Jane Austen (Rague)/5

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Henri Didier (p. 159-174).

CHAPITRE V


OPINIONS ET TEMPÉRAMENT

DE JANE AUSTEN


En racontant l’histoire de la vie de Jane Austen, nous n’avons donné qu’une image de sa personnalité sociale telle qu’elle apparaissait extérieurement à ses parents et à ses amis. Il serait intéressant de pénétrer sa personnalité sentimentale et morale, de retrouver tous ce que ses intimes ne nous ont pas révélé ou ce qu’ils n’ont pas su voir, de connaître son opinion sur maints problèmes psychologiques, politiques ou sociaux de la vie courante.

Sa correspondance nous renseigne très imparfaitement sur ces questions ; elle ne se confiait guère qu’à sa sœur Cassandra, et celle-ci a détruit toutes les lettres qui avaient un caractère trop personnel ou qui contenaient des appréciations trop libres sur leur entourage, celles qui auraient pu déceler sa mentalité véritable. Nous en sommes donc réduits à opérer comme Jane Austen elle-même, lorsqu’elle croyait découvrir dans un salon un type original, susceptible d’être introduit dans ses romans ; elle écoutait attentivement sa conversation, et notait au vol les réflexions qui devaient la fixer sur les véritables sentiments dissimulés sous la façade mondaine. Nous allons scruter ses livres ; et ce sont ses phrases mêmes, ses appréciations de tel ou tel acte, ses préférences ou ses antipathies pour tel ou tel personnage, qui nous dévoileront la conception qu’elle se faisait

réellement de la vie. Nous ne verrons pas toujours bien clair dans notre enquête ; car Jane Austen est la plus impersonnelle des auteurs. Mais, si impersonnel que soit un écrivain, fut-il Flaubert lui-même, il lui est impossible, en écrivant sur la vie contemporaine, de ne pas laisser échapper quelques indices de sympathie ou d’aversion, et, inconsciemment, il se trahit toujours un peu.

On s’est souvent demandé si Jane Austen n’avait pas tracé son propre portrait dans l’une de ses héroïnes ; les uns veulent la reconnaître dans Elisabeth Bennet, les autres dans Emma Woodhouse, et même dans Marianne Dashwood. Cette dernière hypothèse semble peu fondée ; Jane Austen n’a jamais été aussi écervelée ; elle précise avec trop de netteté le ridicule de la conduite de Marianne pour être tombée dans les mêmes travers. Seule l’opposition de la sagesse d’Elinor, qui serait Cassandra Austen, et de l’étourderie de Marianne, a pu faire naître cette suggestion, en se reportant à l’admiration affectueuse de Jane pour le bon sens de sa sœur aînée.

Elle a peut-être donné quelques traits de son caractère à Elisabeth Bennet et à Emma Woodhouse ; mais les membres de sa famille qui l’ont connue n’ont jamais noté une ressemblance complète. On peut simplement affirmer d’après ses lettres, qu’Emma était l’une de ses favorites et Elisabeth sa préférée. Cela nous servira du moins à nous montrer l’idée que se fait Jane Austen d’une femme accomplie et du système d’éducation qui, selon elle, convient aux jeunes filles.

Elisabeth et Emma sont franches, loyales et spirituelles ; elles ne bornent pas leur capacités « à peindre des plateaux, à broder des écrans, à tricoter des bourses » ; elles ont une certaine instruction, du bon sens, du tact, mais aucun talent extraordinaire « ni pour le chant, ni pour la musique, le dessin ou les langues étrangères ». Ce ne sont pas des érudites, elles se sont instruites un peu au hasard, en lisant ce qui les intéresse. Jane Austen trouve que c’est là la meilleure méthode de développer l’esprit chez un être intelligent ; elle raille la connaissance impeccable qu’ont les jeunes sœurs Bertram de l’ordre chronologique des rois d’Angleterre, des empereurs romains, des fleuves de la Russie, de la mythologie, des métaux et demi-métaux, des planètes, de la liste des philosophes distingués ».

Pour elle, l’éducation doit se borner à développer les dispositions naturelles et à former le caractère ; elle n’est pas pour une instruction intensive, bonne uniquement à stimuler la vanité des jeunes filles en détruisant leur santé ». Et, lorsque Edmund Bertram reconnaît chez Fanny Price le désir de s’instruire, il se contente « de lui choisir des livres pour charmer ses loisirs, d’encourager son esprit critique, de corriger son jugement ; il rend ses lectures fructueuses en lui parlant de ce qu’elle a lu, et il ajoute à leur attraction par des louanges judicieuses ».

Doit-on déduire de ce programme que Rousseau aurait eu quelque influence sur Jane Austen ? Nous ne le croyons pas. Le ton général de ses romans dément cette hypothèse. Elle adore le monde et ses frivolités, ses lettres nous le montrent ; et loin d’avoir de la sympathie pour la sentimentalité française de la fin du xviiie siècle, elle tourne en ridicule les élans passionnés de Marianne Dashwood. Elle prend un tel plaisir à nous décrire les stratagèmes des coquettes pour attirer les hommages des jeunes gens, elle y apporte une connaissance si parfaite des méthodes à employer, qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’elle-même préférait le marivaudage à la passion. Et sa correspondance confirme cette impression ; elle jouait volontiers avec les sentiments de ses danseurs.

Ses héroïnes préférées, Elisabeth et Emma, ne détestent pas le flirt ; elles papillonnent avant de se fixer, et si elles veulent aimer leur mari, c’est d’une affection t ranquille, après avoir reconnu que son caractère, ses qualités intellectuelles et morales, en feront un parfait partenaire dans la vie. Jane Austen ne veut pas qu’elles prennent l’amour au tragique, mais qu’elles traitent le mariage sérieusement. Elle était évidemment une petite personne pratique, à l’esprit bien équilibré. Elle trouve qu’il faut un peu de sentiment, mais pas trop ; que la fortune n’est pas la seule qualité à rechercher chez un fiancé, mais qu’il ne faut pas la dédaigner non plus. Elle a pour les filles de son cerveau, les mêmes ambitions qu’une honnête mère bourgeoise a pour ses enfants.

Ces amours flegmatiques faisaient bondir l’impétueuse Charlotte Brontë, qui s’écriait : « Elle ne froisse son lecteur par rien de véhément, ne le trouble par rien de profond. La passion lui est parfaitement inconnue, et elle rejette la moindre familiarité avec cette sœur tempétueuse. Elle ne témoigne même aux sentiments qu’une gracieuse, mais distante et passagère attention ; une fréquentation trop assidue troublerait la douce élégance de son développement. Elle s’intéresse beaucoup moins au cœur humain qu’aux yeux, à la bouche, aux mains et aux pieds. Tout ce qui regarde nettement, parle correctement, se meut souplement, convient à son étude ; mais les douleurs cachées aux rapides et profonds sanglots, tout ce qui a un sang qui bout, tout ce qui est le siège invisible de la vie et son point mortellement vulnérable, tout cela Miss Austen l’ignore » [1].

La critique est fort exagérée. Jane Austen, au contraire, prête grande attention aux sentiments, et elle s’intéresse beaucoup au cœur humain ; elle ne s’intéresse même qu’à cela. Mais elle y apporte la curiosité lucide et tranquille d’un esprit que n’a pas surexcité la lecture de Byron et des écrivains romantiques. Ce n’est pas sécheresse de cœur, car elle sait trouver des accents délicieusement tendres pour nous peindre l’amour de Fanny Price ou d’Anne Elliot ; mais elle ne peut s’empêcher de voir ce qu’il y a de calcul inconscient au fond de nos meilleurs sentiments et le grotesque qui se mêle toujours aux situations les plus pathétiques. Elle n’est pas dupe de son enthousiasme et de sa sensibilité, et par dessus tout, elle aime à rire et à se moquer. Elle l’a dit dans sa lettre au bibliothécaire royal, elle ne pourrait s’empêcher de rire des autres et d’elle-même, dut-elle être pendue pour cela. Et son Elisabeth Bennet confesse : « J’espère ne jamais me moquer de ce qui est bon et sage ; mais le ridicule et la stupidité, les manies et l’inconséquence, me divertissent, je l’avoue, et j’en ris chaque fois que j’en ai l’occasion. »

Elle adore tant la raillerie que parfois le lecteur se trompe sur ses véritables sentiments. À part Sir Thomas Bertram, il n’y a pas un père ou une mère de ses personnages principaux qu’elle ne dépeigne comme niais, gâteux, négligent ou méchant. Elle paraît n’avoir guère plus que Molière le sens du respect filial et elle termine l’Abbaye de Northanger par cette réflexion peu morale : « Je laisse à décider à ceux que cela peut intéresser, si cet ouvrage tend à recommander la tyrannie paternelle ou à encourager la désobéissance des enfants. » Et pourtant, sa correspondance et les récits de ses neveux et nièces nous la montrent fort attachée aux devoirs familiaux, pleine d’estime pour son père, très prévenante pour sa vieille mère.

En général, elle traite assez durement son sexe et s’étend avec plaisir sur ses faiblesses ; elle étale complaisamment la perfidie, la coquetterie, la légèreté d’esprit, l’ineptie des bavardages, toutes les défectuosités du caractère féminin. Mais à l’occasion elle sait aussi le défendre et opposer ses vertus aux qualités masculines. Elle accorde aux femmes la sensibilité, le dévouement, la constance ; et, cela suffit amplement à l’équilibre de la balance.

— « Vos sentiments », dit Anne Elliot au capitaine Harville, « peuvent être plus vigoureux ; mais le même esprit d’analogie m’autorise à affirmer que les nôtres sont plus tendres. L’homme est plus robuste que la femme, mais il ne vit pas plus longtemps, et ceci explique exactement mon opinion sur la nature de leurs attachements. D’ailleurs, ce serait trop pénible pour vous s’il en était autrement. Vous avez à lutter contre assez de difficultés, de privations et de dangers. Travaillant et peinant sans cesse, vous êtes exposés à tous les risques et à tous les tourments. Votre foyer, votre patrie, vos amis, tout vous réclame à la fois. Vous ne disposez ni de votre temps, ni de votre santé, ni de votre vie. Ce serait vraiment trop dur » et la voix d’Anne trembla légèrement, « si la sensibilité d’une femme s’ajoutait à tout cela [2] ».


Et comme le capitaine Harville veut invoquer le témoignage des livres contre l’inconstance féminine, Anne proteste vivement : « Pardon, ne cherchons pas d’exemples dans les livres. Les hommes ont trop l’avantage, ils racontent eux-mêmes leur propre histoire. Ils sont tellement favorisés par la différence d’éducation ! Et la plume a toujours été dans leurs mains. » Et elle continue :


— « Nous ne pourrons jamais rien prouver sur ce sujet. Il y a là une différence d’opinion qui n’admet aucune preuve. Nous n’avons d’abord, probablement, qu’une petite inclination vers notre sexe ; puis chaque circonstance favorable qui se produit dans le cercle de notre existence vient renforcer cette inclination… À Dieu ne plaise que je rabaisse la chaleur et la fidélité des sentiments d’aucun de mes semblables. Non, je vous crois capable de tout ce qui est grand et bon dans vos vies mariées. Je vous crois à la hauteur des efforts les plus sérieux, de toutes les patiences domestiques, aussi longtemps, si je peux parler ainsi, aussi longtemps que vous avez un objet. Je veux dire : tant que la femme aimée vit, et vit pour vous. Le seul privilège que je réclame pour mon sexe (il n’a rien d’enviable, n’en soyez pas jaloux), c’est d’aimer plus longtemps, quand l’existence de l’être chéri est terminée, ou qu’il ne reste plus d’espoir d’en être aimé ».


L’accusation d’insensibilité contre l’auteur d’un si touchant plaidoyer semble bien injuste, et l’on ne peut dire de Jane Austen qu’elle est « de ces femmes qui cherchent à se faire valoir auprès du sexe fort en dénigrant le leur [3] ».

Mais elle ne se contente pas de revendiquer pour les femmes la part qui leur revient des qualités humaines ; elle rend les hommes responsables de la faiblesse intellectuelle et de la légèreté de leurs compagnes. C’est la fatuité masculine qui en est la cause. Rien n’est plus agréable aux hommes que le sentiment de leur supériorité ; ils ne brillent pas assez dans la société des femmes intelligentes, et ils préfèrent se faire admirer par les sottes. C’est ainsi que Jane Austen fait remarquer au lecteur combien la naïve Catherine Morland a tort d’être honteuse de son ignorance devant le beau Tilney. Elle écrit :


Les personnes qui veulent gagner l’affection d’autrui doivent toujours être ignorantes. Se présenter avec un esprit cultivé, c’est montrer une inaptitude complète à flatter la vanité d’autrui, ce que toute personne sensée doit toujours éviter. Une femme tout particulièrement, si elle a le malheur de posséder quelque instruction, doit le cacher aussi bien que possible. Les avantages d’une bêtise naturelle chez une jolie jeune fille ont déjà été mis en lumière par un écrivain de notre sexe. J’ajouterai seulement, pour rendre justice aux hommes, que si la plupart d’entre eux et les plus insignifiants

trouvent que la stupidité ajoute un grand charme aux attraits féminins, il en est quelques-uns trop raisonnables et trop instruits pour exiger plus que l’ignorance chez une femme [4].


Il y a beaucoup d’amertume dans la réflexion, et l’on y perçoit l’âpreté d’un grief personnel. L’auteur, sans aucun doute, a été froissée plus d’une fois de voir les jeunes gens préférer à sa piquante conversation les yeux naïvement étonnés et admiratifs d’un joli minois.

Si les féministes peuvent considérer Jane Austen comme une des leurs, nous ne croyons pas cependant qu’elle eut jamais pensé à réclamer le droit de voter, car elle paraît se soucier aussi peu que possible des questions politiques. Il n’est pas très surprenant que les héros de ses romans ne fassent aucune allusion aux évènements qui bouleversaient alors l’Europe ; ils étaient trop occupés à conquérir le cœur des Elisabeth Bennet et des Mary Crawford pour s’occuper des batailles de Bonaparte. Mais dans ses lettres, on ne trouve nulle trace des craintes que devait éprouver alors tout bon patriote anglais. Elle mentionne les divers déplacements des vaisseaux de ses frères, se réjouit lorsque leur part de prise a été avantageuse, mais elle n’y joint aucune appréciation sur la cause qu’ils combattent ; on dirait qu’elle ignore qu’il y a une Révolution Française, un Napoléon. Son neveu, Mr. Austen-Leigh, nous raconte que, dans son enfance, elle affichait des sentiments violemment conservateurs, et que, parmi les personnages historiques, le roi Charles Ier était son favori. Ce ne fut probablement qu’un accès juvénile de sensibilité romanesque ; car, dans la suite, elle semble ne prendre aucun intérêt à la lutte furieuse qui se livre sous ses yeux, dans toute l’Europe, entre les partisans des anciens et des nouveaux principes politiques. C’est trop loin d’elle, trop étranger aux préoccupations du petit monde qu’elle étudie.

Les questions religieuses l’attirent davantage, et c’est fort compréhensible. Dans cette famille de pasteurs à l’esprit cultivé, on devait discuter souvent les idées nouvelles qui, depuis une trentaine d’années, transformaient lentement le clergé protestant anglais. Sous l’influence indirecte des Wesleyans, un grand mouvement d’opinion réclamait des pasteurs un peu plus d’application à leurs devoirs. La carrière sacerdotale n’était, en général, qu’un pis aller pour les seconds fils de baronnets que ne distinguait aucun talent particulier. Aussi le titre de pasteur n’apportait-il que peu de considération dans la société. Et Mary Crawford nous donne l’opinion courante de son temps, lorsqu’elle dit : « Un pasteur n’est rien… son seul but dans la vie est de manger, boire et engraisser. C’est l’indolence qui lui a fait choisir cette carrière, l’indolence et l’amour de ses aises. Paresseux et égoïste, toute sa besogne consiste à lire le journal, prévoir le temps qu’il fera et quereller sa femme ; son vicaire fait tout le travail et il n’a d’autre occupation que de dîner [5] ».

Jane Austen leur accorde plus d’importance. Dans trois de ses romans sur six, les héros de l’histoire, Mr. Edmund Bertram, Mr. Edward Ferrars, Mr. Henry Tilney, sont des pasteurs, et ils sont fort sympathiques, intelligents, instruits et honnêtes. Naturellement, elle les peint tels qu’ils sont, tels que les façonnaient les habitudes du temps, la nécessité de plaire au propriétaire de leur cure. Un peu désœuvrés, plus préoccupés du rapport de leurs dîmes que de l’état d’âme de leurs paroissiens, ils visitent plus souvent les riches propriétaires du voisinage que les pauvres gens ; mais ils ont une vie décente, des idées fort morales et peuvent parfaitement servir d’exemple aux fidèles.

D’ailleurs, Edmund Bertram proteste énergiquement contre les paroles de Mary Crawford : si la connaissance que son père lui réserve une cure avantageuse sur ses domaines a pu influencer légèrement sa détermination, ce n’est pas cette considération qui l’a décidé à se faire pasteur, et il se fait une très haute idée de son rôle.


— « Un pasteur ». dit-il, « peut ne pas occuper un rang élevé ni dans l’état ni dans les milieux mondains. Ce n’est pas à lui d’entraîner les foules ou de diriger la mode. Mais je ne peux appeler nulle une situation de première importance pour l’humanité considérée collectivement ou individuellement, dans sa vie terrestre et dans sa vie éternelle, dont l’objet est de veiller sur la religion et la morale, et par leur intermédiaire sur les mœurs mêmes du pays. On ne peut appeler rien une telle situation. Si l’homme qui la détient mérite cette qualification, c’est parce qu’il néglige ses devoirs, qu’il outrepasse sa juste importance, qu’il sort de son rôle, pour paraître ce qu’il ne doit pas paraître ».


On voit que si Jane Austen ridiculise la fatuité de Mr. Collins et se moque des prétentions de Mr. Elton, ses railleries s’attaquent à l’individu et non à la profession. Elle est au contraire très respectueuse de tout ce qui touche à la religion, très formaliste même, puisque le fait de voyager un dimanche lui paraît une faute assez grave chez un fiancé pour inspirer aux jeunes filles des craintes sérieuses sur sa moralité. À côté de cela, elle ne s’indigne nullement de voir un jeune pasteur pris de boisson, c’est là en effet, suivant les idées de l’époque, une des prérogatives masculines.

Elle passe assez facilement l’éponge sur les fautes de ses jeunes filles, lorsque leur enlèvement aboutit à un bon mariage en règle ; et la situation d’enfant naturel ne lui semble pas une honte si le père est titré ou riche. Des critiques modernes en sont choqués, et après avoir ri du pharisaïsme de Mr. Collins, ils s’empressent de l’imiter. Il faut pourtant bien admettre que les pauvres parents doivent être fort satisfaits de tirer leur fille le moins mal possible de la pénible situation où elle s’est mise ; et les mœurs du temps étaient fort indulgentes aux frasques des grands seigneurs. On aurait tort d’en conclure que Jane Austen manquait un peu de sens moral. Elle ne fait que peindre la vie telle qu’elle était alors ; et son empressement à glisser sur toutes situations risquées, sa sympathie évidente pour Edmund Bertram ou Mr. Knightley, prouvent suffisamment la rigidité de ses principes.

Parallèlement à la réforme des mœurs cléricales, le mouvement évangéliste avait créé en Angleterre un grand renouveau de charité. Là encore, Jane Austen est pour les idées nouvelles. Nous savons par ses lettres qu’elle visitait souvent les pauvres de la paroisse paternelle, et leur distribuait des secours, soit en vêtements, soit en vivres. Elle nous avertit aussi que son héroïne Emma était très compatissante :


Les pauvres pouvaient compter sur son attention personnelle, sur sa bonté, sur ses conseils et sur sa patience aussi bien que sur sa bourse. Elle comprenait leurs façons d’agir, était indulgente à leur ignorance et à leurs tentations, ne nourrissait aucune espérance romanesque d’extraordinaire vertu chez ceux pour qui l’éducation avait fait si peu ; elle prenait part à leurs détresses avec une vive sympathie, et les assistait toujours avec autant d’intelligence que de bonne volonté.


Ce n’est pas là le socialisme égalitaire de nos jours, mais ce n’est pas non plus la pitié arrogante et méprisante d’une caste pour une autre caste. L’auteur a réfléchi sur la pauvreté, sur ses misères et ses vices ; elle sent qu’il y a là une injustice, peut-être nécessaire, et qu’il ne faut pas l’augmenter par un jugement trop sévère sur des fautes qu’aurait prévenues une meilleure éducation, dans des conditions moins déprimantes.

Mais elle est d’une nature calme et ne songe pas à bouleverser la société pour améliorer le sort des pauvres ; elle croit que « la compassion a fait tout ce qui est vraiment nécessaire quand elle s’est efforcée d’apporter un soulagement à ceux qui souffrent. Si notre pitié pour les malheureux est assez grande pour nous faire faire tout ce que nous pouvons pour eux, le reste n’est qu’une sympathie vide qui ne sert qu’à nous tourmenter nous-mêmes [6] ».

Les meilleurs de ses gentlemen et de ses ladies raisonnent comme Emma. Ils n’aiment pas beaucoup les sujets susceptibles de troubler leur quiétude de gens bien rentés, et ils les écartent de la conversation en se disant probablement : « il y a toujours eu des pauvres et il y en aura toujours ; aidons-les, mais ne discutons pas l’organisation sociale, cela ne leur porterait aucun profit, et cela dérangerait notre digestion ».

Cependant, dans son avant dernier roman, Jane Austen met tout à coup un violent cri de révolte dans la bouche de l’une de ses plus sympathiques héroïnes. Jane Fairfax, orpheline pauvre, élevée dans le luxe par des amis bienveillants, cherche une place de gouvernante, et elle dit à Mrs. Elton « Je ne crains pas d’être sans place. Il y a des endroits dans la ville, des bureaux dans lesquels on peut rapidement trouver quelque chose, des bureaux pour la vente, non de la chair humaine, mais de l’intelligence humaine ». Mrs. Elton y voit une allusion contre un de ses parents au sujet de la traite des noirs, et proteste contre l’expression de chair humaine ». Jane Fairfax reprend : « Je ne pensais pas à la traite des noirs; je n’avais en vue que la traite des gouvernantes, certainement très différente

si l’on considère la culpabilité de ceux qui l’organisent ; mais si l’on considère la souffrance des victimes, je ne sais laquelle est la pire ».

Nous n’avons pas la prétention de déduire de ces quelques lignes que Jane Austen fut la créatrice du roman social ; mais nous devons reconnaître que, lorsque l’occasion se présente, elle parle des injustices de notre organisation économique avec un accent qui ferait honneur à un tribun révolutionnaire d’aujourd’hui.

Si dans ses livres elle ne cherche pas à nous attendrir sur les souffrances des malheureux, ce n’est donc pas par indifférence, mais parce qu’elle s’éloignerait de la vérité en nous montrant ses placides héros trop préoccupés de ces questions. Ils ne discutent pas plus le paupérisme qu’ils ne discutent le mariage, la famille, l’état, la royauté. Ce ne sont pas des problèmes pour eux, ce sont des nécessités établies par une volonté supérieure ; et ce serait presque de l’impiété de supposer qu’on peut les détruire ou les améliorer. Leur patriotisme et leur intérêt de bourgeois à l’aise leur font trouver excellente une organisation qui a fait de l’Angleterre une grande nation, et qui leur procure le bien-être joint au respect de leurs inférieurs. Ils connaissent les réelles vertus de leur race et de leur classe, sont un peu aveugles sur leurs défauts, et méprisent les nouveautés qui viennent du continent. Ils se disent que si elles étaient bonnes, il y a longtemps qu’un clergyman anglais les leur aurait enseignées. Jane Austen, étant plus intelligente, est un peu plus sensible, mais tout au fond elle pense comme eux. Elle a été élevée dans leur milieu, et elle a beaucoup de leurs préjugés. Ne les aurait-elle pas, elle se tairait, car son tempérament n’est pas celui d’un apôtre. Elle craint déjà les préventions de la société contre les femmes auteurs, quelle doit être sa terreur de passer pour une réformatrice !

Le même équilibre de sensibilité et de pondération se retrouve dans ses impressions esthétiques. Elle n’est pas indifférente aux beautés de la nature ; elle affirme même que la contemplation d’un joli panorama doit faire partie des joies du paradis. Mais là encore, elle ne se laisse pas emporter par son enthousiasme. Elle ne recherche pas les paysages aux lignes insolites et désordonnées, et le plus grand éloge qu’elle puisse faire d’un site harmonieux, est de le qualifier « de tout à fait anglais ». Ses goûts ne sont pas très éloignés de ceux d’Edward Ferrars. « Elle n’aime pas les arbres difformes, tordus, brûlés par la foudre. Elle les préfère hauts, droits et verdoyants. Elle ne trouve aucun « charme aux cottages délabrés et en ruines. Elle prend plus de plaisir à la vue d’une gentille ferme qu’à celle d’une vieille tour de guet ; et une troupe de villageois joyeux et propres lui semble plus agréable que les plus superbes bandits du monde » [7]. Il faut tenir compte, il est vrai, qu’il y a là une sorte de réaction contre les enthousiasmes d’emprunt, contre les criailleries éperdues d’admiration qui étaient alors à la mode dans la société soi-disant cultivée. C’est toujours la même répulsion pour tout ce qui sent l’affecté, le convenu, le lieu commun, et cela l’empêche de s’abandonner autant qu’elle le voudrait à ses émotions. Car elle est persuadée que l’amour vrai de la nature est sain et bienfaisant ; en présence d’une belle nuit étoilée d’été, pleine de solennité et d’apaisement, elle fait dire à Fanny Price : « Par une soirée comme celle-là, je ne peux croire que le mal et la souffrance existent ici-bas ; et tous deux seraient fort diminués, si les hommes prêtaient un peu plus d’attention à la beauté de la nature, se montraient plus sensibles à la majesté d’un tel spectacle » [8].

Ainsi, elle croit que les émotions esthétiques peuvent réagir sur le moral. Les réflexions de ce genre sont rares dans son œuvr ; nous n’y trouvons en général aucune inquiétude, aucune curiosité pour les mystères de la vie, pour tout l’inconnu de la nature. Elle est une paisible observatrice de ce qui est concret dans l’existence, elle voit clairement tout ce que des yeux humains peuvent voir, mais elle n’a pas la hantise de l’invisible et de l’abstrait. Toute son attention est concentrée sur ce qui se fait et ce qui se dit autour des tables à thé de la bourgeoisie ; elle analyse à merveille les émotions du cœur humain sous l’influence d’un amour tranquille et raisonnable ; mais le cerveau ne l’intéresse pas. Elle ne conçoit dans ses romans d’autre motif d’action pour ses jeunes gens que la recherche de discrètes émotions sentimentales ; elle ne s’attache dans ses lettres qu’aux menus détails des réceptions mondaines, et sa sympathie ne s’étend presque jamais au-delà du cercle de sa famille.

Quelquefois, très rarement, une raillerie sur les gens qui s’abandonnent trop à leur enthousiasme, sur les auteurs qui introduisent de longues dissertations politiques ou littéraires au milieu de leur roman, le silence brusque d’un de ses personnages qui commençait à philosopher et qui a peur soudainement d’ennuyer ses interlocuteurs, pourraient faire croire que c’est systématiquement qu’elle restreint son sujet et ses moyens d’expression. On se demande si son cerveau n’était pas plus meublé, si son âme n’était pas plus sensible, qu’ils ne paraissent dans son œuvre ; si raillant si bien, trouvant si aisément le point ridicule chez autrui, elle n’a pas craint d’exposer des sentiments et des opinions trop chéris à la malveillance du public, comme elle craignait d’y exposer son nom.

Mais ce ne sont que des impressions fugitives ; de l’ensemble de l’œuvre, de ce qui nous reste de sa correspondance, nous sommes, au contraire, amenés à voir en Jane Austen une de ces natures d’artistes consciencieux dont le talent est localisé à une expression bien déterminée de la vie. Dans les limites restreintes où s’exerce son génie, elle est incomparable et atteint la perfection. Mais elle ne s’élève jamais à des conceptions plus larges de toutes les inquiétudes et de toutes les aspirations de l’esprit humain ; elle a une vision un peu étroite des choses, aussi bien dans son art que dans son existence. C’est une spécialiste qui se confine sagement dans sa partie. Ses curiosités ne dépassent qu’avec peine le cadre de sa petite société ; et dans son œuvre il n’y a pas de place pour les grands enthousiasmes et les rêves généreux.

Le caractère et les livres de Jane Austen n’en sont pas moins séduisants ; ses affections concentrées sur son entourage éclairent joliment sa figure du reflet des douces vertus bourgeoises ; et ses études sont si complètes dans leur genre, qu’il suffirait de quelques écrivains de génie aussi spécialisés qu’elle, pour donner une représentation définitive de l’humanité entière.


  1. Charlotte Brontë’s letters.
  2. Persuasion.
  3. Mansfield Park.
  4. L’Abbaye de Northanger.
  5. Mansfield Park.
  6. Emma.
  7. Raison et Sensibilité.
  8. Mansfield Park.