Jane Austen (Rague)/2

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Henri Didier (p. 59-101).


CHAPITRE II


ANALYSE DES ROMANS


« Trois ou quatre familles dans un petit village sont ce qu’il y a de plus intéressant à étudier. J’espère que vous allez écrire davantage, et tirer parti d’un groupement aussi favorable [1] ». Dans ce conseil à une jeune nièce qui faisait son début dans les lettres, Jane Austen nous livre le secret de sa supériorité : limiter sa peinture au petit cercle de gens qui l’entoure, auquel elle appartient, dans lequel elle a vécu, aimé, souffert. Elle ne nous décrit que ce qu’elle connaît bien : sa classe sociale, son milieu provincial. Elle n’a pas la prétention d’interpréter l’âme des différents peuples, les sentiments des différentes castes, le langage des différents métiers. Elle se contente de nous donner une représentation minutieuse de la vie bourgeoise dans une petite ville d’Angleterre, et des menus drames qui l’égaient ou la déchirent.

Dans toutes les réunions de la bourgeoisie anglaise d’alors, comme dans celles de la bourgeoisie française d’aujourd’hui, le fond de presque toutes les conversations était le beau mariage, qui ne représentait pour les mères et les tantes qu’une alliance avec une famille riche, pourvue de hautes relations, tandis que les jeunes filles voulaient y mêler un peu d’amour. C’est pour les conduire à ce beau mariage, que la petite bourgeoise Jane Austen promène ses héroïnes dans toutes les menues aventures, plus ou moins innocentes, que pouvait offrir la vie de la classe moyenne à la campagne ; et, en mère habile, elle arrive toujours à les marier avec un homme de fortune supérieure. Nous allons montrer, dans une rapide exposition des sujets de ses romans, comment elle sait utiliser toutes les petites intrigues de salon, tous les petits incidents des pique-niques en plein air, pour accentuer les particularités des caractères, indiquer le développement d’un sentiment, déployer le conflit des passions.



Orgueil et Préventions


C’est dans Orgueil et Préventions, le premier et le plus célèbre de ses romans, que nous pouvons le mieux saisir ses procédés. L’auteur débute en nous rappelant que : « C’est une vérité universellement admise qu’un célibataire qui a de la fortune ne peut se passer d’une femme. Si peu connus que puissent être ses sentiments ou ses vues, quand il s’installe dans une nouvelle résidence, cette vérité est si bien enracinée dans l’esprit des familles voisines, qu’il est immédiatement considéré comme la légitime propriété de l’une ou l’autre de leurs filles. » On devine donc l’agitation provoquée dans la bonne société de Meryton par la nouvelle qu’un jeune homme très riche, Bingley, vient de louer Netherfield Park, la plus grosse propriété du pays. Toutes les mères qui ont des filles à marier sont hors d’elles, ébauchent les plus beaux rêves, dressent les plans les plus machiavéliques ; et Mrs. Bennet est la plus surexcitée.

C’est une femme dépourvue d’intelligence, de sensibilité et de tact, intéressée uniquement dans les potins de sa petite ville. Elle a cinq filles dont les trois dernières ont hérité de sa bêtise et de sa frivolité. En l’absence de garçon, la propriété de Mr. Bennet doit revenir à un cousin, le Révérend Mr. Collins ; et, à la mort du père, la famille restera sans grandes ressources. Aussi Mrs. Bennet est-elle bien décidée à ne pas laisser échapper cette superbe occasion de caser avantageusement une de ses enfants, et à disputer âprement le jeune millionnaire aux amies de ses filles. Elle essaie d’intéresser son mari à ses futures intrigues, mais elle ne recueille que des sarcasmes de l’ironique Mr. Bennet, qui, suivant son habitude, cherche dans sa bibliothèque un refuge contre les ineptes confidences de son épouse.

Un bal réunit les principaux personnages, fait connaître leurs caractères, et sert de point de départ au conflit qui fera l’intérêt du roman. Bingley a amené ses deux sœurs et son ami Darcy. Celui-ci accapare immédiatement toute l’attention de la petite société par sa jolie figure et sa belle prestance, surtout quand le bruit court dans la salle qu’il a deux cent cinquante mille francs de rente. Mais cet engouement ne dure guère ; le jeune homme affiche trop son antipathie pour ces bourgeois provinciaux ; il se tient à l’écart, refuse d’être introduit aux notabilités de Meryton, pour lesquelles il devient aussitôt l’homme le plus orgueilleux et le plus désagréable du monde. Comme Elisabeth, la seconde fille de Mrs. Bennet, se trouve sans cavalier, Bingley engage son ami à la faire danser ; mais Darcy répond qu’il ne la trouve pas assez jolie pour lui et qu’il ne saurait se contenter de demoiselles dédaignées par les autres. La jeune fille l’entend ; elle est spirituelle, elle rit avec ses amies de la fatuité du jeune homme, mais reste un peu froissée de son appréciation. C’est la lutte entre l’orgueil de Darcy et les préventions d’Elisabeth qui commence.

Jane, sa sœur aînée, la plus jolie fille de la société et aussi la plus indulgente aux défauts d’autrui, a été plus favorisée. Le tout Meryton, qui tient une comptabilité malicieuse des danses que les nouveaux venus daignent solliciter des demoiselles à marier, a noté qu’elle seule a été invitée deux fois par l’aimable Bingley. Mrs. Bennet est ravie, la campagne commence bien, et, pendant plusieurs jours, son visage s’épanouit lorsqu’on lui rappelle, avec des sourires pincés et jaloux, le succès de sa fille aînée.

La douceur de Jane n’a pas conquis que Bingley ; les sœurs de ce dernier l’ont trouvée charmante, et la plus jeune, qui n’est pas encore mariée, est enchantée de découvrir une amie aussi docile. Après quelques rencontres des Bingley et des Bennet dans les salons de Meryton, Jane est enfin invitée à passer toute une journée à Netherfield. Malheureusement, Darcy et Bingley ne seront pas là, ils dînent chez des amis, et cela gâte un peu la joie de Mrs. Bennet. Mais elle est optimiste ; le temps est à la pluie, il va certainement devenir tout à fait mauvais, Jane sera peut-être retenue à Netherfield jusqu’au lendemain ; et, mère prévoyante, elle prend toutes ses précautions pour que sa fille ne puisse pas rentrer. Elle prouve que la voiture n’est pas disponible, et oblige Jane à se rendre à cheval chez ses amies. Son espoir se réalise. Jane est à peine partie qu’il se met à pleuvoir à flots, et le soir elle ne revient pas. Cependant ce n’est que le lendemain matin que Mrs. Bennet connaît tout le succès de sa manœuvre. Jane a pris froid dans son voyage sous la pluie et doit rester chez ses amies. Jamais sa mère n’a été si heureuse ; sa fille malade à Netherfield, c’est l’intimité forcée avec les Bingley, c’est la victoire presque assurée !

Elisabeth va prendre des nouvelles, et on la retient pour tenir compagnie à sa sœur. Ainsi tout naturellement elle se retrouve en face de Darcy, et nous allons pouvoir assister à l’évolution des sentiments des deux adversaires. Les petits incidents d’un contact journalier, autour d’une table à thé, devant un jeu de cartes, des conversations sur les livres, des discussions sur l’éducation des femmes, fournissent à Darcy l’occasion de mieux apprécier la jeune fille. Il s’aperçoit que si ses traits ne sont pas d’une régularité parfaite, ses yeux sont splendides, son allure légère et gracieuse, que si ses manières ne sont pas celles du grand monde, elle est pleine d’esprit et de bon sens. Mais dans leurs petits duels de réflexions piquantes, il n’atténue qu’imperceptiblement ses manières hautaines ; et, pour Elisabeth, il reste l’homme qui ne sait se rendre agréable nulle part et qui n’a pas daigné l’inviter à danser au bal de Meryton.

Miss Bingley ne voit pas sans inquiétudes le revirement de Darcy ; le riche gentleman n’est-il pas un peu sa propriété ? Il est l’ami de son frère et elle connaît intimement sa sœur ! Aussi elle met toute sa malice de fille d’Ève à défendre ce qu’elle considère comme son bien ; elle fait ressortir toutes les tares de la famille Bennet ; elle évoque pour Darcy le charme des futures soirées avec une belle-mère bavarde et bête, des belles-sœurs mal élevées, des parents négociants et sans éducation. Elle se croit très fine et très habile ; mais elle ne fait qu’aviver la curiosité du jeune homme pour Elisabeth, et son ironie exaspère celui qu’elle désire séduire.

Les prévenances croissantes de Darcy ne désarment pas son aimable adversaire. Pour accentuer la mauvaise opinion d’Elisabeth, l’auteur introduit un jeune officier Wickham. Son régiment vient d’arriver à Meryton, à la grande joie de Louisa et de Lydia Bennet, qui vont pouvoir flirter à leur aise, et aussi de Mrs. Bennet, qui ne voit jamais assez de jeunes gens autour de ses filles. Wickham est joli garçon, ses manières sont séduisantes, et, comme il fait agréablement la cour à Elisabeth, elle est toute disposée à ajouter foi à ses confidences. Il lui raconte que, fils d’un intendant dévoué de Darcy et camarade d’enfance du hautain gentleman, il a été victime de sa morgue haineuse. À la mort de son père, il a été brutalement renvoyé et laissé sans ressources. Elisabeth ne peut plus cacher son antipathie et favorise ainsi les manœuvres de Miss Bingley. Celle-ci fait remarquer à Darcy la conduite choquante des jeunes sœurs de Jane avec les officiers. Il commence à s’effrayer du penchant de son ami pour leur sœur aînée, il craint qu’il ne se laisse entraîner à une alliance peu honorable, et il le décide à quitter Netherfield, sans se préoccuper du chagrin de Jane qui aime et se croit aimée.

Mrs. Bennet est un peu désappointée de voir son futur gendre se dérober ainsi ; mais elle ne se lamente pas trop ; elle ne s’occupe pour le moment que d’Elisabeth. Le cousin qui doit hériter des domaines de Mr. Bennet, Mr. Collins, est un jeune pasteur dont la cure se trouve sur la propriété de Lady Catherine de Bourgh, tante de Darcy. Il a résolu de se marier, et il est venu chercher, parmi ses cinq cousines, la femme qui doit faire son bonheur et surtout plaire à la très noble Lady Catherine de Bourgh, sa vénérée protectrice. Comme Mrs. Bennet lui a dévoilé confidentiellement que sa fille aînée n’est plus disponible, il fixe son choix sur la seconde. Cela arrangera tout, la propriété de Mr. Bennet restera ainsi à une de ses filles, et le scrupuleux clergyman n’aura pas le remords de dépouiller ses jeunes cousines. Mrs. Bennet ne doute pas un instant qu’Elisabeth accepte : Mr. Collins n’est pas mal, il est grand, robuste, il a une cure assez avantageuse, et sa position deviendra superbe à la mort de Mr. Bennet. Mais Elisabeth est une étrange personne ; elle trouve qu’il est grotesque, qu’il manque de bon sens et d’esprit, et qu’elle ne peut l’aimer. Ces bizarres raisons lui suffisent pour repousser la demande en mariage ; et sa mère a la douleur de voir Mr. Collins épouser Charlotte Lucas, la meilleure amie d’Elisabeth. Mrs. Bennet se désole à la pensée que les Lucas la mettront à la porte après le décès de son mari ; et celui-ci la console à sa façon de pince-sans-rire : « Allons, ma chérie » lui dit-il, « n’ayez pas de si tristes pensées. « Voyons l’avenir sous de plus riantes couleurs, espérons que ce sera moi qui mourrai le dernier ».

Mrs. Bennet ne se doute pas de l’immense satisfaction que cette défaite passagère va apporter à son orgueil maternel. Peu de temps après son mariage, Charlotte Lucas, devenue Mrs. Collins, invite Elisabeth à venir passer quelques semaines chez elle. Le presbytère est tout près du château de Lady Catherine de Bourgh ; celle-ci reçoit fréquemment son pasteur ; et elle lui demande d’amener l’amie de sa femme.

Lady Catherine n’est pas une hôtesse des plus agréables ; ses manières ne laissent jamais oublier à ses visiteurs l’infériorité de leur rang. Si l’honneur d’être reçu par une si grande dame remplit d’aise Mr. Collins sa femme et son beau-père Sir William Lucas, Elisabeth ne se sent nullement flattée des indiscrètes et autoritaires questions de Lady Catherine sur sa famille et l’éducation de ses sœurs. Darcy est précisément chez sa tante avec son cousin Fitzwilliam ; celui-ci ne cache pas son admiration pour la jeune fille et flirte avec elle ; la jalousie de Darcy s’éveille, et il rivalise de prévenances avec son cousin. Lady Catherine de Bourgh, qui voudrait marier sa fille à son riche neveu, s’inquiète de voir auprès de Miss de Bourgh, petit laideron insignifiant et maladif, cette jolie jeune fille pleine de santé, de vie et d’esprit. Elle traite Elisabeth avec une condescendance insolemment protectrice, et met ainsi en lumière aux yeux de son neveu le tact et la dignité de la jeune fille. L’orgueil de Darcy diminue de plus en plus ; il daigne maintenant fréquenter assidûment le presbytère et il rencontre trop souvent Elisabeth dans ses promenades, pour que le hasard seul en soit responsable. Au contraire, l’aversion de la jeune fille croit en apprenant de Fitzwilliam que c’est Darcy qui a décidé Bingley à quitter Netherfield, et qu’il est la cause du désespoir de Jane.

Enfin Darcy doit s’avouer vaincu. Un jour qu’il trouve Elisabeth seule au presbytère, il la demande en mariage, mais en rageant intérieurement de sa faiblesse. Tout en lui exprimant sa tendresse, il expose les motifs qui se sont opposés jusqu’ici à son inclination pour elle, son mépris pour les autres membres de la famille Bennet, sa conviction qu’elle est son inférieure et qu’il se dégrade en cédant à sa passion. Son orgueil a capitulé, mais il voudrait avoir les honneurs de la guerre. Jane Austen ne lui accordera pas cette satisfaction. Elisabeth repousse sa demande en mariage sans un mot aimable pour adoucir son refus ; et, comme il s’étonne d’un accueil si discourtois, c’est du ton le plus méprisant qu’elle lui reproche son intervention pour détourner Bingley de Jane, son ingratitude envers Wickham, son arrogance, sa vanité, son indifférence égoïste pour les sentiments des autres, son attitude actuelle, indigne d’un gentleman avec son insultante com23araison de leurs positions sociales.

Furieux, mais dompté, Darcy se retire, puis tente de se justifier dans une lettre respectueuse pour elle, fort dure pour ses parents et ses jeunes sœurs. Pour expliquer sa conduite envers Wickham, il ajoute la confession d’une faiblesse passagère de sa sœur, confession si pénible à faire à une étrangère qu’Elisabeth se sent touchée d’une telle marque de confiance. Et finalement, la brutale demande en mariage lui laisse une légère satisfaction d’amour-propre.

Nous avons vu jusqu’ici, dans une suite d’événements insignifiants, bals, causeries autour d’une table de jeu, promenades à la campagne, soigneusement enchaînés les uns aux autres, l’indifférence hautaine de Darcy se changer progressivement en curiosité, en estime, en respect, en amour, en admiration ; tandis que le petit ressentiment d’Elisabeth pour les paroles impolies du premier bal grandissait et se transformait en antipathie avec les confidences de Wickham, en aversion en découvrant que Darcy est responsable des pleurs de Jane, en mépris devant ses blessantes appréciations sur sa famille.

La gradation des sentiments est parfaite ; l’intérêt et l’émotion arrivent ainsi au point culminant : à l’effondrement de l’orgueil au moment même où les préventions s’affirment et tournent à la haine.

Un enchaînement aussi savant des mêmes petits faits va lentement modifier les parti-pris d’Elisabeth. La lettre de Darcy lui fait comprendre que sa hauteur n’est due qu’à une éducation d’orphelin riche et gâté, que les accusations de Wickham ne sont peut-être que les calomnies d’un drôle chassé pour avoir essayé de séduire la jeune sœur de son bienfaiteur, que la placidité ordinaire de Jane a pu faire croire qu’elle était indifférente et qu’elle souffrirait peu du départ de Bingley. Elisabeth regrette alors, sinon son refus, du moins sa forme brutale. Mais Darcy a quitté Rosings, et la date fixée pour le départ d’Elisabeth est arrivée. De retour à Meryton, les flirts de ses jeunes sœurs avec les officiers lui paraissent plus choquants qu’autrefois, la vulgarité bruyante de sa mère plus énervante, l’insouciance de son père plus coupable. L’embarras de Wickham, lorsqu’elle lui parle de sa rencontre avec Darcy et Filzwilliam, le tuteur de Miss Darcy, confirment les accusations portées contre lui. Elle ne désire pas encore revoir Darcy, mais elle le plaint de souffrir à cause d’elle.

Au cours d’un voyage avec son oncle et sa tante, elle visite le curieux château de Darcy alors absent. Le domaine est si joli, sa situation est si pittoresque, qu’une certaine mélancolie accompagne la pensée qu’elle aurait pu en être la maîtresse ; et, en entendant vanter autour d’elle la bonté et la justice du jeune propriétaire, elle commence à se sentir fière d’en être aimée. Darcy revient à l’improviste ; il fait les honneurs de son parc avec une amabilité qui séduit les parents d’Elisabeth, et il n’est que plus empressé lorsque, malicieusement, elle insiste sur leur qualité de simples négociants. Le lendemain, il lui présente sa jeune sœur, exprime son désir de les voir devenir des amies. Toute l’antipathie d’Elisabeth a disparu ; elle voudrait que Darcy fut heureux, mais elle ne sait pas encore jusqu’à quel point elle désire contribuer à son bonheur.

Un drame de famille va rendre la capitulation de l’orgueil plus complète, et élever la sympathie d’Elisabeth au niveau de l’amour de Darcy. Lydia, la troisième fille de Mrs. Bennet, s’est fait enlever par Wickham. L’aventurier, criblé de dettes, à la recherche d’une riche héritière, ne voit certainement dans l’étourdie jeune fille qu’un amusement de quelques mois. Elisabeth est consternée ; ce scandale va encore abaisser sa famille aux yeux de Darcy. Elle rentre en toute hâte consoler son père, qui cette fois a perdu sa belle insouciance. Mais contre toutes les prévisions, Wickham épouse Lydia malgré la modicité de la dot. Une lettre de son oncle apprend à Elisabeth qu’une intervention généreuse et cachée a décidé le mauvais sujet au mariage ; et l’écervelée Lydia révèle que c’est Darcy qui a payé les dettes, ajouté à la dot, fait réintégrer Wickham dans l’armée, à l’autre bout de l’Angleterre. Elisabeth ne sait si elle doit se réjouir de cette preuve d’amour, ou voir dans le mariage de Lydia l’obstacle définitif à tout rapprochement avec Darcy. Comment pourra-t-il jamais se résoudre à devenir le beau-frère du vaurien qui a cherché à enlever sa jeune sœur ?

Elle n’a pas à souffrir longtemps dans l’incertitude. Darcy lui-même ramène son ami Bingley près de Jane. Mrs. Bennet, qui ne sait rien du revirement de Darcy, lui fait grise mine, mais reçoit son ami avec enthousiasme, bien résolue à ne pas laisser cette fois le propriétaire de Netherfield quitter le pays sans emmener une des demoiselles Bennet avec lui. Mrs. Bennet a beau être maladroite et étaler ses filets avec trop d’impudence, les deux amis refusent de s’effrayer, ils veulent absolument s’y faire prendre, et Jane est bientôt fiancée.

Cela ne va pas si vite avec Elisabeth. Celle-ci se trouve folle d’espérer une nouvelle demande ; et le souvenir du brutal refus qu’il a essuyé à Rosings rend Darcy hésitant. Les deux amoureux risqueraient de rester dans cette situation toute leur vie, si Lady Catherine de Bourgh ne veillait sur l’avenir de sa fille. Elle ne veut pas se laisser arracher un gendre aussi avantageux, et elle vient naïvement exiger d’Elisabeth la promesse de repousser Darcy, en la menaçant de ne jamais la recevoir si elle l’épouse. Son ton autoritaire n’effraie guère la jeune fille, toute ravie d’apprendre que Darcy songe toujours à elle. Furieuse de n’avoir pas obtenu satisfaction, Lady Catherine s’attaque directement à son neveu, lui laisse deviner sa visite à Meryton et son insuccès ; Darcy sait alors qu’il peut parler sans crainte, qu’il ne sera pas éconduit ; et il accourt à Meryton pour demander la main d’Elisabeth.

Heureuse Mrs. Bennet ! la voilà débarrassée de trois de ses filles. C’est avec une fierté ravie qu’elle rend visite à Mrs. Bingley et qu’elle parle de Mrs. Darcy. Sa troisième fille a épousé un chenapan, mais cela n’a pas d’importance ; elle a trois filles mariées, et les autres mères de Meryton enragent.

Cet exposé rapide, cette sorte de squelette du premier roman de Jane Austen, ne nous montre que bien imparfaitement la vraisemblance et la logique avec laquelle une simple impression s’y développe en sympathie, en reconnaissance, en affection, en amour. Nous n’avons pu que signaler quelques-uns des principaux maillons de la chaîne. Entre les épisodes caractéristiques s’intercalent une quantité de petits faits, qui forment liaison, préparent un événement plus important, précisent un détail de caractère. Il y a parfaite continuité dans le développement de l’action et de l’émotion. Chacun des soixante et un chapitres de ce court roman est la narration d’un petit incident vulgaire, médiocre en lui-même, bal, partie de campagne, réception bourgeoise, conversation cent fois entendue, qui ne prend d importance que par la place qu’il occupe dans le récit. Ce sont les multiples clichés d’un film cinématographique qui, dans leur rapide succession aux yeux du spectateur, lui donnent l’impression de la vie réelle.

La sûreté avec laquelle l’auteur fait manœuvrer, au cours de ces petits événements, héros, héroïnes et comparses est merveilleuse. Il ne leur échappe jamais une phrase, jamais un geste qui ne soit pas celui que comportent la situation et leur personnalité. Nous reconnaissons chaque fois qu’ils devaient agir ainsi et ne pouvaient agir autrement. Si, à la première lecture leur conduite nous étonne quelquefois, en réfléchissant, nous comprenons qu’elle n’a rien d’impossible, et qu’elle est la mieux appropriée au développement de l’intrigue. On a reproché à Jane Austen, l’intervention de Lady Catherine de Bourgh auprès d’Elisabeth pour lui arracher la promesse de repousser Darcy ; mais l’impétuosité et la violence naturelle de la vieille et autocratique « Lady » ont pu vraisemblablement abaisser un instant sa fierté jusqu’à cette humiliante démarche. Ce moyen de ramener Darcy auprès d’Elisabeth, de même que leur rencontre imprévue dans sa propriété de Pemberley peut sembler un peu artificiel. Mais ne voyons-nous pas chaque jour des personnes agir, sous le coup d’une émotion, contrairement aux maximes de toute leur existence ; ne sommes-nous pas souvent étonnés de coïncidences bien plus extraordinaires que celles qui ont servi à Jane Austen à dénouer son intrigue ? Des gens gagnent deux fois le gros lot, et ce n’est pas un spectacle rare que celui de deux voisins de la Cannebière se rencontrant dans le même coin de Paris et révolutionnant tout un café par leur joie tonitruante. Ce serait une peinture inexacte de la vie, qu’un roman où les caractères seraient réglés comme des machines, où les événements n’auraient jamais rien d’imprévu. Le hasard existe, et le romancier a le droit d’en user, à condition de ne pas lui faire violence.

En même temps qu’elle veille à l’enchaînement rigoureux des faits, Jane Austen a toujours soin d’établir des contrastes entre ses caractères. L’affection tranquille de Jane et de Bingley, tous deux doux, bienveillants, sans volonté, fait ressortir le conflit des tempéraments décidés d’Elisabeth et de Darcy ; la finesse sceptique de Mr. Bennet rend plus sensible l’expansive vulgarité de sa femme ; et la conduite légère de Lydia et de Catherine donne du relief à la ferme honnêteté de leurs aînées. Le procédé est un peu banal, mais il passe inaperçu tant elle met de subtilité dans son emploi. Derrière les principaux personnages, toute une petite troupe de caractères secondaires vient former un fond solide, vivant, amusant, coloré. Le prétentieux Révérend Mr. Collins, Sir William Lucas, le bourgeois enrichi qui rêve des splendeurs de la cour, sa fille Charlotte, si prosaïquement philosophe, Mr. et Mrs. Bennet, les jeunes sœurs étourdies, flirteuses ou pédantes, encadrent Darcy et Elisabeth, Jane et Bingley, et précisent leur milieu. Nous allons retrouver dans tous les romans de Jane Austen, la même logique dans la marche de l’action, la même mise en lumière par d’habiles contrastes, la même vérité et la même minutie de l’observation, la même simplicité de moyens.



Raison et Sensibilité


Raison et Sensibilité était primitivement écrit sous forme de lettres et imité des romans épistolaires de Richardson. Malgré sa refonte, il garde de son plan primitif une certaine gaucherie, et, quoique écrit après Orgueil et Préventions, semble l’œuvre d’un esprit moins mûr ; le plan est moins bien équilibré, et l’on sent un peu trop l’artifice dans le contraste des deux caractères principaux.

Elinor Dashwood, clairvoyante et réfléchie, est malgré sa jeunesse un conseiller précieux pour sa mère, l’inconséquente Mrs. Henry Dashwood ; « elle a un excellent cœur, mais elle sait gouverner ses sentiments ». Marianne, sa sœur cadette, est « intelligente et bien douée, mais excessive en tout ; elle ne connaît la modération ni dans ses tristesses ni dans ses joies ». Une jeune sœur ne joue qu’un rôle insignifiant dans le récit.

Leur père, Mr. Henry Dashwood vient de mourir, et il laisse dans la gêne sa femme et ses trois filles, habituées à un certain luxe. Cependant il est mort rassuré sur leur avenir, car il a fait solennellement promettre à Mr. John Dashwood, son fils d’un premier lit, de leur assurer une situation plus aisée qu’il n’était capable de le faire lui-même. Cela ne constituera pas une lourde charge pour Mr. John Dashwood, déjà fort riche, et qui va disposer en plus de la moitié des biens de sa mère, dont son père avait l’usufruit. Il a d’ailleurs épousé une femme avec une très grosse dot, et ils n’ont qu’un fils.

Mr. John Dashwood est le type de l’homme respectable, celui dont la conduite est strictement conforme aux règles sociales et aux conventions mondaines. Il est d’abord tout disposé à tenir ses promesses ; sa fortune étant augmentée de deux millions, il songe généreusement à sacrifier les trois quarts des intérêts de la première année, et à offrir vingt-cinq mille francs en capital à chacune de ses demi-sœurs. Mais sa femme Fanny n’admet pas qu’il dilapide ainsi le futur patrimoine de leur cher petit garçon. Petit Henry aura peut-être une large famille plus tard, et regrettera beaucoup ces soixante-quinze mille francs. Mr. John Dashwood propose alors de réduire la somme de moitié ; puis, sur de nouvelles objections de sa femme, il suggère une petite rente viagère pour sa belle mère seulement ; elle n’est pas très solide, elle ne vivra guère plus de quinze ans encore. Mrs. Dashwood trouve que cela vaudrait évidemment mieux, mais une annuité a aussi bien des inconvénients, il faut la payer régulièrement, et donner un ou deux billets de mille francs peut être bien gênant certaines années, même quand on a plus de trois cent mille francs de rente ; son beau-père était trop raisonnable pour exiger un tel sacrifice, il a simplement voulu demander à son fils d’assister sa veuve de ses conseils, peut-être de l’aider à trouver une maison et à déménager. Elle convainct facilement son mari, et Mr. John Dashwood garde intégralement ses cent mille francs de rente supplémentaires ; mais il fera tout ce qui sera dans son pouvoir pour être utile à ses sœurs, pourvu que ce ne soit pas au détriment de leur pauvre petit Henry.

Sa femme s’installe immédiatement dans la maison du beau-père défunt, et, sans les renvoyer, fait comprendre à la veuve et à ses filles qu’elles doivent chercher une autre demeure. Elle désire d’autant plus les voir partir, que son frère aîné, Edward Ferrars, montre une sympathie inquiétante pour Elinor Dashwood ; et elle serait désolée de le voir faire un mariage si peu brillant.

Un parent de Mrs. Henry Dashwood, Sir John Middleton, lui propose un petit cottage sur son domaine ; Mr. John Dashwood n’a même pas la peine de chercher une résidence pour ses sœurs ni de les aider à déménager. Le cottage se trouve non loin de la maison de Sir John Middleton, qui aime avoir une nombreuse société autour de lui, et il invite souvent ses cousines. Marianne rencontre un jeune homme fort aimable, Willoughby ; il lui fait la cour et elle s’en amourache. Elinor s’inquiète : elles ne connaissent rien de Willoughby et elles ignorent ses intentions. Mais sa mère rit de ses alarmes ; l’amoureux de sa fille est charmant et ne peut avoir que d’honnêtes dessins ; il a une tante riche, sans enfants, et Sir John Middleton a donné des renseignements favorables. Interrogé sur la vie et le caractère du jeune homme, il a répondu : « Je ne suis pas très renseigné là-dessus ; mais c’est un gentil et bon garçon. un excellent chasseur, et il a la plus gentille chienne pointer que j’aie jamais vue. »

Un ami des Middleton, le Colonel Brandon, montre lui aussi beaucoup de sympathie pour Marianne. Il a une grosse fortune et c’est un brave homme, simple, bon, loyal, un peu timide. Elinor pense qu’il serait un mari idéal pour sa sœur ; mais la romanesque jeune fille lui trouve des vices rédhibitoires : il a déjà trente-huit ans, il est veuf, et il porte des gilets de flanelle.

Au moment où Mrs. Henry Dashwood croit que Willoughby va demander la main de sa fille, celui-ci part brusquement pour Londres. Elle est un peu déçue ; mais l’attitude confiante de Marianne la rassure, le jeune homme a évidemment pris un engagement vis à vis d’elle.

La visite d’Edward Ferrars vient dissiper un peu la sensation désagréable qu’a laissé le départ de Willoughby. Il semble tout heureux de revoir Elinor ; cependant il y a quelque chose d’énigmatique dans sa conduite, que sa crainte de l’opposition d’une mère riche et autoritaire ne suffit pas à expliquer. Mrs. Jennings, la mère de Lady Middleton, une marieuse enragée, fait tout ce qu’elle peut pour pousser l’un vers l’autre les deux jeunes gens ; elle ne leur ménage ni les insinuations ni les mots à double entente, méthode déplorable avec des amoureux si timides. L’embarras d’Edward croît avec l’arrivée de deux cousines de Mrs. Jennings, les demoiselles Steele, filles de son ancien précepteur. Miss Lucy Steele est une fine mouche ; sans fortune et intrigante, elle a, plusieurs années auparavant, réussi à se fiancer à Edward Ferrars, qui maintenant le regrette fort ; et le pauvre garçon, balloté entre son amour pour Elinor et sa volonté de tenir sa parole à Lucy, a de bonnes raisons de paraître gêné et irrésolu. Lucy Steele devine vite les sentiments réciproques d’Edward et d’Elinor, et, par une manœuvre habile et audacieuse, elle défend sa situation acquise, en révélant en secret à Elinor, comme à une bonne amie, son engagement avec Edward. L’hypocrite a fort bien joué, Elinor redouble de réserve, et renonce à ses rêves.

Mrs. Jennings invite les deux sœurs Dashwood à passer quelques semaines dans sa maison de Londres. Marianne est ravie, elle va revoir Willoughby. Elle lui écrit qu’elle est à Londres, mais ses lettres restent sans réponse. Enfin elle le rencontre dans une soirée ; il feint de ne pas la reconnaître et ne s’occupe que de la riche héritière découverte et imposée par sa tante. Elinor ramène sa sœur désespérée, anéantie, chez la bonne Mrs. Jennings, qui s’empresse de faire servir son plus vieux malaga et ses meilleurs biscuits pour guérir la peine de cœur de sa jeune amie.

Cependant, Mrs John Dashwood a rencontré Miss Lucy Steele et sa sœur chez Lady Middleton ; elle a été séduite par leur amabilité obséquieuse, et elle les présente à sa mère, Mrs. Ferrars. Celle-ci, pour mieux accentuer sa froideur avec Elinor, cette petite fille sans dot dont son fils aîné semble entiché, se montre pleine d’amabilité envers Lucy et Anne Steele. Mrs. John Dashwood affiche un tel enthousiasme pour ses nouvelles amies, qu’Anne Steele pense lui faire grand plaisir en lui confiant le secret des fiançailles d’Edward et de Lucy. La pauvre femme, qui escomptait pour son frère un mariage avec la fille d’un lord, en a une attaque de nerfs. C’est en vain que Mrs. Ferrars a recours aux prières et aux menaces pour amener son fils à rompre avec Lucy ; Edward ne tient pas beaucoup à sa fiancée, mais il veut rester fidèle à sa parole. L’honorable Mr. Dashwood est tout indigné de voir son beau-frère dépourvu à ce point de tout sentiment du devoir, et il approuve fort sa belle-mère, qui, folle de rage, chasse Edward de sa maison, et donne immédiatement, par un acte en bonne forme, son domaine de Norfolk à son second fils Robert.

Elle s’est un peu trop hâtée. Maintenant qu’Edward est pauvre, il n’a plus d’attraits pour Lucy Steele. Elle a eu le temps, grâce à l’amitié de Mrs. John Dashwood, de nouer connaissance avec son jeune frère Robert, que vient d’enrichir la punition infligée à Edward ; et elle n’a pas plus de peine à l’entortiller qu’elle n’en a eu avec son aîné. Mrs. Ferrars est en train de négocier le remplacement d’Edward par Robert comme fiancé d’une riche héritière, quand elle apprend que sa chère Miss Lucy Steele vient maintenant de lui enlever son fils cadet avec le domaine de Norfolk ; et, cette fois, le mariage est aussi en règle que l’acte de donation.

Edward, libéré de son engagement, accourt auprès d’Elinor ; et sa mère, un peu assagie par l’aventure de Robert, finit par accorder son consentement à leur mariage, avec une rente raisonnable. Dans l’intervalle, après une longue période de désespoir, Marianne oublie Willoughby, et se laisse toucher par la persévérance du colonel Brandon. Mrs Henry Dashwood peut maintenant vivre confortablement avec sa plus jeune fille sur le petit héritage laissé par son mari ; Mr. John Dashwood est définitivement délivré de toute préoccupation au sujet de la promesse faite à son père ; et ses deux beaux-frères sont assez fortunés pour qu’il puisse en parler sans honte.

Si la marche de l’action n’est pas aussi sûre que dans Orgueil et Préventions, si la personnalité des héros est moins originale, les incidents qui nous font connaître l’évolution de leurs sentiments sont encore choisis avec un art heureux et développés avec esprit. La petite scène suivante, ne donne-t-elle pas tout naturellement l’idée la plus nette de la finesse intrigante des sœurs Lucy et Anne Steele, de la franchise d’Elinor, de l’étourderie de Marianne. C’est après un grand dîner chez Mr. John Dashwood.

Quand les dames se retirèrent au salon, la pauvreté de la conversation devint plus sensible ; les hommes y avaient apporté quelque variété : la politique, les affaires, l es chevaux fourbus. Mais tout cela était épuisé, et on ne trouva, en attendant le café, d’autre sujet d’entretien que la comparaison des tailles respectives de Harry Dashwood et de William, le second fils de Lady Middleton, tous deux à peu près du même âge. Heureusement les deux enfants n’étaient pas là, car le sujet aurait été trop vite épuisé en les mesurant immédiatement. Comme Harry était seul présent, on ne pouvait vérifier les diverses assertions, et tous avaient le droit d’être également positifs dans leur opinion, de l’exprimer à maintes reprises et aussi longuement qu’il leur plaisait.

Les avis se partageaient ainsi :

Les deux mères, quoique chacune fut persuadée que son fils était le plus grand, décidaient poliment en faveur de l’autre.

Les deux grand’mères, avec non moins de parti pris, mais avec plus de sincérité, mettaient une égale ardeur à défendre leur propre descendant.

Lucy Steele, désirant ardemment plaire aux deux mères, pensait que les deux enfants étaient remarquablement grands pour leur âge, et qu’il lui était impossible de voir entre eux la plus petite différence du monde.

Miss Steele fut encore plus habile ; elle déclara, aussi rapidement qu’elle le put, que chacun d’eux était le plus grand.

Elinor, après avoir décidé en faveur de William, et blessé ainsi la grand’mère d’Harry et sa mère encore plus, ne jugea pas à propos d’insister. Quand à Marianne, lorsqu’on lui demanda son avis, elle offensa tout le monde en déclarant qu’elle n’avait pas d’opinion, et qu’elle ne s’était jamais occupée de leur taille.


On voit comme Jane Austen sait rendre significatifs, par sa façon de les présenter, les incidents les plus communs de la vie ordinaire. Raison et Sensibilité fourmille de ces petites peintures remplies d’observation subtile, d’humour et de malice, et cela en fait, malgré ses défauts, un ouvrage charmant, un compagnon digne de cinq autres chefs-d’œuvre de Miss Austen.



<div align="center ">L’Abbaye de Northanger

L’Abbaye de Northanger a été publiée sous sa forme primitive, sans jamais avoir été retouchée comme l’ont été Orgueil et Préventions, Raison et Sensibilité. C’est par excellence une œuvre de jeunesse et on le sent à la lecture. La gaieté y pétille, et l’action, un peu incohérente, y est menée avec brio. Pour en goûter toute la saveur, il faut se rappeler les romans qui sévissaient alors, pleins d’intrigues compliquées et de mystères terrifiants, dans le genre des feuilletons de beaucoup de nos journaux. Miss Austen y raille avec verve l’engouement des jeunes filles pour ces grotesques productions, et nous montre avec humour comment cette littérature frelatée leur monte à la tête.

Rien ne prédispose Catherine Morland à devenir une héroïne de roman. Un père pasteur, de fortune modeste, une mère joyeuse et bien portante, neuf frères et sœurs éclatants de santé, la tranquillité de son petit village, son éducation, son propre caractère simple et bon enfant, tout cela s’y oppose plutôt. Mais de quinze à dix-sept ans, elle se bourre la cervelle d’histoires mélodramatiques ; et, au commencement de sa dix-huitième année, elle est toute disposée à jouer un rôle sentimental et héroïque. Malheureusement, « il n’y a aucun lord dans le voisinage, pas même un baronet, pas de jeune homme d’origine mystérieuse ; aucune famille n’y a recueilli et élevé un bébé abandonné à leur porte, et son père n’a pas de pensionnaire ». Catherine Morland risquerait fort de ne connaître d’autres aventures que celles qui échoient ordinairement à la fille d’un pasteur campagnard, c’est-à-dire un honnête mariage avec un modeste collègue de son père, si des amis fort riches et sans enfants, Mr et Mrs. Allan, ne l’emmenaient avec eux à Bath, la grande ville d’eau à la mode.

Mrs. Allan et Catherine fréquentent naturellement les salons de la Pump Room, le casino du temps ; et le maître des cérémonies leur présente Mr. Henry Tilney, jeune homme des plus distingués, un peu poseur, parfait connaisseur en dentelles et en mousselines, l’idéal même d’une jeune provinciale. Catherine est charmée par la bonne grâce de son cavalier, qui s’amuse fort de ses naïvetés et de son amour du romanesque. En même temps, elle fait connaissance avec Isabella Thorpe, la fille d’une ancienne camarade de pension de Mrs. Allan. Isabella est sur le point de se fiancer avec James Morland, un frère de Catherine, et, malgré la différence de leur caractère, l’une candide et sincère, l’autre coquette et calculatrice, les deux jeunes filles sont bientôt des amies intimes.

Après quelques jours d’absence, Mr. Tilney reparaît avec sa sœur Eleanor, qu’il présente à son ancienne danseuse. Catherine est séduite par les manières gracieuses d’Eleanor Tilney, éblouie par les connaissances que son frère Henry étale complaisamment, et la sympathie que montrent pour elle ces êtres tellement supérieurs la comble de joie.

L’arrivée à Bath de son frère James et de son ami John Thorpe, le frère d’Isabella, vient mettre un terme au bonheur de Catherine ; et ses mésaventures commencent. John Thorpe est un jeune sportsman, mal élevé, bruyant, joueur, menteur et arriviste. Il s’imagine que Catherine est riche, que les Allan en feront leur héritière ; il la courtise à sa façon, en essayant de l’émerveiller par ses hâbleries, et il lui joue toutes sortes de mauvais tours. Le soir, au bal, il insiste pour qu’elle lui réserve la plupart des danses ; puis, dans l’excitation des parties de cartes, il oublie la jeune fille, qui reste sans cavalier et semble mettre un certain parti pris à repousser les invitations d’Henry Tilney. Eleanor Tilney lui propose de l’accompagner dans une excursion. Catherin e accepte avec enthousiasme ; mais John Thorpe veut absolument lui montrer les qualités de son cheval, il l’emmène en lui promettant qu’elle sera de retour à temps pour rencontrer ses amis, la trompe sur l’heure et lui fait manquer son rendez-vous. Henry Tilney et sa sœur doivent venir la chercher pour une promenade ; l’infernal John prétend les avoir vus partir en voiture, et il l’entraîne avec son frère et Isabella visiter un château des environs. Il mentait encore ; la pauvre Catherine, à son retour, apprend que ses amis sont venus à l’heure dite, et se sont montrés fort étonnés de ne trouver personne. Elle court chez eux pour s’excuser et est reçue par le Général Tilney, le père d’Henry et d’Eleanor. Sa renommée d’homme dur et autoritaire, orgueilleux de sa fortune et de son rang, ont toujours fait craindre à Catherine qu’il ne s’opposât à l’intimité d’Henry et d’Eleanor avec une jeune fille de situation inférieure à la leur. Aussi est-elle fort étonnée quand celui-ci, au contraire, se montre plein d’égards pour elle, ne trouve jamais ses enfants assez prévenants pour leur jeune amie, et finit par l’inviter à venir passer quelques semaines dans sa propriété, l’Abbaye de Northanger. Son fils et sa fille ne sont pas moins stupéfaits de l’amabilité soudaine de leur père ; mais ils s’en accommodent avec plaisir, car Eleanor trouve en Catherine une amie dont la douceur s’harmonise avec son propre caractère, et Henry se sent de plus en plus attiré par la naïveté, la fraîcheur des sentiments et le joli visage de Catherine.

La romanesque jeune fille est ravie d’aller habiter dans une ancienne abbaye. Son imagination trotte d’autant plus que Henry Tilney, durant le voyage, s’amuse à évoquer des salles mystérieuses et des couloirs secrets. Elle arrive à l’Abbaye avec l’idée de trouver un vieux château moyenâgeux ; et c’est une habitation toute moderne, adossée aux restes d’un ancien couvent. Elle reste cependant persuadée que la demeure du farouche Général doit cacher quelque affreuse tragédie. Le soir, seule dans sa chambre, elle ouvre, en frissonnant, un vieux coffre étrange, aux incrustations énigmatiques ; elle n’y trouve qu’un vulgaire couvre-pied. Elle s’acharne, dans la nuit, à la serrure d’un placard bizarrement dissimulé dans le mur, y découvre, juste au moment où sa lumière s’éteint, un rouleau qui ne peut être qu’un document terrible ; elle attend le jour avec impatience, et, le matin, elle s’aperçoit que c’est un inventaire de linge. Elle erre en cachette dans les couloirs, à la recherche de la cellule où le Général doit tenir enfermée sa femme martyre, et elle se heurte à Henry Tilney, qui lui fait faire gaiement tout le tour de la maison en ouvrant toutes les portes.

Malgré toutes ces déceptions Catherine est fort heureuse à Northanger Abbey. Le Général redouble d’attentions pour elle ; il conserve, parce qu’elle le trouve poétique, un vieux cottage qu’il voulait faire abattre, et il la consulte sur le renouvellement des tentures, comme si elle devait bientôt être la maîtresse de la maison. Évidemment, il songe à elle pour son fils. Cependant, en dépit de son amabilité, Catherine, terrifiée par ses brusques accès de colère contre les domestiques et ses enfants, n’est pas fâchée de le voir s’absenter ; elle se trouve plus tranquille seule avec Henry et Eleanor.

Mais, il revient à l’improviste, criant, tempêtant ; et, sans donner d’explications, il met à la porte l’hôtesse si fêtée quelques jours auparavant. Ce n’est pas là l’aventure qu’attendait la pauvre petite Catherine ; elle s’en va bien tristement, ne comprenant rien aux caprices de l’étrange personnage, essayant en vain de deviner comment, soudainement, elle a pu mériter un tel affront. Elle ne l’apprend que plus tard, lorsque Henry Tilney, honteux de la conduite de son père, et ne pouvant oublier la gentille et romanesque visiteuse, vient la retrouver chez ses parents pour leur demander sa main.

C’était encore un tour de John Thorpe. À une question du Général sur cette jeune fille qui causait si amicalement avec son fils, le vaniteux et vantard garnement s’était efforcé de peindre sous les plus brillantes couleurs une famille où lui et sa sœur songeaient à entrer ; et « doublant l’estimation déjà généreuse que son avidité lui avait suggérée des revenus de la cure de Mr. Morland, triplant sa fortune, ajoutant libéralement une tante riche et réduisant de moitié le nombre des enfants, il avait pu présenter la situation de la famille sous un aspect des plus florissants ». Le Général avait trouvé le parti avantageux pour son fils, et, suivant ses habitudes autocratiques, avait mené toute la campagne sans consulter ni Henry, ni sa sœur. Par la suite, Isabella, apprenant que la position de James Morland était fort modeste, avait rompu avec lui ; et John Thorpe, furieux de s’être illusionné sur la dot de Catherine et du peu de succès de ses manœuvres auprès de la jeune fille, avait fourni au Général de nouveaux renseignements, rabaissant les Morland autant qu’il les avait élevés autrefois, en faisant presque des mendiants.

Un mariage brillant d’Eleanor Tilney, apaise le courroux du Général en flattant son amour propre, et il donne à son fils la permission de faire une sottise, s’il le désire, en épousant Catherine.

L’Abbaye de Northanger n’est pas une œuvre parfaite. Les mésaventures de Catherine dans l’Abbaye sont inutiles à la marche de l’intrigue ; Henri Tilney est trop fat pour être aussi sympathique que le voudrait son rôle ; et la conduite grossière du Général est un peu invraisemblable. Mais les incidents sont divertissants et racontés avec verve ; Catherine est délicieuse de naïveté ; l’apathie de Mrs. Allan, l’avidité des Thorpes est réjouissante ; partout l’esprit éclate en mille petites remarques ironiques ; et, si ce n’est pas le chef-d’œuvre de Miss Austen, c’est peut-être le plus amusant de ses romans.



<div align="ce nter">Mansfield Park


Lorsque Jane Austen écrit Mansfield Park, elle a trente-huit ans. Si heureuse et si calme qu’ait été sa vie, elle a cependant eu ses épreuves et ses ennuis. Aussi nous allons trouver dans cette œuvre de sa maturité une satire plus âpre de la bêtise et de la méchanceté humaines ; son rire deviendra quelquefois ricanement, et ses phrases seront plus cinglantes. En même temps le champ de ses observations s’est élargi ; le roman est plus touffu, les conditions des personnages plus mêlées. L’étude ne porte plus seulement sur la chasse à la dot, mais sur les mésintelligences et les rivalités des membres d’une même famille, les souffrances et les jalousies des parents pauvres. Nous y trouvons une image plus complète de la vie.

Lady Thomas Bertram, Mrs. Norris et Mrs. Price sont trois sœurs ; mais la fortune leur a souri inégalement. Lady Bertram a épousé un baronet fort riche ; la seconde a dû se contenter d’un pasteur, ami du baronet ; et la dernière a presque déconsidéré sa famille en se mariant à un vulgaire officier de marine marchande, sans éducation ni fortune, d’où rupture avec ses deux aînées. Après onze ans de silence, Mrs. Price, affligée de neuf enfants, implore l’aide de son beau frère, Sir Thomas Bertram. Mrs. Norris, restée sans enfants, et qui aime à se donner de l’importance, suggère de faire venir la fille aînée, âgée de neuf ans. Sir Thomas Bertram hésite : c’est une grosse charge et une grande responsabilité, car il a déjà deux garçons et deux filles. Mrs. Norris répond à toutes les objections, et laisse entendre qu’elle participera largement aux dépenses et à l’éducation. Sir Thomas Bertram se laisse convaincre ; mais quand la petite Fanny arrive, et qu’il s’agit de décider si elle ira d’abord chez sa tante Norris ou chez son oncle Bertram, Mrs. Norris est stupéfaite d’entendre une telle question ; elle n’a jamais songé à cela, son beau-frère a mal compris, c’est absolument impossible pour elle de recevoir sa nièce, étant donné l’état de santé de son pauvre mari.

Sir Thomas ne peut que s’incliner, et Fanny reste chez son oncle, à Mansfield Park. Elle y est bien dépaysée. « Loin ou près de ses cousins, dans la salle d’études, dans le salon ou dans le jardin, elle est également malheureuse , et trouve quelque chose à craindre dans chaque endroit et dans chaque personne. Elle est glacée par le silence de Lady Bertram, terrifiée par les regards sérieux de son oncle, accablée par les observations de Mrs. Norris. L’aîné de ses cousins l’humilie par des réflexions sur sa petite taille, et la déconcerte en démasquant sa timidité ; la gouvernante s’étonne de son ignorance ; les domestiques se moquent de ses vêtements. Et, lorsqu’à tous ces chagrins s’ajoute le souvenir des jeunes frères et sœurs parmi lesquels elle jouait un rôle si important comme camarade, comme éducatrice et comme petite mère, sa peine devient horrible. Le luxe de la maison l’étonne, mais ne la console pas. Les pièces sont trop grandes, elle ne s’y sent pas à l’aise et n’ose y bouger ; elle a peur d’abîmer tout ce qu’elle touche, et elle se glisse craintivement de place en place avec une constante terreur de ceci ou de cela ».

Seul, Edmund, le second fils de Sir Thomas, qui a quelques années de plus que Fanny, comprend que sa petite cousine a plus besoin d’affection que de bien-être matériel. Il la console des petites avanies, cause avec elle, et surtout s’intéresse à son cher William, le frère aîné qu’elle a quitté avec tant de chagrin. Fanny ne se sent plus si isolée, et la vie devient plus supportable pour elle. « La maison lui semble moins étra nge, ses habitants moins formidables ; et, s’il y en a quelques-uns qu’elle ne peut cesser de craindre, elle commence à connaître leurs habitudes et à savoir s’y conformer ».

À mesure que Fanny grandit, l’amitié d’Edmund lui est plus précieuse. Il se destine à être pasteur, et joue déjà le rôle de directeur de conscience auprès de sa cousine. Il s’intéresse à son éducation, il lui recommande les livres qui charment ses loisirs, et il rend ses lectures fécondes en parlant avec elle de ce qu’elle lit. En retour de telles attentions, elle l’aime plus que tout au monde, à l’exception de William ; son cœur est partagé entre ces deux affections.

Et les années passent presque heureuses pour Fanny jusqu’au jour où Sir Thomas part pour les Antilles surveiller une propriété qui périclite. En raison de l’apathie maladive de sa femme, il confie la direction de sa maison à Mrs. Norris, devenue veuve. Un bien mauvais choix ! Celle-ci, heureuse de vivre aux dépens de son beau-frère, songe plus à lui épargner quelques sous qu’à surveiller la conduite de ses filles Maria et Julia. Elle les flatte, les gâte, en fait des poupées vaniteuses et frivoles ; tandis que, jalouse des attentions d’Edmund pour Fanny, elle prend un haineux plaisir à humilier sa nièce pauvre.

Le successeur de son mari introduit à Mansfield Park son beau-frère et sa belle-sœur, Henry et Mary Crawford, tous deux riches, spirituels, mondains, élevés à la diable par un vieil oncle fêtard. L’austère demeure de Sir Thomas s’anime singulièrement ; on y répète des comédies scabreuses ; ses deux filles ne mettent aucune retenue dans leurs avances au brillant Crawford, et affichent sans pudeur leur rivalité et leur jalousie. Le sage Edmund, lui-même, est ébloui par la grâce et l’esprit de Mary Crawford et néglige sa protégée.

Fanny est maintenant une jeune fille ; sa reconnaissance s’est transformée en un délicat amour, et elle souffre silencieusement de voir Edmund rôder autour de la nouvelle venue. Elle cache si bien ses sentiments que son aveugle cousin la prend comme confidente de son admiration et de ses espoirs. Mary Crawford elle-même, séduite par la douceur de Fanny, lui confesse son penchant pour Edmund, penchant que contrarient sa répugnance à épouser un futur pasteur et son peu d’inclination pour une vie tranquille.

Fanny, oubliant sa propre détresse, se désole surtout à la pensée que son cousin va peut-être épouser une femme indigne de lui et incapable de le comprendre. Elle sait bien qu’Edmund n’est pas pour elle ; elle est trop modeste pour en avoir même la pensée ; mais elle voudrait le savoir heureux. Elle voudrait aussi ne pas être tout à fait oubliée ; elle est si heureuse, lorsque, abandonnant pour un instant les jupes de Mary Crawford, il vient causer sérieusement avec elle. Cela arrive bien rarement maintenant, et elle suit avec angoisse l’influence croissante de la mondaine sans principes sur son cousin. Après s’être opposé énergiquement à la représentation d’une comédie trop légère, il accepte, lui, un futur pasteur, d’y jouer un rôle, pour avoir le plaisir de donner la réplique à Mary Crawford. Tous deux viennent demander à Fanny d’écouter la répétition de leur partie et de leur signaler leurs fautes ; la petite cousine, le cœur serré, suit attentivement sur le livret les marivaudages auquel les sentiments respectifs des deux acteurs donnent un semblant de réalité, et elle les corrige avec bonne grâce.

Le retour imprévu de Sir Thomas interrompt les répétitions, met le désarroi parmi la joyeuse troupe, et ramène le calme. Maria épouse le fiancé riche et bête découvert par Mrs. Norris, et un moment négligé pour disputer Henry Crawford à sa sœur. Celui-ci maintenant se désintéresse de l’une et de l’autre. Il a remarqué tout à coup que Fanny était jolie ; « il n’a jamais rencontré une jeune fille qui l’ai regardé aussi sévèrement », cela excite ses appétits blasés de viveur, et il ne sera pas satisfait avant « d’avoir fait un petit trou dans le cœur de Fanny Price ». Il expose son programme à sa sœur Mary : « Je ne veux lui faire aucun mal, à la chère petite âme. Je veux seulement qu’elle me regarde avec amabilité, qu’elle me sourie et qu’elle rougisse, qu’elle me réserve toujours une chaise près d’elle, qu’elle soit émue lorsque je m’approche et que je lui parle, qu’elle pense comme moi, qu’elle s’intéresse à toutes mes affaires et à tous mes plaisirs, qu’elle essaie de me retenir à Mansfield Park, et qu’elle sente, lorsque je partirai, qu’elle ne pourra plus jamais être heureuse. Je ne désire rien de plus. »

Si peu exigeant qu’il soit, il va être déçu. Ses manœuvres ne font qu’agacer Fanny, et accroissent son antipathie pour le Don Juan qui a si cruellement joué avec les sentiments de ses cousines. Il se pique au jeu, redouble de prévenances, se laisse prendre lui-même. Il finit par aimer Fanny avec toute l’impétuosité de son caractère, et il la demande en mariage à Sir Thomas. Celui-ci accueille favorablement une proposition aussi avantageuse, et s’empresse de la communiquer à sa nièce, ne doutant pas un instant de la joie qu’il va provoquer. À son grand étonnement, Fanny refuse, doucement, mais énergiquement. Son oncle a beau la raisonner, s’emporter, l’accuser d’orgueil et d’ingratitude, elle ne cède pas. En vain Edmund lui-même intervient ; son mariage avec Mary Crawford est presque décidé, et il serait très heureux d’avoir Fanny pour belle-sœur. Il n’arrive pas à persuader sa cousine.

Sir Thomas pense qu’elle a été trop gâtée à Mansfield Park ; elle n’y a connu que les agréments d’une vie aisée, il faut qu’elle sache ce qu’est la pauvreté pour apprécier les avantages de la fortune et la valeur de l’offre d’Henri Crawford. Il envoie sa nièce passer quelques mois à Portsmouth, chez ses parents qu’elle n’a pas vus depuis dix ans.

Fanny arrive à Portsmouth toute heureuse de revoir sa mère et ses sœurs ; mais le logis sombre et sale, les criailleries et les disputes des enfants mal élevés, les lamentations d’une mère indolente et sans autorité, les jurons d’un père toujours un peu pris de vin, contrastent cruellement avec le luxe, la bonne tenue et la tranquillité de Mansfield Park, le ton modéré, la correction de ses hôtes. L’épreuve est pénible pour la jeune fille ; cependant elle se raidit et reprend vite son énergie. Elle met de l’ordre dans la maison, dresse les petites sœurs à la propreté, remonte autant qu’il est possible le moral de sa mère.

Henry Crawford vient la voir chez ses parents ; leur pauvreté ne le rebute pas ; il est encore aussi empressé, aussi anxieux de lui plaire. Elle est touchée de sa constance, mais elle ne cède toujours pas. Une plus longue fidélité est au-dessus des forces d’Henry Crawford ; il renonce à Fanny et il se console en enlevant Maria Bertram à son mari. Cela dénoue toute l’intrigue. Julia Bertram suit l’exemple de sa sœur ; elle s’enfuit de la maison paternelle avec un ami de Crawford ; et Fanny rentre à Mansfield Park pour tenir compagnie dans leur malheur à son oncle et à sa tante. La légèreté avec laquelle Mary Crawford juge la conduite de son frère Henry révolte Edmund, lui fait comprendre combien leurs mentalités sont étrangères. Il rompt avec elle et épouse Fanny. Mrs. Norris en est indignée et elle va vivre avec Maria, déjà abandonnée par son amant.

Mansfield Park est l’étude la plus approfondie du cœur humain que nous ait donné Jane Austen. La minutie de l’observation en rend parfois la lecture un peu pénible, et la cruauté de ses peintures laisse un certain goût d’amertume ; mais on en garde une sensation de réalité parfaite, comme si on venait de vivre dans la famille Bertram.



Emma


Après Mansfield Park, Jane Austen sentit probablement le besoin de rasséréner son public et elle donna un roman plein de gaîté. On rencontre quelques sots, des fats et des étourdis dans Emma ; on n’y trouve ni vicieux ni méchants, pas une scène pénible, aucune peinture déprimante, et les haines et les jalousies s’éteignent bien vite dans le comique des méprises réciproques.

Emma Woodhouse,la plus riche héritière de Highbury, a été, toute jeune, maîtresse de maison, par suite du décès de sa mère, du mariage de sa sœur aînée et de l’état de santé de son père. Admirée et gâtée par son entourage, elle a une haute opinion d’elle-même, et n’admet ni la critique ni l’opposition. Seul, Mr. Knightley, un vieux garçon de trente-six ans, dont le frère a épousé la sœur aînée d’Emma, ose quelquefois ne pas être de son avis. Elle vient de marier sa gouvernante, une charmante jeune femme, avec un de leurs amis Mr. Weston, veuf sympathique et riche. Les nouveaux époux lui sont si reconnaissants, qu’Emma ne peut pas s’arrêter en si bonne voie et projette de faire d’autres heureux. On vient justement de lui présenter Harriet Smith, fille naturelle d’un inconnu qui l’a confiée à la directrice du petit pensionnat de Highbury. C’est une jolie jeune fille de dix-sept ans, pleine de naïveté. Emma va la former, faire son éducation mondaine, et surtout lui trouver un mari. Un mari riche naturellement, car un mari honnête et affectueux, Harriet n’a pas besoin de le chercher bien loin ; Mr. Martin, le frère de deux camarades de pension lui fait une cour discrète. Mais ce n’est qu’un fermier ; Emma a en vue quelque chose de mieux ; Mr. Elton, le jeune et élégant pasteur, dont les vieilles filles collectionnent les sermons et qui fait courir les jeunes aux fenêtres pour le regarder passer. Unir le phénix du village

à la jolie petite bâtarde sans fortune, voilà une entreprise digne de Miss Woodhouse ! Et elle oblige Harriet à rompre, bien à contre cœur, avec la famille Martin. Elle ménage entrevues sur entrevues entre Mr. Elton et Harriet, et elle n’a aucune peine à rendre son amie amoureuse du joli garçon.

Mr. Elton semble se laisser entraîner dans la voie que lui trace la plus notable de ses paroissiennes. Il se rend avec empressement aux invitations, rédige des charades galantes, entreprend un voyage à Londres pour faire encadrer un portrait d’Harriet dessiné par Emma. Tout semble aller pour le mieux, Harriet rayonne, et Emma lance des regards triomphants à Mr. Knightley qui a osé critiquer son projet. Puis un soir, au retour d’un bal, seul avec Emma dans un carrosse, le beau pasteur, enhardi par de nombreuses libations, lui fait une déclaration d’amour. Invité à rester fidèle à Harriet, il paraît surpris et proteste énergiquement contre une telle insinuation. Emma s’étonne. Mais les charades ? Elles étaient destinées à Miss Woodhouse. Mais l’enthousiasme pour le portrait d’Harriet ? Il visait l’artiste et non le modèle. Mr. Elton est un jeune homme fort pratique, il n’a jamais songé qu’à la riche héritière, pas un seul moment à sa protégée ; et il est fort offensé qu’on ait pu penser le contraire. De son côté, Emma Woodhouse n’est pas moins choquée que ce petit pasteur de village ait osé espérer sa main. La rupture est complète.

Il faut maintenant consoler Harriet en la lançant sur une autre piste. Mais on ne trouve pas du jour au lendemain un jeune homme capable de faire oublier Mr. Elton. En attendant que l’oiseau rare se présente, Emma s’intéresse vivement à Mr. Frank Churchill, le fils que Mr. Weston a eu de sa première femme. Le jeune homme a été adopté dès son enfance, par Mr. et Mrs. Churchill, des oncle et tante fort riches. Ceux-ci l’ont toujours gardé près d’eux, et c’est la première fois qu’il vient à Highbury. Il fait immédiatement la conquête de tout le village par ses manières franches et aisées, et Emma le trouve fort agréable, à la grande joie de Mr. et Mrs. Weston qui caressent l’espoir d’un mariage. Seul Mr. Knightley critique Frank Churchill, le trouve sans caractère, léger et poseur. Un voyage à Londres dans le seul but de se faire couper les cheveux, alors qu’il a si rarement l’occasion de rester avec son père, semble donner raison à Mr. Knightley. Mais il met une telle bonne grâce à cette folie de jeune homme coquet, qu’elle paraît excusable à Emma. Elle bavarde beaucoup avec lui sur Jane Fairfax, une jeune fille de Highbury qu’il a rencontrée à Brighton. Jane Fairfax, orpheline pauvre mais de bonne famille, a été élevée par des amis riches, les Campbell, pour tenir compagnie à leur fille. Celle-ci vient d’épouser un Mr. Dixon, et Jane est rentrée chez sa grand’mère depuis quelques semaines. Comme Miss Fairfax est très jolie et Miss Campbell presque laide, Emma imagine immédiatement que Mr. Dixon aurait choisi Miss Campbell pour ses millions, mais resterait, après son mariage, amoureux de l’ancienne amie de sa femme. Les sourires amusés de Frank Churchill, qui semble savoir là-dessus plus de choses qu’il n’en dit, confirment les soupçons d’Emma.

Un superbe piano vient d’arriver justement chez la grand’mère de Jane et le donateur est inconnu. C’est le mystère du jour dans Highbury. Emma insinue méchamment que ce doit être un cadeau de Mr. Dixon. Frank trouve l’idée excellente, et au grand déplaisir d’Emma, lance des allusions qui paraissent très désagréables à Jane Fairfax. De son côté, Mrs. Weston émet l’opinion que le piano pourrait bien provenir de Mr. Knightley, très empressé depuis quelques jours auprès de Miss Fairfax, et elle prédit un futur mariage. Mais Emma s’indigne à cette pensée. Mr. Knightley ne doit pas se marier ; il ne le faut pas dans l’intérêt de leur petit neveu Henry,

le fils du frère de Mr. Knightley et de la sœur d’Emma, qui doit hériter des domaines du riche gentleman.

Frank Churchill est alors rappelé par sa tante. Son départ permet à Emma de tirer au clair une question qui l’obsède depuis quelques jours. Frank est sans doute amoureux d’elle ; toute sa conduite le prouve ; mais elle ? Qu’éprouve-t-elle pour lui ? L’absence de Frank va lui servir de criterium. Elle pense souvent à lui, mais elle peut se passer de sa présence, elle reste aussi active et aussi gaie. Non, décidément, ce n’est pas de l’amour. Il ne lui reste plus qu’à plaindre ce pauvre jeune homme d’adorer en vain Emma Woodhouse ; et elle s’occupe de nouveau de la petite Harriet.

Mr. Elton, après une courte absence, vient de rentrer à Highbury, triomphant. Il a tiré bon parti de ses agréments physiques, et il ramène une femme pourvue de deux cent cinquante mille francs de dot. Il étale complaisamment son bonheur dans tout le village, et prend les airs les plus narquois vis-à-vis d’Emma et de son amie. À un bal, Harriet reste seule, isolée, sans cavalier, en face de Mr. Elton dédaigneux, réjoui de son embarras. Heureusement, Mr. Knightley, qui pourtant ne danse jamais, a pitié d’elle, l’invite et la tire d’une situation mortifiante. Mrs. Elton n’est pas moins arrogante que son mari envers Harriet ; elle arrive de la ville, et veut donner le ton à tout Highbury ; elle s’efforce même de ravir à Miss Woodhouse la première place dans la petite société du village. C’est un moment difficile pour l’orgueil d’Emma. Elle cherche à venger son amie du mépris de Mr. Elton en élevant Harriet au-dessus de la femme du vaniteux pasteur, et, pour cela, songe à la marier à Frank Churchill.

Le hasard semble favoriser son projet. Mr. et Mrs, Churchill sont maintenant installés non loin d’Highbury, et un jour Emma voit arriver Harriet tremblante au bras de Frank ; il vient de l’arracher à l’importunité d’une bande de bohémiens, et il semble, lui aussi, tout émotionné du péril très relatif qu’a couru la jeune fille. Quelques jours plus tard, Harriet confie à Emma qu’elle a renoncé à se marier ; oh, pas à cause de Mr. Elton ! mais parce qu’elle aime maintenant un homme infiniment supérieur, qui lui a rendu un service inoubliable.

Harriet n’a prononcé aucun nom, mais Frank Churchill, vainqueur des bohémiens, est suffisamment désigné. Emma ne veut pas intervenir directement: « Ne me dites pas le nom » recommande-t-elle. Cependant elle félicite Harriet sur son bon goût, l’engage à ne pas se décourager, et elle va flirter avec Frank Churchill pour le gagner entièrement à sa protégée. Comme elle a la conscience tranquille, que ce n’est pas pour son propre compte, elle n’y met aucune retenue. Mr. et Mrs. Weston en sont ravis, mais Knightley en paraît peu satisfait, Il est vrai que c’est sa nature de grogner sans cesse, et qu’il a pris Frank en grippe dès son arrivée. Il le critique à tort et à travers ; n’a-t-il pas trouvé mystérieuse son attitude avec Miss Fairfax ! Celle-ci semble en vouloir à Emma des taquineries que lui prodigue Frank Churchill. Elle passe complètement dans le camp des Elton, et laisse la femme du pasteur, ravie de se donner de l’importance, lui chercher une place de gouvernante. Mais il y a une chose qu’elle ne permet pas à Mrs. Elton, c’est de prendre pour elle ses lettres à la poste.

Puis, coup de théâtre. Mrs. Churchill meurt ; Frank est désormais indépendant, car son oncle lui a toujours laissé une complète liberté. Mr. Weston, navré, accourt raconter à Emma que son fils va épouser Jane Fairfax, avec qui il était fiancé depuis longtemps ; son flirt avec Miss Woodhouse n’avait servi que de paravent à son amour pour Jane ; c’est lui qui a payé le piano, et c’est pour le commander qu’il a été se faire couper les cheveux à Londres. Emma rassure vite ses amis sur l’état de son cœur ; mais elle se demande avec terreur comment Harriet supportera cette nouvelle déception. La voilà justement qui arrive, toute joyeuse. Elle vient de rencontrer Mr. Weston, elle sait tout, et elle n’en paraît nullement émotionnée. Emma l’interroge : l’homme tellement supérieur, celui qui l’a tirée d’une situation si pénible, ce ne serait pas Mr. Churchill ? Harriet proteste contre une telle suggestion, elle a meilleur goût, c’est à Mr. Knightley qu’elle pensait ; le service inestimable, c’est de l’avoir invitée à danser alors qu’elle restait seule et sans cavalier en face de Mr. Elton ironique et méprisant. D’ailleurs, elle se croit sûre d’être aimée, car Mr. Knightley lui a donné dernièrement de grandes marques d’amitié.

Emma est atterrée ; elle marierait volontiers Harriet au plus riche et au plus noble gentilhomme du comté, mais pas à Mr. Knightley. À cause du petit Harry ? Emma se moque bien maintenant des droits du petit Harry à l’héritage de son oncle. La vérité, c’est qu’elle « ne pourra jamais supporter que Mr. Knightley en épouse une autre qu’elle ».

Mr. Knightley, qui lui aussi croit Emma éprise du fils de Mr. Weston, accourt pour la consoler. Rassuré, il confesse alors envier le sort de Frank Churchill. Miss Woodhouse s’inquiète, à qui songe-t-il ? À Harriet ? Non, c’est Emma qu’il aime ; il n’a invité Harriet que par pitié, il n’a été empressé vis-à-vis d’elle que pour la ramener à Mr. Martin, son fermier préféré. Ainsi tout s’arrange pour le mieux ; il suffit de mettre Mr. Martin sur le chemin d’Harriet pour la ramener à son premier amour, et Mr. Knightley épouse Emma.

Tout le monde est satisfait, sauf Mrs. Elton, qui se voit enlever définitivement par Mrs. Knightley le premier rang dans la société d’Highbury. Elle s’en venge en prédisant à ce « pauvre Knightley » bien des désagréments dans son futur ménage.

Il est impossible de donner une idée de la vie et de la gaîté qui animent ce joli roman. Autour de la joyeuse Emma, circulent, rient, bavardent, la plus amusante réunion de types d’un comique achevé : la petite pensionnaire Harriet, innocente et sentimentale, le beau pasteur et sa femme, Mr. Woodhouse si soucieux d’imposer son régime à tous ses invités. Miss Bates, si bonne personne mais si prodigue de ses paroles. Au-dessus de sa petite cour, Emma d’un bout à l’autre de l’histoire, concentre les sympathies du lecteur, l’intéresse à un dénouement que jusqu’aux dernières pages il ne peut prévoir. Ainsi se trouve réalisée l’unité d’action. L’unité de lieu est également respectée, car tout se passe à Highbury même ; et toute l’intrigue se déroule dans un temps relativement court. Cette petite comédie de caractère a toutes les qualités des chefs-d’œuvre classiques.



Persuasion


Chaque admirateur de Jane Austen a son roman favori ; Orgueil et Préventions et Emma séduisent les caractères ironiques et railleurs ; L’Abbaye de Northanger attire les lecteurs qui cherchent le mouvement et la gaieté ; les psychologues, amateurs d’études complexes et approfondies, ruminent Mansfield Park ; les âmes sentimentales et tendres donnent la préférence à Persuasion. C’est le dernier de ses ouvrages, et les souffrances de la maladie, l’approche pressentie de la mort, le teintent d’une mélancolie étrangère à ses premiers romans, donne un nouveau timbre à son talent.

Sir Walter Elliot de Kellynch Hall, est obligé, par suite de sa mauvaise administration, de louer sa propriété à l’amiral Croft, afin d’aller vivre plus économiquement à Bath. C’est un vieux beau, épris de lui-même et de son titre de baronnet. Il est veuf et a trois filles.

L’aînée, Elisabeth, trop difficile dans sa jeunesse, ne trouve plus de prétendants, mais fait honneur à son père par l’élégance de ses manières et l’aristocratie de ses traits. La seconde, Mary, a épousé Mr. Charles Musgrove, fils aîné d’un riche propriétaire. Si Mr. Charles Musgrove n’est qu’un simple bourgeois, sa fortune permet au moins à Sir Walter de parler de son gendre sans humiliation. Sa troisième fille, Anne, a été très jolie quelques années auparavant, mais sa beauté s’est rapidement évanouie. Alors qu’elle était dans tout son éclat, son père a montré peu d’admiration pour la douceur de grands yeux noirs et pour une délicatesse de traits trop différents des siens ; et maintenant, il ne trouve plus rien dans la figure fanée et amaigrie de sa fille qui puisse mériter son estime. « Il n’a jamais eu beaucoup d’espoir, et n’en a plus aucun, de lui voir faire un mariage flatteur pour son amour propre ». « Avec toute sa finesse d’esprit et son affabilité, Anne ne compte pour rien auprès de son père et sa sœur, sa parole n’a pas de poids, elle cède toujours, elle n’est qu’Anne ».

L’amiral Croft, en s’installant dans la propriété de Sir Walter, amène avec lui son beau-frère, le capitaine Wentworth, qui a déjà habité la région, et dont Sir Walter daigne à peine se souvenir. Son nom fait plus d’effet sur Anne. Il y a sept ans, alors qu’il était un tout jeune officier de marine sans fortune, il l’a demandée en mariage, et elle l’aimait. Repoussé brutalement par Sir Walter, il avait alors prié Anne de se fiancer en attendant qu’il ait gagné une situation ; il se sentait sûr de lui, de son énergie, du succès, et dans quelques années, riche et glorieux, il reviendrait l’épouser. Mais Anne, habituée à se soumettre, avait refusé de prendre en secret un engagement que son père réprouvait, que ses amies déconseillaient, et il était paru sans espoir de retour. Depuis lors, elle a suivi avidement sur les gazettes la carrière du jeune officier ; elle l’a vu monter rapidement en grade, s’enrichir par des prises fructueuses de navires français. C’est lui qui avait raison dans sa joyeuse confiance en l’avenir ; et Anne, depuis sept ans, regrette son manque de volonté, reste fidèle au souvenir de son amour, écarte les propositions de mariage les plus avantageuses.

Tandis que Sir Walter s’installe luxueusement à Bath, Anne va passer quelques mois auprès de sa sœur Mary. Les beaux-parents de Mary, Mr. et Mrs. Musgrove, invitent chez eux le capitaine Wentworth, qui a été autrefois très bon pour leur fils, mort sur son navire. Et Anne se retrouve face à face avec le fiancé jadis éconduit. Il ne lui a jamais pardonné sa faiblesse devant la tyrannie paternelle ; il a pris sa douceur pour de l’indifférence ; elle ne lui est plus rien, et il ne montre envers elle qu’une froide politesse. Il s’étonne de la voir si changée ; « il ne l’aurait pas reconnue » dit-il à Mary, qui s’empresse de rapporter le cruel propos à sa sœur. Il songe à se marier, et Anne le voit flirter, encore indécis, avec Louisa et Henrietta Musgrove, les deux belles-sœurs de Mary, puis fixer son choix sur la joyeuse Louisa. Elle est de toutes leurs parties, et ne peut éviter la torture de le sentir si empressé, si ouvert avec les autres, si indifférent, si glacial avec elle.

Cependant il apprend que c’est elle qui a toujours refusé de se marier, qu’elle a repoussé obstinément l’aimable et riche Charles Musgrove. Il l’observe avec plus d’attention, remarque la modestie avec laquelle elle se tient toujours à l’écart, ne sortant de l’ombre que pour rendre service, et s’effaçant aussitôt après. Il devient plus aimable, tout en restant réservé, et Anne souffre un peu moins en voyant fondre son hostilité.

Les Musgrove et le capitaine Wentworth vont faire une excursion de quelques jours aux bains de mer de Lyme. Anne doit les suivre et être témoin des galanteries de Wentworth pour Louisa, dont il est m aintenant tout à fait épris. Cependant, la brise vivifiante de la mer rend aux traits réguliers et fins d’Anne Elliot l’éclat de la jeunesse, et, un jour, au retour d’une promenade, le capitaine Wentworth remarque les regards d’admiration que jette à son ancienne fiancée un jeune inconnu. Il est frappé de la transformation qu’a produit sur la jeune fille quelques jours d’exercice en plein air ; et, pendant un instant, il croit revoir l’Anne Elliot d’autrefois.

Mais ce n’est qu’une impression passagère, et il continue à faire sa cour à Louisa Musgrove. Celle-ci joue comme un enfant, saute de rochers en rochers, et tout à coup glisse, tombe, se blesse grièvement à la tête. Tout le monde est affolé ; Anne seule garde son sang-froid, donne les ordres utiles, soigne Louisa avec dévouement et intelligence. L’attitude de Wentworth montre à Anne combien il apprécie sa fermeté, son bon sens, son zèle affectueux. Elle en est toute réconfortée ; maintenant, même s’il aime Louisa et l’épouse, elle restera dans son souvenir, non comme une petite créature faible, incapable de défendre son amour, mais parée de toutes les qualités qu’un homme peut désirer chez sa femme.

Dès que Louisa est hors de danger, Anne va retrouver à Bath son père et sa sœur Elisabeth. Elle y rencontre l’inconnu de Lyme ; c’est William Elliot, l’héritier du titre et du domaine de Sir Walter. Autrefois, Elisabeth avait espéré se marier avec lui, mais il avait épousé, pour sa fortune, une femme commune et mal considérée. Il est maintenant veuf, et il s’empresse de faire sa cour à Anne.

Tout à coup, une lettre de Mary Musgrove annonce que Louisa épouse, non le capitaine Wentworth, mais un de ses amis, Bentwick, dont elle a fait connaissance au cours de sa convalescence. L’amiral Croft, rencontré par hasard, confirme le fait, et exprime son étonnement que son beau-frère ne garde aucune rancune à l’ami qui lui a enlevé sa fiancée. Un peu d’espoir revit dans le cœur d’Anne. Wentworth arrive bientôt à Bath, se retrouve avec Anne au théâtre durant un entr’acte. Son attitude envers elle est toute changée ; il est plein de sympathie, d’attention, de désir de plaire. Anne ne peut s’y tromper : la colère, le ressentiment, l’hostilité n’existent plus ; ce n’est pas seulement l’amitié et l’estime qui les remplacent, mais aussi la tendresse d’autrefois.

Malheureusement, Mr. William Elliot vient interrompre leur entretien par ses galanteries, et, lorsque Anne revoit le capitaine Wentworth, il n’est plus le même ; il a repris son air indifférent et froid. Anne s’étonne, puis comprend que les familiarités de William Elliot ont excité sa jalousie, fait naître des soupçons et déterminé ce changement. Ce n’est qu’une épreuve passagère, un léger retard à la réconciliation définitive. Bientôt ils reviennent à leurs anciens sentiments, plus exquisement heureux peut-être, dans leur union refaite, que dans l’enthousiasme du début, plus tendres l’un vers l’autre, avec plus de solidarité dans leur affection, plus rapprochés pour la lutte de la vie, plus sûrs de leur voie.

Toute l’évolution des sentiments d’Anne Elliot, depuis le découragement absolu jusqu’à la félicité de l’amour reconquis, est nuancée avec un art merveilleux. Ce n’est que petit à petit, pas à pas, qu’elle regagne son influence sur le capitaine Wentworth, en une série de menus drames où la pitié, l’influence des jugements étrangers, l’estime, la sympathie et enfin la jalousie, jouent leur rôle. Le manque de sensibilité qu’on peut, à la rigueur, reprocher aux précédents romans de Jane Austen s’évanouit pour faire place à une exquise notation de tous les émois d’un amour éteint qui renaît. C’est la dernière étape du talent de Jane Austen.

« Une chambre de malade peut fournir la matière de nombreux volumes, avec tous ses exemples de dévouement ardent et désintéressé, d’héroïsme, de force d’âme, de patience, de résignation », fait-elle dire à Anne Elliot. Cette réflexion et la note toute nouvelle de mélancolie qui imprègne Persuasion nous permet d’imaginer quels merveilleux romans, remplis d’une plus large sympathie pour toutes les souffrances humaines, aurait pu nous donner Jane Austen, échappée à la mort, gardant le souvenir des épreuves subies et de la sollicitude de son entourage.

Dans ces six romans, Jane Austen, en même temps qu’elle multiplie les petites scènes familières, évite soigneusement les épisodes dramatiques ou licencieux. Si, dans Raison et Sensibilité, un duel a lieu entre le colonel Brandon et Willoughby, cet incident, qui fournirait à tant de romanciers un chapitre sensationnel, est rapporté en deux lignes, dans une conversation. Dans Orgueil et Préventions et dans Mansfield Park, des enlèvements viennent ouvrir les yeux à certains de ses personnages, et rapprocher les caractères droits et loyaux par les désordres mêmes des frivoles et des vicieux. Elle ne peut, en effet, sans trahir la vérité, passer sous silence les conséquences inévitables d’un naturel mauvais ou d’une éducation malsaine. Mais elle glisse rapidement sur l’événement exceptionnel et scandaleux : « Que d’autres plumes », dit-elle, « s’appesantissent sur les fautes et les misères humaines, moi, je quitte des sujets aussi odieux aussitôt que je le peux » [2].

Sans doute, cette abstention de toute péripétie émouvante, cette notation minutieuse de tous les petits faits qui constituent la vie un peu plate de la bourgeoisie, n’excite pas outre mesure la sensibilité du lecteur, et ne peut guère satisfaire les amateurs d’émotions violentes. Ces romans ne conviennent point aux âmes passionnées ; et on ne peut s’étonner que Charlotte Brontë ne trouve dans Orgueil et Préventions qu’un « daguerréotype fidèle d’une physionomie banale, qu’un jardin soigneusement entouré, parfaitement entretenu, avec de jolies bordures et des fleurs délicates, mais dépourvu de tout ce qui est brillant et vivant, sans larges perspectives, sans air frais, sans colline bleue, sans joyeux petit ruisseau » [3].

Mais ce n’est là qu’une affaire de goût et de préférence personnels. Le lecteur peut aimer à sentir tous ses nerfs secoués par la peinture des passions à leur paroxysme, par des effets de terreur habilement ménagés, ou il peut aimer le tranquille plaisir de retrouver dans le livre les petits incidents qui l’ont amusé dans la vie réelle et ont détendu quelques instants son esprit surmené par la lutte pour l’existence. De même qu’il y a des admirateurs des fougueuses peintures de Delacroix et des fervents des paisibles intérieurs de Chardin, de même il peut y avoir des enthousiastes de Jane Eyre et des fanatiques d’Emma. Mais si l’on cherche dans un roman une représentation exacte de la vie ordinaire, une exposition claire du jeu des sentiments, une analyse rigoureuse des motifs de nos actions de tous les jours, il est impossible de les trouver mieux développés que dans Orgueil et Préventions, Mansfîeld Park, Emma et Persuasion. C’est avec un sourire amusé que nous regardons s’agiter leur petit monde vivant et comique, toute cette étroite société fictive qui vient animer le long enchaînement des faits et dont la peinture piquante et déliée ajoute un plaisir d’art à l’étude psychologique. Quelques-uns de ses personnages méritent de retenir notre attention, et nous allons les regarder d’un peu plus près.



  1. Letters of Jane Austen, edited by Lord Brabourne.
  2. Mansfield Park.
  3. Letters of Charlotte Brontë.