler, dans l’intervalle, avait quitté Paris pour s’établir à Londres. Les tableaux qu’il fit recevoir aux expositions anglaises répandirent son nom, et lorsqu’en 1865 il envoya de nouveau au Salon parisien une œuvre importante, la Princesse des pays de la porcelaine, elle fut reçue sans difficulté et placée sur la cimaise. En 1867, il a exposé au Salon une de ses meilleures œuvres, une scène de famille, Au piano.
M. Whistler s’était adonné à l’eau-forte en même temps qu’à la peinture, et il n’a cessé de cultiver les deux arts simultanément. Ses premières eaux-fortes remontent à 1858. Ce sont des sujets français imprimés à Paris, chez Delatre, comprenant une suite de vues et d’études de figures. En Angleterre, il grave une série de sujets anglais, principalement de vues de la Tamise. Aux vues et aux paysages, se sont entremêlés un grand nombre de portraits, tant français qu’anglais, à l’eau-forte et à la pointe sèche.
En 1874, M. Whistler a exposé à Londres deux toiles qui tiennent une place considérable dans son œuvre, le Portrait de ma mère et le Portrait de Carlyle. Il semble bien difficile de trouver dans le portrait des poses et un arrangement absolument nouveaux, cependant c’est à quoi M. Whistler est parvenu. Il a peint ses modèles de profil et assis. Sa mère, les pieds posés sur un tabouret, les mains croisées sur les genoux, vit, sur la toile, d’une vie intense. Carlyle est posé presque de même, seulement la figure est un peu retournée, tandis qu’un manteau, négligemment jeté sur les genoux, drape la partie inférieure du corps.
Faisons maintenant connaître les traits particuliers qui distinguent la peinture de M. Whistler et constituent sa grande originalité.
Lorsqu’en 1863 le tableau appelé la Fille blanche fut exposé aux Refusés, les artistes avaient été frappés de sa gamme de coloration ; la femme blanche, en pied, se détachait sur un rideau blanc, recouvrant tout le fond de la toile. C’était là l’œuvre d’un homme né peintre, doué d’une vision absolument propre. Dans le tableau, il y avait donc une figure comme sujet et, en même temps, une combinaison de tons blancs qu’on eût pu appeler un arrangement en blanc. Cela n’était pas dit, aucun sous-titre ou désignation spéciale n’appelait encore l’attention sur la combinaison du coloris. Mais à mesure que l’artiste peint, la réflexion et le jugement sur son œuvre se développent, et comme des combinaisons de tons analogues à celles qui se trouvaient dans la Fille blanche se reproduisent dans ses tableaux, il va ajouter un sous-titre servant à les désigner. Ainsi il dit : Portrait de ma mère. — Arrangement en noir et en gris. — Portrait de Carlyle. — Arrangement en noir et en gris. En effet, dans ces deux tableaux, personnages et fonds sont peints dans une gamme combinée de noirs et de gris.
Tant que M. Whistler peint de grandes figures, il est bien difficile que les personnages s’effacent devant la combinaison des couleurs et que le titre des œuvres ne dérive pas d’eux. Mais le voici peignant une décoration où il n’y a plus de figures humaines, où il n’entre comme motif que le plumage irisé d’un oiseau, le paon ; alors la combinaison des tons donne le titre à l’œuvre, en passant en tête et en faisant descendre le motif au second rang. M. Whistler désigne son œuvre :
Puis il ajoute comme explication : « Le paon sert de moyen pour effectuer l’arrangement de couleurs recherché. »
Cette chambre du paon (Peacock room) se trouve à Londres dans Prince’s gate. C’est la salle à manger d’un hôtel habité par M. Leyland. La décoration qui couvre le plafond et les parois de l’appartement se compose de deux motifs, l’un emprunté aux plumes de la queue du paon, l’autre à celles plus fines et différemment irisées de la gorge. Les deux motifs sont combinés et alternés pour donner de la variété au dessin, et en même temps, pour mettre dans le coloris la variété qui est dans le dessin, les motifs sont tantôt peints en or sur fond bleu, tantôt en bleu sur fond or. A l’une des extrémités de la salle, l’artiste, sur le mur fond bleu, a peint en or deux grands paons qui ont l’air de se défier et de s’exciter au combat ; sur la boiserie des volets fermés il en a, comme balance et opposition, peint une série en bleu sur fond or. Cette décoration tout entière bleue et or, d’une élégance et d’une originalité singulières, est une volupté pour les yeux.
M. Whistler a donc été conduit, par l’importance qu’il attache aux combinaisons de coloris, à donner l’arrangement particulier des couleurs pour titre principal à certaines de ses œuvres, en mettant le sujet en sous-titre. Il est allé plus loin encore. Il en est venu à supprimer absolument toute espèce de titre, autre que celui tiré de l’arrangement des couleurs. En 1874, il a fait à Londres, dans Pall-Mall, une exposition d’un choix de ses œuvres peintes et gravées. Certains tableaux, dans le catalogue, se trouvent simplement désignés : « Harmonie en gris et en couleur pêche. — Symphonie en bleu et en rose. — Variations en bleu et en vert. » Quoi qu’il en soit, ces tableaux renferment encore des personnages ou sont des marines, des paysages éclairés par la lumière du jour, et l’œil s’arrête sur des formes sensibles et perçoit facilement autre chose qu’un arrangement de tons. Aussi, pour saisir M. Whistler à l’extrême point qu’il devait parcourir, faut-il prendre ce qu’il appelle ses « nocturnes ». Il en a fait un grand nombre : « Nocturne en noir et en or. — Nocturne en bleu et en or. — Nocturne en argent et en bleu. » Répétant les mêmes effets avec variantes, il en est venu à peindre plusieurs nocturnes d’une même combinaison de couleurs et, pour les distinguer les uns des autres, à les désigner simplement par des numéros, disant : « Nocturne en bleu et en or, no 1 . — Nocturne en bleu et en or, no 2. »
Les nocturnes de M. Whistler, comme le nom l’indique, sont des effets de nuit. Prenons le plus clair, celui en bleu et argent, plaçons-nous à dix pas et regardons-le attentivement. L’impression que l’artiste veut fixer sur la toile est celle du clair de lune par une belle nuit. Il a choisi, comme sujet, une rivière avec ses bords, parce qu’après tout il lui faut bien un motif pour porter la couleur ; mais le motif n’existe pas pour lui-même, il n’a en soi aucune importance, aussi les bords de la rivière se distinguent-ils à peine, enveloppés qu’ils sont dans l’effet de nuit qui est le tableau, et ce qui est appelé à communiquer aux yeux l’effet que le peintre veut rendre, ce ne sont ni des lignes ni des contours, mais la gamme générale de tons bleus argentés qui, avec des inflexions de clair et d’ombre, couvre toute la toile. En somme, dans ce nocturne, il n’y a que deux choses sans contours et sans formes arrêtées, mais fort saisissables cependant, et arrivant à produire une impression puissante, de l’air et une gamme de tons délicate et vibrante.
M. Whistler, en tirant les dernières conséquences de la combinaison harmonique de couleurs qui était apparue instinctivement dans ses premières œuvres, est donc parvenu, avec ses nocturnes, à l’extrême limite de la peinture formulée. Un pas de plus, il n’y aurait sur la toile qu’une tache uniforme, incapable de rien dire à l’œil et à l’esprit. Les nocturnes de M. Whistler font penser à ces morceaux de la musique wagnérienne où le son harmonique, séparé de tout dessin mélodique et de toute cadence accentuée, reste une sorte d’abstraction et ne donne qu’une impression musicale indéfinie.
En 1878, M. Whistler envoya à l’Exposition de la Grosvenor Gallery une série de nocturnes, désignés simplement par leur combinaison chromatique. On peut s’imaginer l’ahurissement du public qui, habitué à chercher dans le catalogue l’explication de scènes à regarder le nez sur le tableau, se trouvait devant des gammes de couleurs, demandant à être vues à distance et ne prétendant donner qu’une impression générale de la transparence et de la poésie de la nuit. Les critiques se déchaînèrent. M. Ruskin tint la tête. Il ne se borna pas à bafouer la peinture, il lança au peintre une bordée d’insultes. M. Whistler crut y voir ce que la loi anglaise qualifie de « libelle », et il appela M. Ruskin devant les tribunaux. Le procès Whistler versus Ruskin devint une cause célèbre dont tout Londres s’occupa. Les incidents de l’audience furent d’un haut comique. Le juge, les avocats et les témoins, transformés en esthéticiens, s’étendirent à l’aveugle sur l’art et la peinture. Les jurés, qui n’avaient peut-être jamais vu un tableau de leur vie, furent conduits devant un Titien, et l’on prétendit hic et nunc façonner leur goût, pour leur permettre de se prononcer avec connaissance sur les nocturnes de M. Whistler. Ils se tirèrent du reste d’affaire en gens d’esprit. Ils reconnurent M. Ruskin coupable de libelle, mais ne le condamnèrent qu’à un liard, one farthing, de dommages, ce qui voulait clairement dire aux peintres et aux critiques de laver désormais leur linge en famille.
M. Whistler, après ce procès, s’est remis à travailler et il vient de rapporter à Londres une série de vues de Venise à l’eau-forte et au pastel. Ses eaux-fortes sont essentiellement des eaux-fortes de peintre. Elles ont cette liberté d’allures, cet imprévu, qu’on ne trouve que dans les productions des artistes, maniant avec une égale aisance la pointe et le pinceau, et usant indifféremment de tous les procédés pour rendre leur vision. Le trait, dans les œuvres gravées de M. Whistler, est souple et léger ; les personnages sont vivants et saisissants, le paysage est plein d’air et de profondeur.
Les vues que M. Whistler a rapportées de Venise dépassent peut-être ses œuvres antérieures en souplesse de main et en sentiment intime de la nature. J’en choisis une, celle qui nous donne une vue générale de Venise. Un petit nombre de traits horizontaux figurent de l’eau et servent à rejeter, dans un immense lointain, le rivage, la ville et ses monuments, simplement marqués, au milieu du papier, par quelques lignes dentelées. Jamais on ne s’est essayé à tant rendre avec si peu de travail apparent et des moyens si simples. Mais comme cette eau-forte reproduit l’impression qu’on se rappelle avoir soi-même éprouvée à l’aspect de Venise ! Comme c’est bien là une ville à fleur d’eau qui, de loin, semble une apparition prête à rentrer sous la mer ! Les pastels, qui accompagnent les eaux-fortes, donnent à l’œil la gamme de couleurs qui manque aux œuvres gravées ; autant le trait était délicat et vrai tout à l’heure, autant le ton et le coloris le sont à présent.