Jane Austen (Rague)/4

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Henri Didier (p. 137-155).


CHAPITRE IV.


LE STYLE ET L’HUMOUR


Le style de Jane Austen est simple, naturel et concis, en parfaite harmonie avec les paisibles aventures de ses héros prosaïques et pondérés ; et, pour éviter la sensation de platitude que pourrait engendrer cet assemblage de qualités trop discrètes, elle assaisonne ses phrases d’une ironie mordante, d’un humour réjouissant. Elle sait admirablement nous présenter en quelques lignes un personnage dans son milieu, avec les préoccupations dominantes, les situations respectives, les réflexions de son entourage. Le début de chacun de ses livres est une merveille de finesse et de clarté. Lisons par exemple les premières pages de Mansfield Park :

Trente ans environ s’étaient écoulés, depuis que Miss Maria Ward, de Huntington, avait eu la chance, n’ayant que soixante quinze mille francs, de faire la conquête de Sir Thomas Bertram de Mansfield Park, dans le comté de Northampton, et de s’élever ainsi au rang de femme de baronnet, honneur auquel il faut ajouter toutes les satisfactions qui découlent de la possession d’une jolie propriété et d’un large revenu. Tout Huntington s’était exclamé sur la bonne fortune de Miss Maria ; et son oncle, l’avocat, avait reconnu lui-même qu’il s’en fallait au moins de soixante quinze mille francs pour qu’elle pût équitablement viser si haut. Elle avait deux sœurs pour bénéficier de son élévation ; et certains de leurs amis, trouvant Miss Ward et Miss Francis tout aussi jolies que Miss Maria, ne se faisaient aucun scrupule de prédire que leurs mariages seraient au moins aussi avantageux. Mais il n’y a certainement pas dans le monde autant d’hommes riches que de jolies femmes qui méritent de les épouser. Miss Ward, après une demi-douzaine d’années d’attente, se vit réduite à accepter le Rev. Mr. Norris, un ami de son beau-frère, peu fortuné, et Miss Francis trouva encore pis. L’alliance que fit Miss Ward en réalité n’était pas à dédaigner ; Sir Thomas étant heureusement capable de donner à son ami un revenu dans la cure de Mansfield, Mr. et Mrs. Norris commencèrent leur carrière de félicité conjugale avec bien près de vingt-cinq mille francs par an. Mais Miss Francis se maria, comme on dit vulgairement, pour faire enrager sa famille ; et, en fixant son choix sur un lieutenant de marine sans éducation, sans fortune, sans relations, elle y réussit complètement. Il lui aurait été difficile de faire un choix plus maladroit. Sir Thomas jouissait d’une certaine influence ; par principe aussi bien que par orgueil, par une tendance générale à bien agir et le désir de voir dans des situations respectables toutes les personnes ayant quelques liens de parenté avec lui, il aurait été heureux de mettre son influence au service de la sœur de Lady Bertram ; mais cela ne pouvait avoir aucune utilité dans la profession de son mari. Et avant qu’il eut trouvé un moyen de les aider autrement, une rupture complète survint. Ce fut le résultat naturel de la conduite des trois sœurs, et que produit presque toujours un imprudent mariage. Afin de s’épargner des remontrances inutiles, Mrs. Price attendit d’être mariée pour avertir sa famille. Lady Bertram, d’un tempérament très tranquille et d’un naturel extraordinairement facile et indolent, se serait contentée de laisser simplement sa sœur de côté et de n’y plus penser. Mais Mrs. Norris avait un besoin d’agir qu’elle dut satisfaire par une longue et violente lettre exposant à sa cadette la folie de sa conduite et la menaçant des pires conséquences. Mrs. Price fut à son tour froissée et irritée, l’amertume de sa réponse s’étendit aux deux sœurs, et elle fit des réflexions si peu respectueuses sur l’orgueil de Sir Thomas que Mrs. Norris ne put les garder pour elle. Cela mit fin pour une longue période aux relations entre Mrs. Price et sa famille.


L’exposition ne tient que deux pages, et en quelques phrases nettes, courtes et précises, malicieuses et spirituelles, nous apprenons la chance inouïe de Miss Maria, l’émoi du petit pays à la nouvelle de son brillant mariage, les réflexions un peu jalouses de sa famille, les ambitions qu’il éveille chez ses deux sœurs, les éblouissantes prédictions que leur font les amis, puis leur désillusion, la résignation de la sage Miss Ward à une position encore honorable, le dépit de Miss Francis qui se jette dans la première union qui s’offre à elle, les remarques désagréables de ses sœurs qu’humilient cette mésalliance, enfin la brouille finale. En même temps sont esquissés l’orgueil de Sir Thomas Bertram, la placidité de sa femme, l’habileté de Mrs. Norris à semer la discorde.

Il est impossible d’être plus concis, de faire voir plus de choses en si peu d’espace, d’une manière qui s’imprime plus profondément dans notre esprit, qui y fixe mieux l’atmosphère dans laquelle va se dérouler le récit. Une ironie subtile imprègne toutes les phrases, et une réflexion humoristique, de place en place, coupe et égaie l’exposition.

Puis l’action va se développer simplement, légèrement, sans les digressions politiques, littéraires ou religieuses, chères à tant de romanciers. Jane Austen nous conte une histoire et ne cherche qu’à conter agréablement. On dira sans doute que c’est pauvreté de pensée, mais elle s’en soucie peu ; elle connaît son art et ne veut pas alourdir ses fins chefs-d’œuvre de banales fioritures. Elle écrit ironiquement à Cassandra au lendemain de la publication d’Orgueil et Préventions : « C’est plutôt un peu trop léger, vif et frétillant ; il y faudrait un peu d’ombre, s’étendre de place en place en de longs chapitres pleins de réflexions aussi profondes que possible ; ou tout au moins quelques pages de solennelles et spécieuses sottises sur quelque sujet totalement étranger au récit : un essai sur l’art d’écrire, une critique de Walter Scott ou l’histoire de Bonaparte, quelque chose enfin formant contraste et ramenant le lecteur avec un plaisir renouvelé au style animé et persifleur de tout le roman. »

Dans les six romans nous retrouvons la même concision. Quelques lignes nous donnent brièvement les traits fondamentaux du caractère des personnages, et c’est leur conversation même qui, dans la suite, précise leur individualité. L’auteur évite ainsi deux ou trois fastidieuses pages de description qui n’évoqueraient qu’une figure froide et sans vie. Elle ne nous explique pas que Mr. Woodhouse est hypnotisé par le souci de l’hygiène et des régimes, elle le fait parler à ses invités :

— « Mrs Bates essayez un de ces œufs ; un œuf à la coque peu cuit n’est pas malsain. N’ayez pas peur, ils sont très petits ; un de ces petits œufs ne vous fera pas de mal. Miss Bates, permettez à Emma de vous servir un tout petit morceau de tarte ; ce sont des tartes aux pommes, ne craignez pas que ce soit indigeste. Mrs Goddard, que dites-vous d’un demi verre de vin, un petit demi verre, additionné de beaucoup d’eau. Je ne crois pas que cela puisse vous faire du mal [1]. »


Les réflexions que fait l’amiral Croft, les mains derrière le dos, l’air soucieux, devant la fenêtre d’un marchand de tableaux, nous donnent l’image la plus vivante d’un vieux loup de mer, de son allure, de son ton, de ses pensées habituelles. Il parle à une charmante jeune femme :

— « Vous voyez, je regarde les tableaux. Je ne peux jamais passer devant cette boutique là sans m’arrêter. Que dites-vous de ça comme bateau ? Regardez-moi cela ! Avez-vous jamais vu quelque chose de pareil ? Quels drôles de types que vos jolis peintres pour s’imaginer qu’il y a des gens assez imprudents pour risquer leur vie dans une vieille coque de noix façonnée comme ça ! Et encore il a collé dessus deux beaux messieurs qui le plus tranquillement du monde regardent les montagnes et les rochers autour d’eux, comme s’ils n’étaient pas sur le point de faire un plongeon, ce qui ne va pas tarder. Je me demande dans quel chantier ce bateau là a été construit ; » et riant de tout son cœur « je ne voudrais même pas m’aventurer sur une mare de village là-dedans [2]. »


En s’éloignant, il interrompt sa conversation avec sa jolie interlocutrice pour jeter un dernier regard au tableau et un désespéré « Seigneur quel bateau ! »

Le ton du vieux marin, passionné de son métier, n’est-il pas pris sur le vif, plein de couleur et de vérité ?

Écoutons maintenant jacasser deux jeunes filles, la naïve Catherine Morland et la flirteuse Isabella Thorpe, dans la salle de bal d’une ville d’eaux.


— « Au nom du ciel ! » interrompit Isabella, « quittons ce coin. Savez-vous que deux jeunes insolents me fixent depuis une demi-heure. Ils me font vraiment perdre contenance. Allons voir la liste des arrivées. Ils n’oseront pas nous suivre jusque là ».

Elles se dirigèrent vers le livre, et, pendant qu’Isabella déchiffrait les noms, Catherine eut à surveiller les manœuvres de ces inquiétants personnages.

— « Ils ne viennent pas par ici, n’est-ce pas ? J’espère qu’ils n’ont pas l’impertinence de nous suivre. Je vous en prie, dites-moi s’ils viennent ? Je ne veux pas lever la tête ».

Bientôt Catherine, avec une joie non affectée, put affirmer à son amie qu’elle n’avait plus lieu de se sentir gênée, car les jeunes gens avaient quitté la salle.

— « Et de quel côté sont-ils partis ? » demanda Isabella en se retournant vivement. « Il y en avait un qui était très bien ».

— « Du côté de l’église ».

— « Ah ! Je suis ravie d’en être débarrassée. Et maintenant si nous allions à Edgars’Buildings, pour jeter un coup d’œil à mon nouveau chapeau. Vous avez dit que vous désiriez le voir ».

Catherine acquiesça vivement.

— « Seulement », ajouta-t-elle « nous allons peut-être rencontrer ces deux jeunes gens ».

— « Oh, qu’importe. En nous dépêchant nous les dépasserons, et je meurs d’envie de vous montrer mon chapeau ».

— « Mais, en attendant quelques minutes, nous serons sûres de ne pas les voir ».

— « Je ne veux pas leur faire tant d’honneur, je vous assure. Je n’ai pas l’habitude d’accorder autant d’importance aux hommes. C’est ainsi qu’on les rend insupportables ».

Catherine ne put rien opposer à ce raisonnement ; et, afin de montrer l’indépendance de Miss Thorpe et sa résolution de mortifier le sexe fort, elles se mirent immédiatement à la poursuite des deux jeunes gens, d’un pas aussi rapide qu’elles le purent [3].


Cette petite scène, écrite en 1799, pourrait être aussi bien l’œuvre d’un romancier de nos jours, dépeignant la vie mondaine dans une de nos villes d’eaux à la mode. C’est ainsi que l’usage d’un dialogue fourmillant des expressions les plus savoureuses, les plus piquantes, les plus humoristiques, que l’auteur a non pas forgées lui-même, mais qu’il a recueillies au vol dans son entourage, donne une sensation de réalité intense. Jane Austen est un merveilleux maître dans cet art du dialogue ; elle sait lui garder son naturel, tout en y concentrant les réflexions les plus caractéristiques de l’état d’âme de ses personnages. Les phrases qu’elle leur prête, nous les avons entendues mille fois autour de nous, elles nous sont familières, mais elle les groupe en des associations d’où jaillit un humour charmant.

Elle sait admirablement caractériser par la simple répétition de locutions habituelles, comme le « si tellement » de Miss Bates ou « il est si drôle » de Mrs. Palmer, la vulgarité de ses personnages comiques. Toutes ces conversations des Elton, des Collins, des Bertram, qui ont séduit les intelligences les plus raffinées, sont faites de lieux communs, de réflexions vulgaires, qui rapprochés éveillent des pensées nouvelles et mettent en lumière des traits de caractère inaperçus dans la vie réelle.

Si, par une suite de fins dialogues, par d’amusantes notations de petits travers, Jane Austen nous a rendu visibles la mentalité de ses personnages, elle s’est peu souciée de leur extérieur. Elle ne jette qu’un rapide regard sur le monde physique, et ne nous donne que la plus sommaire esquisse des localités, des habitations, des vêtements. Nous ne trouvons pas dans ses œuvres de longues descriptions de paysages, d’ameublements, de costumes, qui permettent à l’écrivain d’étaler sa science de la phrase et sa virtuosité à jongler avec les mots. Devons-nous nous en plaindre ; ou ainsi que Taine, parlant de Prosper Mérimée, nous écrier avec ravissement : « Point de ces descriptions qui passent au bout de cinquante ans et qui nous ennuient tant aujourd’hui, comme dans Walter Scott. Rien que des faits et des faits toujours instructifs [4] ». Jane Austen, écrivant pour ses contemporains des romans qu’elle croit sans doute éphémères, ne cherche pas à accabler ses lecteurs sous de fastidieuses énumérations d’étoffes, de mobiliers, de tous les détails d’intérieur qui leur sont familiers, et dont la connaissance n’apportera aucun élément nouveau à l’analyse psychologique.

Elle est sensible au charme des jolis paysages, mais elle ne croit pas devoir exprimer ses impressions en des termes rares ou emphatiques ; elle ne recherche pas l’écriture artiste. Un de ses personnages se vante d’ignorer le langage des amateurs de pittoresque : « J’appellerai escarpée », dit-il « une colline quand je devrais parler de ses lignes hardies ; je dirai de plaines qu’elles sont étranges et raboteuses au lieu de les trouver capricieuses et tourmentées, des objets éloignés qu’ils sont hors de vue, quand ils devraient être qualifiés d’indistincts à travers le doux voile d’une atmosphère nébuleuse [5] ».

Elle a trop lu de fades et prétentieuses imitations de Grabbe et de Cowper, et la crainte de tomber dans le lieu commun l’arrête. Elle pense comme Marianne Dashwood que :

L’admiration des paysages est devenu un simple « jar- gon ». Tout le monde a maintenant la prétention de sentir et de décrire les beautés de la nature avec le goût et l’élé- gance de celui qui le premier a défini la beauté pittoresque. Je déteste tous les « jargons »; et souvent je préfère garder mes sentiments pour moi, car je ne trouve pour les expri- mer qu’un langage usé à force d’avoir servi à tout le monde, et qui n’a plus ni sens ni force[6].


Cette citation nous montre combien est injuste le jugement de Charlotte Brontë : « Jane Austen est une parfaite lady, pleine de bon sens, mais une femme très incomplète, à qui manque la sensibilité, qui n’a ni passion ni éloquence, rien du captivant enthousiasme de la poésie » [7].

C’est précisément l’amour délicat de la vraie poésie, un sens artiste développé, qui empêchent Jane Austen de s’abandonner aux enthousiasmes faciles et rebattus. D’ailleurs, il ne faut jamais perdre de vue que Miss Austen a volontairement choisi un sujet un peu terre à terre, et que toute exaltation lyrique détruirait l’unité de son œuvre. Les sensations qu’elle-même ou les plus raffinés de ses personnages peuvent éprouver en face des majestueux spectacles de la nature doivent être exprimés sobrement pour rester dans le ton général du récit.

Lorsque la beauté d’un paysage est susceptible d’agir sur les sentiments de ses héros, lorsqu’il s’harmonise avec leurs pensées, qu’il est capable d’exalter leur bonheur ou d’apaiser leurs souffrances, Jane Austen n’hésite pas à nous le décrire, non pas en de longues pages avec d’infinis détails, mais en quelques lignes qui concentrent les éléments essentiels de sa poésie. Toute addition ne détruirait-elle pas la gracieuse légèreté, n’affaiblirait-elle pas l’impression de fraîcheur printanière créée par la description suivante :


C’était une journée extraordinairement délicieuse. On était en mars, mais c’était avril avec son air doux, son vent vif et caressant, son brillant soleil, qui de temps en temps se voilait pendant quelques minutes. Et tout paraissait si splendide sous l’influence d’un tel ciel ! Les effets des nuages se poursuivant les uns les autres au-dessus des navires dans Spithead et par delà l’île qui s’étendait jusqu’à l’horizon, les teintes toujours changeantes de la mer, maintenant à marée haute, dansant joyeusement et éclaboussant les remparts avec un si joli bruit, éveillaient chez Fanny, en se combinant ensemble, des sensations d’un tel charme qu’elle se désintéressait peu à peu des circonstances dans lesquelles elle les ressentait [8]).


Ce n’est pas le tableau soigné qui attirera au peintre l’admiration de la foule ; c’est la petite aquarelle lumineuse, faite de quelques coups de pinceau, où les amateurs ravis retrouvent l’impression première et l’émotion

du véritable artiste. Il y a tout ce qu’il faut pour réveiller nos souvenirs, pour nous rappeler qu’un jour nous avons senti comme Fanny Price. En précisant, en accumulant les détails, l’auteur dissiperait notre illusion et nous ramènerait à l’inférieure admiration d’un brillant exercice de style.

Ce n’est pas inconsciemment que Jane Austen concentre ses effets ; c’est par principe, comme nous le montre ce conseil à sa jeune nièce Anna : « Souvent vos descriptions sont trop minutieuses ; vous donnez trop de détails sur ce qui est à droite et ce qui est à gauche ».

Et la preuve que cette sobriété dans la description a été voulue par l’auteur, qu’elle est un effet d’art et non un manque de puissance, c’est qu’elle note avec minutie tout ce qui peut impressionner désagréablement Fanny à son retour dans la maison paternelle. Il ne s’agit plus, en effet, d’indiquer les sensations larges et vagues qui surgissent en nous au contact de la nature, mais les souffrances qui naissent dans une âme délicate au choc répété des petites vulgarités de la vie courante.


Les rayons du soleil tombant brutalement dans le petit salon, au lieu d’égayer Fanny, la rendaient plus mélancolique ; car l’éclat du soleil lui paraissait une chose tout à fait différente dans une ville et à la campagne. Là, son pouvoir n’était qu’un éblouissement, un éclat malsain et suffoquant, ne servant qu’à faire saillir les taches et la crasse, qui autrement auraient pu dormir inaperçues. Il n’y avait ni santé ni gaieté dans ce soleil de la ville. Elle était assise dans le flamboiement d’une chaleur oppressante, dans un nuage de poussière voltigeante ; et ses yeux ne pouvaient qu’errer des murs salis par la tête de son père à la table encochée et tailladée par ses frères, sur laquelle on voyait le plateau à thé jamais complètement nettoyé, les tasses et les soucoupes sur lesquelles le torchon avait laissé des traînées, le lait, une mixture de grumeaux flottant dans un liquide bleuté, le pain et le beurre prenant à chaque minute un aspect encore plus graisseux qu’en sortant

des mains de Rebecca. Son père lisait son journal, et, comme d’habitude, pendant qu’on préparait le thé, sa mère gémissait sur le tapis en lambeaux, et suppliait Rebecca de le réparer [9].


N’est-ce pas une vraie peinture naturaliste, avec la notation précise de tous les détails susceptibles d’évoquer dans l’esprit du lecteur la laideur et la grossièreté de la vie pauvre ? Il y a là une manière neuve pour l’époque de nous communiquer les sentiments d’un personnage ; l’auteur ne nous explique plus ce que son héros éprouve, il ne lui fait plus exprimer ses sensations, mais il nous décrit minutieusement l’éclat du soleil qui blesse ses yeux, l’atmosphère qui l’oppresse, la saleté qui lui soulève le cœur, les radotages qui fatiguent ses oreilles. Il n’y a pas besoin de commentaires, et malgré le silence de Fanny, sa dépression pénètre en nous.

Miss Austen a même recours aux procédés de l’impressionnisme et du pointillé pour déterminer une sensation plus précise de la réalité, comme dans cette description d’une cueillette de fraises :


On ne pensait, on ne parlait que des fraises, rien que des fraises. Le meilleur fruit d’Angleterre — le favori de tous — très sain — celles-là sont les meilleures — délicieux de les cueillir soi-même — on en jouit beaucoup plus — surtout le matin — pas fatiguée — toutes bonnes — les Hautboy très supérieures — sans comparaison — mais très rares — préfère les Chili — celles des bois les plus savoureuses — chères à Londres — beaucoup autour de Bristol — méthode spéciale — doit refaire les plates-bandes — pas de règle générale — ouvriers routiniers — délicieux — pas en abuser — cerises préférables — groseilles plus rafraîchissantes — pénible de rester courbée — soleil éblouissant — morte de fatigue — ne peut plus résister — doit aller s’asseoir à l’ombre [10].


Ce style haché ne rend-il pas exactement le bourdonnement confus, où se distinguent quelques lambeaux de phrases, d’une joyeuse société qui s’amuse à jouer aux jardiniers.

Si nous examinons le détail de la phrase de Jane Austen, nous voyons qu’elle s’harmonise avec l’ensemble de l’œuvre. Aussi bien dans le langage des personnages que dans ses descriptions, la clarté domine. Aucune emphase n’alourdit l’expression, aucune métaphore prétentieuse n’obscurcit la pensée. Ses comparaisons sont rares, mais exactes. Elle ne nous accable pas sous un flot d’adjectifs, mais ceux qu’elle choisit caractérisent parfaitement leur objet ; ils sont là parce qu’ils sont nécessaires pour préciser une qualité, et non pas pour arrondir une période. Elle recherche avec acharnement la brièveté de l’expression, et en fait la qualité essentielle du style : « Il m’a semblé çà et là que la pensée aurait pu être exprimée avec moins de mots », écrit-elle encore à sa nièce Anna. Conseil assez étonnant à l’époque où Mme D’Arblay et ses imitateurs enflent jusqu’au ridicule les périodes compliquées de Johnson.

Elle a horreur du lieu commun, elle rejette les expressions toutes faites, chaque fois qu’elles ne sont pas spécialement appropriées au langage d’un personnage. « Mais je désire « conseille-t-elle toujours à Anne Austen », que vous ne le plongiez pas dans un abîme de dissipation. Je n’ai pas d’objection contre le fait, mais je ne peux supporter l’expression. Elle est tellement style de feuilleton et si vieille que j’ose dire qu’Adam l’a rencontrée dans le premier roman qu’il a ouvert ». Ce conseil humoristique nous fait deviner quel soin elle apportait à la rédaction de ses livres. Elle écrit avec facilité, mais non pas avec négligence. Si ses phrases semblent se dérouler sans effort, si elles sont parfaitement claires, si elles cisèlent la pensée avec une netteté impeccable, c’est que l’auteur a patie mment choisi ses mots, rejeté toute expression vague et insipide, n’a gardé que le bon grain.

Il est intéressant de remarquer que des critiques anglais trouvent à son style un cachet français. « Elle introduit quelques-uns de ces éléments plus secs et plus mordants dont la littérature française a toujours été riche et la nôtre comparativement pauvre », lit-on dans un article anonyme de la « Macmillan Review » ; et un auteur américain, Mr. Bonnell écrit : « il semblerait qu’une Académie Française la surveille [11] ».

Cette netteté un peu sèche de la phrase convient admirablement à l’ironie cinglante, à l’esprit caustique qui font le charme de ses livres. Un humour incomparable par la finesse et l’acuité de l’observation pimente toute son œuvre. Tantôt c’est tout l’ensemble d’une conversation qui met en lumière les ridicules d’un personnage, tantôt c’est une petite phrase brève qui note à la volée le comique d’une situation.

Quelle amusante petite scène que celle ou Mrs Bennet s’efforce si maladroitement de jeter sa fille Jane dans les bras du riche Bingley.


Le soir, Mrs. Bennet montra aussi ouvertement sa volonté de laisser Bingley et Jane seuls. Mr. Bennet s’était retiré dans sa bibliothèque, Mary était en haut à jouer du piano. Deux obstacles sur cinq ainsi écartés, Mrs. Bennet s’assit, et, pendant un certain temps, lança des regards et des clignements d’yeux à Elisabeth et à Catherine, sans réussir à faire aucune impression sur elles. Elisabeth évitait de la regarder, et, lorsque Kitty s’aperçut enfin du manège de sa mère, elle demanda très innocemment : « Qu’est-ce que tu as, Maman, pourquoi me fais-tu constamment des clignements d’yeux ? Que veux-tu ».

« Rien mon enfant, rien, je ne cligne pas des yeux ».

Elle resta encore assise cinq minutes, puis incapable de voir gâcher plus longtemps une si précieuse occasion, elle se leva brusquement et dit à Kitty : « Viens, ma chérie, j’ai à te parler » et elle l’emmena hors de la chambre. Aussitôt Jane jeta à Elisabeth un regard de détresse, exprimant toute sa confusion d’une manœuvre si évidemment préméditée, et pour la prier de rester.

Quelques minutes après, Mrs. Bennet entr’ouvrit la porte et appela : « Lizzie, ma chérie, j’ai un mot à te dire. »

Elisabeth dut sortir. « Il faut mieux les laisser seuls, tu sais », lui dit sa mère dans l’antichambre, « Kitty et moi nous allons rester en haut ».

Elisabeth n’essaya pas de raisonner, elle demeura tranquillement dans l’antichambre jusqu’à ce que sa mère et Kitty fussent hors de vue, et rentra dans le salon [12].


La discussion entre Mr. Dashwood et sa femme sur l’inconvénient des rentes viagères est aussi une petite merveille d’ironie. Il vient d’hériter de deux millions, et il songe d’abord, pour tenir la promesse faite à son père mourant, à donner vingt-cinq mille francs à chacune de ses trois demi-sœurs. Mais Mrs. Dashwood trouve qu’il va se ruiner ; il diminue la somme de moitié, puis suggère une simple rente viagère de deux mille francs à la veuve.

— « Certainement », hésite sa femme « cela vaut mieux que de sacrifier quarante mille francs d’un coup. Mais si Mrs. Dashwood vit plus de quinze ans, nous serons encore en retour ».

— « Quinze ans, ma chère Fanny ! Je ne lui donne pas la moitié de cela à vivre ! »

— « Je ne dis pas le contraire. Mais remarquez que les gens ne meurent jamais quand il faut leur payer une annuité. Et votre belle-mère est forte, bien portante, quarante ans à peine. C’est très grave une rente ; cela revient inévitablement tous les ans, on ne peut s’en débarrasser. Vous ne savez pas à quoi vous vous engagez. Je connais les inconvénients de faire une rente à quelqu’un. Ma mère avait la charge d’une rente à trois vieux domestiqu es, que lui imposait le testament de mon père. Vous ne pouvez pas vous faire une idée comme elle trouvait cela désagréable. Il fallait, verser l’argent deux fois par an ; et encore il fallait prendre la peine de le leur faire parvenir. Puis on entendait dire que l’un d’eux était mort ; et, quand on se renseignait, on apprenait toujours que c’était une fausse nouvelle. Ma mère en était écœurée. Elle disait qu’elle n’était plus la maîtresse de ses revenus avec ces prélèvements perpétuels. Elle trouvait que mon père avait très mal agi ; car autrement, elle aurait disposé de sa fortune sans aucune restriction. Cela m’a tellement dégoûtée des annuités que pour rien au monde je ne voudrais m’engager à en payer une ».

— « C’est certainement très désagréable », répondit Mr. Dashwood « de se voir ainsi soutirer perpétuellement l’argent de ses revenus. Notre fortune n’est plus à nous, comme le disait justement votre mère. Être obligé au paiement régulier d’une telle somme à chaque échéance n’a rien de plaisant. On cesse d’être indépendant ».

— « Évidemment ; et après tout, personne ne vous en sait gré. Ils savent qu’ils toucheront sûrement leur argent ; vous ne faites pas plus qu’ils n’attendent, et ils ne vous en ont aucune reconnaissance. Si j’étais à votre place, ce que je ferais, je le ferais quand et autant qu’il me plairait. Je ne voudrais pas être lié. Cela peut être très gênant certaines années de réduire nos dépenses de deux mille ou même de mille francs ».

— « Vous avez raison, ma chérie. Il faut mieux ne pas lui faire de rente. Ce que je pourrai leur offrir de temps en temps leur sera plus utile qu’une annuité. Si elles se sentaient un plus large revenu, elles dépenseraient davantage et n’en seraient pas plus riches à la fin de l’année. Un billet de mille de temps en temps les aidera mieux, et la promesse faite à mon père sera largement remplie » [13].

Et Mr. Dashwood en arrive à décider qu’il se contentera d’aider la veuve et ses trois filles dans leur déménagement ; car, suivant le raisonnement de sa femme, ou ses demi-sœurs se marieront et alors elles n’auront plus besoin de rien ; ou elles resteront célibataires, et il faut si peu pour vivre à des femmes seules, que le maigre héritage laissé par leur père leur suffira amplement.

Les arguments du prétentieux pasteur Mr. Collins pour consoler un père de l’enlèvement de sa fille ne sont pas moins divertissants. Voici sa lettre à Mr. Bennet qui ne demande que le silence sur ce déplorable événement :


Cher Monsieur,

Je sens qu’il est de mon devoir, comme parent et comme pasteur, de vous apporter des paroles de consolation dans la douloureuse épreuve qui vous est infligée, et que nous avons appris hier par une lettre du Hertfordshire. Croyez bien, cher monsieur, que Mrs. Collins et moi sympathisons avec vous et votre respectable famille dans votre détresse actuelle ; détresse qui doit être d’autant plus pénible qu’elle provient d’une cause que le temps ne pourra pas faire disparaître. Les arguments ne me manquent pas qui pourraient alléger votre douleur et vous réconforter dans une circonstance plus triste que toutes les autres pour un père. La mort de votre fille aurait été un bienfait à côté de cela. Et il faut d’autant plus regretter sa faute, qu’on peut supposer, selon ma chère Charlotte, que sa conduite licencieuse provient d’une indulgence coupable ; bien que, pour votre consolation et celle de Mrs. Bennet, je suis incliné à penser que ses dispositions devaient être naturellement mauvaises pour avoir commis si jeune une si scandaleuse faute. Quoiqu’il en soit, vous êtes terriblement à plaindre ; et ce n’est pas seulement Mrs. Collins qui se joint à moi, mais aussi Lady Catherine et sa fille, à qui j’ai raconté toute l’affaire. Ils craignent avec moi que ce faux pas d’une de vos filles ne nuise à l’établissement des autres ; car, comme Lady Catherine elle-même a daigné le dire, qui voudra se lier à une telle famille ! Et cette considération me fait penser à certain événement de novembre dernier, avec une satisfaction croissante ; car, si cela eût tourné autrement, une part de la peine et du scandale rejaillirait

sur moi. Permettez-moi, mon cher cousin, de vous conseiller d’oublier le plus rapidement possible, de rejeter loin de vous, à jamais, votre fille indigne, et de la laisser récolter les fruits de sa hideuse conduite » [14].

Mais l’humour de Jane Austen revêt une autre forme à la fois plus condensée et plus subtile, dans les courtes notations des pensées secrètes et même inconscientes de ses personnages. Il est difficile de donner des exemples de cette partie la plus savoureuse de son talent. L’ironie de l’expression est liée si intimement à l’ensemble de l’action, qu’en l’isolant on lui enlève tout son piquant. Citons seulement quelques phrases au hasard.

Mrs. Thorpe vient d’infliger à Mrs. Allen, impatiente de parler à son tour et qui n’a pas d’enfants, le récit détaillé des faits et gestes de ses fils et de ses filles. « Mrs. Allen n’avait aucune information analogue à donner, aucun triomphe de ce genre à imposer à l’oreille distraite et incrédule de son amie ; elle devait rester assise et affecter un intérêt pour ces effusions maternelles ; mais ses yeux inquisiteurs découvrirent rapidement que la dentelle sur la pelisse de Mrs. Thorpe n’était pas de moitié aussi jolie que la sienne, et cela lui fut une consolation [15] ».

Mr. Woodhouse craint que Mr. Knightley ait pris froid, il ne sait pas encore que celui-ci veut épouser sa fille. Jane Austen remarque : « Eut-il pu voir le cœur, il se serait peu soucié des poumons [16] ».

Voici la peinture des sentiments qui agitent l’apathique Mrs. Bertram, au retour à l’improviste de son mari, dont elle a supporté l’absence très philosophiquement : « Elle fut presque émotionnée pendant quelques minutes, et sa surexcitation se manifesta à un tel point qu’elle abandonna son ouvrage de fantaisie, chassa son cher carlin de ses côtés, et donna toute son attention et le reste du sofa à son époux. Cela lui fut si agréable de le revoir, de l’entendre parler, d’avoir son oreille amusée et toute sa pensée absorbée par ses récits, qu’elle commença à s’apercevoir qu’il avait dû lui manquer terriblement et qu’il lui aurait été impossible de souffrir une plus longue séparation ».

Quelquefois ce sont de brèves phrases qui, par des oppositions ou des rapprochements inusités de mots et de pensées, attirent l’attention et mettent en relief la signification psychologique des plus petits faits de la vie courante. En voici quelques spécimens :

« La nature humaine est si bien disposée en faveur des gens qui se trouvent dans des circonstances intéressantes, qu’une jeune personne n’a qu’à mourir ou se marier pour être sûre d’exciter la sympathie [17] ».

« Sir John était aussi bruyant dans ses applaudissements à la fin de chaque chanson, qu’il l’était dans sa conversation pendant qu’on chantait [18] ».

« Mrs. Ferrars n’était pas une femme bavarde ; car, contrairement à l’habitude générale, elle proportionnait le nombre de ses mots à celui de ses idées [19] ».

« C’était un grand dîner ; les domestiques étaient nombreux et tout dénotait le goût de la maîtresse de maison pour le faste, et la richesse du mari capable de le procurer. On ne pouvait percevoir la pauvreté dans rien, excepté dans la conversation, mais sur ce point, la pénurie était considérable [20] ».

« Lady Middleton était de son côté aussi satisfaite de Mrs. John Dashwood. Une égale sécheresse de cœur et un même égoïsme les attirait l’une vers l’autre ; elles sympathisaient dans la correction insipide de leurs manières et dans un manque de commun d’intelligence [21] ».

Cet art de donner à ses phrases précises et claires ce vernis de délicat humour, de fine ironie, de léger cynisme, trop subtils[22] pour être analysés, est personnel à Jane Austen. Aucun autre écrivain n’a su mêler avec autant de tact le sourire à l’observation approfondie, et c’est ce qui permet de qualifier ses œuvres de géniales. Ce mot appliqué à une modeste femme, qui n’a écrit sur des sujets très communs que six petits romans passés d’abord inaperçus, semble peut-être exagéré. Nous verrons cependant les plus grandes intelligences de l’Angleterre s’accorder pour reconnaître qu’il n’est pas déplacé en parlant de Jane Austen.



  1. Emma.
  2. Persuasion.
  3. L’abbaye de Northanger.
  4. Essais de critique et d’histoire.
  5. Raison et Sensibilité.
  6. Raison et Sensibilité.
  7. Charlotte Bronte’s Letters.
  8. Mansfield Park.
  9. Mansfield Park.
  10. Emma.
  11. C. Brontë, J. Austen and G. Eliot by H. H. Bonnell.
  12. Orgueil et Préventions.
  13. Raison et Sensibilité.
  14. Orgueil et Préventions.
  15. L’abbaye de Northanger.
  16. Emma.
  17. Emma.
  18. Raison et Sensibilité.
  19. Raison et Sensibilité.
  20. Raison et Sensibilité.
  21. Raison et Sensibilité.
  22. WS : substils -> subtils