Jean-Daniel Dumas, le héros de la Monongahéla/Sa carrière — Après son départ du Canada

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G. Duchamps, libraire-éditeur (p. 108-117).

Sa carrière
après son départ du canada


De retour dans sa patrie, M. Dumas dut respirer avec délices l’air de Paris. Quelle joie ! quelle sensation de bien-être et de repos il dut éprouver après dix ans de campagnes au Canada, la plus grande partie du temps passée dans les bois, aux confins de la civilisation !

Cette joie dût être néanmoins tempérée par la pensée du sort malheureux de la colonie à la défense de laquelle il avait si vaillamment contribué et par l’abaissement auquel fut réduite sa patrie par le funeste traité de 1763.

M. Dumas, toutefois, n’était pas homme à rester longtemps inactif. Peu de temps après son arrivée, il fut invité par l’administration à exposer ses vues sur la question des limites du Canada. Il prépara un mémoire — qui paraît avoir été écrit à Paris — pour l’instruction, croit-on, du plénipotentiaire français désigné pour conduire les négociations en vue d’un traité de paix prochain.[1] Ce manuscrit porte la date du 5 avril 1761.

Cette même année M. Dumas était promu colonel d’infanterie dans l’armée de terre. Voici le magnifique éloge que lui décernait le ministre de la Marine en le proposant à M. le duc de Choiseul, pour une promotion qu’il n’était pas au pouvoir du premier de faire.

« À Versailles, le 6 mars 1761.

« M. Dumas, Monsieur, major général inspecteur des troupes de la marine au Canada après avoir rempli avec distinction toutes les fonctions de cette place et avoir commandé en cette qualité une brigade, m’a demandé un avancement que je suis hors d’état de lui procurer. Il a obtenu dans les différens grades subalternes par où il a passé les grâces dont son état étoit susceptible ; mais parvenu au point où il pourrait obtenir les grades de colonel et de brigadier dans le service de terre, il n’y en a aucun d’équivalent dans les troupes au service de la Marine que je puisse lui procurer. Dans cette situation il m’a prié de vous le recommander pour lui obtenir un grade qui ne peut dépendre que de votre ministère. Je souhaite, Monsieur, que les bons témoignages que j’ai à vous rendre de ses services au Canada puissent y contribuer : ils sont tels qu’on peut les désirer d’un officier rempli de bravoure, de talens et d’expérience et qui a par devers lui des actions remarquables dont M. le chevalier de Lévis pourra vous rendre un compte particulier.

J’ai l’honneur d’être, etc. »

À peine de retour en France, M. Dumas était devenu un personnage en vue. Sa réputation l’y avait précédé. Dès le mois de décembre 1760, le ministre de la Marine s’adressait à lui pour avoir des renseignements sur certains officiers et sur certains soldats qui avaient servi dans la colonie. En mars et en avril 1762, le même ministre avait de nouveau recours à ses lumières au sujet de quelques officiers qui sollicitaient des grâces du roi.

Si M. Dumas se berçait alors de l’espoir de retourner au Canada, il dut être profondément déçu, lorsque fut signé le traité de Paris, le 10 février 1763. Toutefois, la louable ambition qu’il nourrissait depuis longtemps, d’être utile à son pays dans une position plus élevée, devait se réaliser quelques années plus tard dans une autre partie du globe.

Le 6 mai 1765, le ministre de la Marine écrivait que, vu le zèle et l’intelligence avec lesquels il avait servi au Canada, le roi avait jugé à propos de le nommer commandant en second à Saint-Domingue, en remplacement de M. le comte de Choranc repassé en France, avec les mêmes appointements dont jouissait ce dernier. Sa nomination datait du 1er avril de cette année. Il lui ferait passer incessamment, ajoutait-il, les ordres de Sa Majesté sur le temps où il devrait être rendu à sa nouvelle destination.

Le colonel Dumas habitait à cette époque chez Madame la comtesse de Saint-Jean, rue des Moulins, Butte Saint-Roch, à Paris.

Le 4 août 1767, le ministre de la Marine envoyait à M. de Fontanieu la lettre suivante au sujet du papier monnaie du Canada de M. Dumas et, incidemment, de sa promotion.


« À Versailles, 4 août 1766.[2]


« Le sieur Dumas, colonel d’infanterie est, Monsieur, un officier qui a bien mérité du gouvernement par la manière distinguée dont il a servi dans la guerre du Canada et par l’honnêteté de sa conduite au milieu des abus et des déprédations, il paroit que ses affaires ont été très dérangées par l’arrêt qui a réduit les papiers de cette Colonie, et il a réclamé la faveur de l’exception ouverte par l’article 7 par un mémoire qu’il a présenté à la Commission. Si Mrs les Commissaires trouvent ces représentations justes, je l’apprendrai avec plaisir vu la circonstance particulière où se trouve Mr Dumas que le Roy a nommé pour commander aux Isles de France et de Bourbon et qui doit partir incessamment pour se rendre à sa destination.

J’ai l’honneur d’être, etc. »


Nous aimons à croire que la recommandation bienveillante du Ministre valut à M. Dumas quelques égards de la part du président de la commission chargée du règlement de l’affaire épineuse du papier-monnaie du Canada.

L’île de France, ou l’île Maurice, aujourd’hui possession anglaise, étant passée le 14 juillet 1767 des mains de la Compagnie des Indes Orientales, qui la détenait depuis 1715, dans celles du roi, celui-ci, comme on vient de le voir, avait nommé dès le 17 juillet, le colonel Dumas gouverneur général de cette colonie ainsi que de l’île Bourbon et de leurs dépendances. Le nouveau gouverneur et M. Pierre Poivre, nommé intendant de ces îles, prirent possession de leur gouvernement le 5 novembre suivant.[3]

L’île de France appartient au groupe des Mascareignes. Elle est coupée par le degré de latitude 20° 15 sud, et le 57° 30 de longitude est (méridien de Greenwich). Port-Louis en est la capitale. Sa surface est accidentée. Le sucre est le principal article d’exportation. L’île Maurice, avec ses dépendances, Rodrigues, Seychelles, et Diégo Gracia, est une colonie anglaise. Les habitants sont des Hindous, des races mixtes et des Européens d’origines française et anglaise. Elle fut découverte par les Portugais en 1505. De 1598 à 1710, elle appartint aux Hollandais. Les Français en prirent possession en 1715. Elle fut conquise par les Anglais en 1810. Cette île a été le théâtre d’épidémies, et de violents ouragans l’ont à diverses reprises dévastée. Sa superficie est de 705 milles carrés, et sa population était en 1891, de 371,655.[4]

« Bien petite cette île Maurice, » dit M. Jules Leclercq,[5] « auprès de sa grande voisine Madagascar, qui la contiendrait trois cents fois. Mais c’est la reine de l’Océan Indien. C’est la perle dépeinte par le pinceau divin de Bernardin de Saint-Pierre. C’est l’île qui fut l’île de France, la colonie autrefois la plus française par le cœur comme par le nom qu’elle portait, par la bravoure de ses habitants comme par la langue qu’elle parle encore après quatre-vingts ans de domination anglaise. »

Ne dirait-on pas vraiment que les dernières remarques de M. Leclercq s’adressent au Canada, qui fut autrefois la Nouvelle-France, où plus de deux millions et demi d’habitants ont conservé avec un soin jaloux le parler des ancêtres — encore mieux qu’à l’île Maurice, car il n’y a pas de patois au Canada — malgré une séparation de plus de cent cinquante ans !

« Sous la Couronne de France, ajoute M. Leclercq, un changement radical s’opère dans le gouvernement de l’île. Dumas est envoyé, en 1767, comme gouverneur et Poivre comme intendant et commissaire-général de la Marine. La législation est codifiée, le conseil supérieur est réformé et devient un corps législatif et judiciaire, les fonctions publiques sont attribuées de préférence aux colons nés dans le pays. »

On voit par ce qui précède que le mode de gouvernement de l’île de France était sensiblement le même qu’en la Nouvelle-France.

Quelle part le colonel Dumas prit-il à l’établissement du gouvernement royal à l’île de France ? C’est ce que nous ne pouvons préciser en l’absence de la correspondance qu’il échangeait avec le ministre de la Marine.

Il n’eut cependant guère le temps de faire valoir ses qualités administratives. Ce qui était plus d’une fois arrivé au Canada devait se produire à l’île de France. Il y eut conflit d’autorité entre le gouverneur et le conseil. M. Dumas paraît avoir suivi l’exemple de Frontenac en congédiant, et même en déportant un des conseillers à l’île Rodriguez. Le conseil supérieur ne manqua pas de protester contre cet acte de rigueur. Le gouverneur fut blâmé par le roi et rappelé en France. Ses successeurs n’eurent presque plus rien à faire dans la conduite des affaires des deux colonies ; il ne leur resta guère que le commandement militaire. L’intendant eut la gérance des finances, l’imposition des taxes, la direction de l’agriculture, du commerce, de la justice et de la police.

Le 29 novembre 1768, M. Steinauer, brigadier des armées du roi, remplaçait M. Dumas, en qualité de commandant général des deux îles ; c’est-à-dire qu’il gouvernait par intérim. Le nouveau gouverneur général de ces colonies, M. le chevalier Des Roches, chef d’escadre, n’entra en fonctions que le 7 juin 1769.[6]

Lors de son retour du Canada en 1760, le roi avait accordé à M. Dumas un traitement de 1200 livres.[7] Devenu gouverneur des îles de France et de Bourbon, son traitement fut porté à 2000 livres.[8] Le 12 décembre 1774, le ministre de la Marine lui écrivait que le roi avait bien voulu consentir au rétablissement du traitement de 1200 livres. Il y avait même ajouté une gratification extraordinaire de 6000 livres, pour lui témoigner qu’il n’avait gardé aucune mauvaise impression de son rappel de l’île de France.

Comme nous l’avons vu en commençant, M. Bibaud prétend que : « Ayant émigré après la capitulation générale qui eut lieu, il devint participant des victoires du fameux bailli de Suffren. » Nous ne savons où cet historien a puisé ce renseignement.

Le bailli de Suffren était marin, M. Dumas ne l’était pas. De plus, les victoires célèbres du bailli eurent lieu, en Amérique, durant la Révolution américaine, et aux Indes, de 1782 à 1784, alors que M. Dumas devait être trop âgé, ce nous semble, pour prendre part aux victoires de l’illustre marin.

Il nous a été également impossible de trouver quoi que ce soit au sujet du fils dont parle M. Bibaud.

M. Dumas fut promu le 29 février 1768 au rang de brigadier général.[9] Il obtint ce grade, comme en fait foi le Traité de la défense des Colonies, par M. Dumas, brigadier général des armées du Roy, ancien commandant général des Isles de France et de Bourbon. Ce traité est dédié « à Monsieur, frère du Roy ; »[10] il est déposé à la bibliothèque des Cartes et Plans de la Marine, à Paris.[11]

Enfin, le 1er  mars 1780, M. Dumas devenait maréchal de camp.[12]

La correspondance originale des administrateurs des îles de France et de Bourbon avec le ministre de la Marine (1767-1816), se trouve parmi les manuscrits de la Bibliothèque du port de Brest.[13] La Bibliothèque du port de Toulon[14] possède aussi un recueil de la correspondance des gouverneurs et des intendants de ces deux îles avec le ministre de la Marine (1753-1816).

Naturellement, les chercheurs ne peuvent avoir accès aux archives de ces ports durant la guerre actuelle. Il nous est donc impossible de suivre plus loin la carrière du général Dumas ; nous sommes à regret forcé de conclure ici notre travail.

  1. Copie de ce manuscrit est déposée aux archives de la Secrétairerie provinciale à Québec. Voir Manuscrits relatifs à l’Histoire de la Nouvelle-France, 1ère série, vol. XVII, p. 173, dans le Catalogue de la Bibliothèque du Parlement. Nous la reproduisons en appendice.
  2. Ceci doit être une erreur de copiste. C’est évidemment 1767 qu’il faut lire puisque le roi ne prit possession du gouvernement de ces îles qu’en 1767.
  3. Histoire de l’île Bourbon, par M. Georges Azémas, Paris, 1862.
  4. Century Dictionary and Cyclopedia.
  5. Au Pays de Paul et Virginie. Paris, 1895.
  6. Colonial Office List, 1883, p. 124.
  7. Knox’s Historical Journal. Note by the editor.
  8. Liste des officiers civils et militaires. Archives publiques du Canada, série D-2, vol. 59.
  9. Mazas. — Histoire de l’Ordre de Saint-Louis. Ce grade tenait le milieu entre ceux de colonel et de maréchal de camp.
  10. M. le comte de Provence, plus tard Louis XVIII. Ce traité est donc postérieur à l’avènement au trône de Louis XVI (1774).
  11. Voir Catalogue général des Manuscrits des Bibliothèques publiques de France. Bibliothèque de la Marine, par M. de la Roncière. Paris, 1907.
  12. Mazas. — Histoire de l’Ordre de Saint-Louis. II, p. 169. Ce grade était l’équivalent de celui de général de brigade de nos jours.
  13. M. de la Roncière. — Catalogue général des Manuscrits des Bibliothèques publiques de France. Bibliothèque de la Marine. Paris, 1907.
  14. Idem.