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Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages/14

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XIV.

ROUSSEAU ET MALESHERBES.


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Je veux rechercher dans la Correspondance de Rousseau jusqu’en 1762, c’est-à-dire jusqu’à son départ pour la Suisse, ce qui se rapporte à sa vie et à ses idées, ce qui complète ou ce qui contredit ses Confessions ou ses ouvrages. Dans cette recherche, je rencontre les quatre lettres à M. de Malesherbes, écrites en 1762. Ces lettres sont importantes dans l’histoire de Rousseau : il s’y montre comme il veut être vu. De plus, elles expriment avec une admirable éloquence cet amour de la campagne que Rousseau finit par inspirer à son siècle. Les opinions et les sentimens de Rousseau dans sa Correspondance, ses rapports avec M. de Malesherbes, son amour pour la campagne, tels sont les trois points que je veux étudier aujourd’hui.

I.

J’aime mieux Rousseau dans sa Correspondance que dans ses Confessions ; il y est plus vrai, — non pas qu’en écrivant à ses amis Rousseau ne prenne pas quelque soin de son personnage : nous faisons toujours un peu de toilette, même pour recevoir nos amis, et nous ne nous montrons jamais que comme nous voulons être vus ; nous avons raison en cela, cette surveillance sur nous-mêmes nous profite. Cependant il y a une grande différence entre l’effort que nous faisons sur nous-mêmes pour paraître du bon côté dans notre correspondance ou dans notre conversation, et l’artifice inévitable qu’emploie tout homme qui fait ses confessions devant la postérité ou qui écrit ses mémoires. L’homme qui cause ou qui correspond avec ses amis ne songe pas à sa vie tout entière et à l’idée qu’il veut en laisser aux générations futures ; il songe tout au plus à la circonstance et au moment. L’homme qui fait ses mémoires arrange le portrait qu’il veut faire de lui-même. Rousseau, dans ses Confessions, veut dire la vérité, je n’en doute pas ; mais il y a deux sortes de vérité : la vérité de la vie ou de nos actions, et la vérité telle que la voit notre imagination. Nous nous faisons tous de nous-mêmes un modèle idéal que nous tâchons d’imiter, et, comme malheureusement nous ne pouvons pas toujours atteindre à ce modèle, nous voulons au moins en laisser une image après nous. Cette image n’est pas ce que nous avons été ; elle est ce que nous aurions voulu être, ce que nous trouvons en nous-mêmes, dans notre caractère, et ce que nous n’avons pas pu exprimer dans notre vie. De ce côté, cette image est vraie sans être réelle. Telle est la vérité des Confessions ; celle de la Correspondance se rapproche beaucoup plus de la réalité, et c’est pour cela que je la préfère.

Cette réalité aussi bien n’est pas défavorable à Rousseau, et l’homme que nous voyons dans la Correspondance vaut souvent beaucoup mieux que le personnage qui nous est montré dans les Confessions. D’abord un des bons sentimens qui se trouvent dans ses lettres et qui contredisent fort ses Confessions, c’est qu’il ne faut pas faire confidence au public de ses sentimens intimes. « Comme ce que j’ai eu de plus estimable, dit Rousseau à M. Moulton, a été un cœur très aimant, tout ce qui peut m’honorer dans les actions de ma vie est enseveli dans des liaisons très intimes, et n’en peut être tiré sans révéler les secrets de l’amitié, qu’on doit respecter, même après qu’elle est éteinte, et sans divulguer des faits que le public ne doit jamais savoir. J’espère pouvoir un peu causer avec vous de tout cela dans nos bois, si vous avez le courage de venir ce printemps. » Comment donc Rousseau, qui ne voulait parler des aventures de sa vie qu’avec un ami et dans les bois, s’est-il décidé à faire de ses aventures et de ses sentimens un récit pour le public ? Cette contradiction s’explique par les progrès de la vanité, progrès presque irrésistibles dans le cœur de tout homme qui voit l’idée qu’il a de son mérite justifiée par l’admiration publique. Comment ne pas un peu se croire dieu, lorsqu’on se voit adoré, et quand surtout le siècle ne semble plus connaître qu’un seul genre de grandeur ? Corneille, Molière et Racine n’ignoraient pas leur génie, ils savaient leur grandeur ; mais ils avaient autour d’eux d’autres grandeurs plus ou moins légitimes, celles de la cour, celles de l’armée et celles de l’église, qu’ils respectaient et qu’ils voyaient respectées ; ils n’étaient donc pas tentés de se croire seuls grands dans le monde. Le XVIIIe siècle avait bien aussi sa hiérarchie politique, militaire et ecclésiastique : il commençait même à avoir une hiérarchie de plus, celle des gens de finance ; mais comme le respect s’éloignait peu à peu de ces pouvoirs établis, soit par le mauvais esprit du siècle, soit par la faute des pouvoirs eux-mêmes, ces hiérarchies n’étaient plus des grandeurs. En même temps la littérature prenait chaque jour plus d’ascendant. Louis XV s’engourdissait dans les plaisirs, nos armées étaient battues à Rosbach, mais nos idées triomphaient dans toute l’Europe. Les grandeurs de l’esprit devenaient peu à peu les seules qui fussent respectées. De là l’incroyable puissance de Voltaire ; de là aussi celle de Rousseau, plus soudaine et plus inattendue, qui se fit comme par un coup d’état, tandis que celle de Voltaire s’était établie à l’aide du temps. Rousseau savait aussi bien que personne quelle était sa puissance sur les esprits ; il reconnaissait bien qu’il n’avait pas tous les moyens de crédit qu’avait Voltaire : il n’avait pas la fortune, il n’avait pas l’usage du monde ; mais il était fier de pouvoir se passer de tout cela, et sa vanité jouissait d’une victoire qu’il avait gagnée tout seul du fond de son grenier. « Mon cher ami, écrit-il le 23 septembre 1761 à M. Roustou de Genève pour le détourner de la vie littéraire, pesez bien ce que je vais vous dire. J’ai fait quelque essai de la gloire ; tous mes écrits ont réussi, pas un homme de lettres vivant, sans en excepter Voltaire, n’a eu des momens plus brillans que les miens, et cependant je vous proteste que depuis le moment que j’ai commencé de faire imprimer, ma vie n’a été que peine, angoisse et douleur de toute espèce. » Sachant sa gloire comme il la savait et goûtant sa grandeur tout en s’en plaignant, Rousseau devait naturellement se laisser aller à sa vanité ; il devait peu à peu croire que sa personne était importante dans le monde, puisque ses écrits l’étaient, ne faisant pas la distinction que l’homme de lettres doit faire plus que personne entre la grandeur de la pensée humaine et la petitesse de l’homme ; Une fois arrivé à croire que les événemens de la vie d’un homme comme lui devaient intéresser le public, Rousseau oublia ce qu’il avait si bien dit sur l’inconvénient, de faire confidence au public des secrets de son âme, et il écrivit ses Confessions.

J’ajoute que le genre de vanité de Rousseau et son genre de gloire se prêtaient à cette confession de sentimens devant le public. Il y a du prophète dans Rousseau : il ne veut pas seulement être lu, il veut être cru. Il y a aussi du dévot et du fidèle dans les partisans de Rousseau : ils n’ont pas seulement de l’admiration pour leur maître, ils ont de la foi. Or, quand les écrivains ont cette disposition à l’ascendant religieux et quand ils inspirent à leurs lecteurs ce goût de confiance et de soumission, il arrive naturellement que le chef de la secte passe à l’état de saint de son propre consentement, qui n’est pas difficile à obtenir, et du consentement de ses fidèles. L’homme alors fait effort pour être aussi bon, aussi grand qu’on l’imagine, et s’il ne peut pas l’être, il se drape, il se compose. Il fait le roman de son caractère, n’en pouvant pas faire l’histoire, et il le donne en évangile à son église. Tel est le principe des Confessions ; tel est aussi le principe des quatre lettres à M. de Malesherbes, qui sont des lettres préparées pour l’édification d’un des plus honorables dévots de Rousseau, et non pas des pensées écrites en courant à un ami, sous l’inspiration de la circonstance. Mais avant d’en venir à ces quatre lettres à M. de Malesherbes, je veux prendre çà et là dans la correspondance de Rousseau quelques témoignages de l’homme contre le saint ou le chef de secte, non pas pour opposer l’homme au saint et pour détruire l’un par l’autre : j’ai un meilleur dessein, je veux montrer que dans Rousseau l’homme simple et laissé à lui-même vaut mieux que le saint qui s’arrange et se compose.

Un des sentimens du chef de secte, un de ceux qu’il a le plus vivement exprimés et qu’il a le plus inspirés à ses partisans, est assurément la haine des grands et des riches. C’est par là qu’il a fait école et secte, parce que son éloquence a rencontré une des mauvaises passions du peuple, l’envie ; c’est par là qu’il a eu une influence révolutionnaire : non pas que Rousseau soit dans le XVIIIe siècle le seul qui déclame contre les grands et les riches ; c’était le ton de la littérature, qui semblait commencer à croire que dans la société toutes les vertus sont en bas et tous les vices sont en haut, comme si les hommes n’étaient pas les mêmes en haut qu’en bas, comme si la forme des vices en changeait la nature, et comme si le péché brutal n’était pas aussi détestable que le péché raffiné. Les boudoirs ne sont pas plus prédestinés au vice que les mansardes ne sont prédestinées à la vertu : tout dépend de ceux qui les habitent ; mais dans la guerre que Rousseau avait déclarée à la civilisation, il était nécessaire de montrer que les plus civilisés étaient naturellement les plus méchans ; or, étant moins civilisés, ou plutôt jouissant moins de la civilisation, les pauvres devaient être meilleurs que les riches. De là les fréquentes apostrophes que Rousseau, dans ses ouvrages, fait aux grands et aux riches. Dans sa Correspondance, il est plus indulgent et plus juste. « Je vous dirai que je n’aime pas la fin de votre lettre, écrit-il en 1758 à M. Romilly, fils d’un horloger de Genève, qui lui avait envoyé des vers, et qui de plus dans sa lettre avait fort déclamé contre les riches, croyant en cela se montrer le fidèle disciple de Rousseau. Vous me paraissez juger trop sévèrement les riches ; vous ne songez pas qu’ayant contracté dès leur enfance mille besoins que nous n’avons point, les réduire à l’état des pauvres, ce serait les rendre plus misérables qu’eux ; il faut être juste envers tout le monde, même envers ceux qui ne le sont pas pour nous. Eh ! monsieur, si nous avions les vertus contraires aux vices que nous leur reprochons, nous ne songerions pas même qu’ils sont au monde, et bientôt ils auraient plus besoin de nous que nous d’eux. Encore un mot, et je finis. Pour avoir le droit de mépriser les riches, il faut être économe et prudent soi-même, afin de n’avoir jamais besoin de richesses[1]. » Nous voilà loin de cette excommunication envieuse de la richesse, qui est le thème favori de la littérature démagogique ; Vous méprisez les vices des riches, soit, si vous avez les vertus des pauvres[2] ; sans cela, ce sont des vices qui s’irritent contre d’autres vices ; ce sont les péchés d’en bas qui envient les péchés d’en haut. La charité du riche est d’assister le pauvre, la charité du pauvre est de supporter le riche. Cette charité-là n’est pas une moindre vertu que l’autre, car il est plus difficile d’aimer son prochain heureux et florissant que de l’aimer pauvre et malheureux, et, chose admirable, ces deux charités s’appellent mutuellement. La charité du riche rend plus facile la charité du pauvre. Le pauvre qui se voit aimé et assisté supporte volontiers la richesse de son prochain, non pas parce qu’il entre en partage de la fortune par l’aumône : comme l’aumône garde toujours plus qu’elle ne donne, elle risque d’exciter l’envie au lieu d’exciter la reconnaissance, si elle n’est point accompagnée chez le riche d’un sentiment de vraie compassion ; mais si la compassion est vraie chez le riche, la résignation sera vraie aussi chez le pauvre ; les bons riches font les bons pauvres, et les bons pauvres font les bons riches. Je donne volontiers à qui comprend le devoir de respecter mon bien ; je défends au contraire mon bien contre qui prétend le partager. Quand le pauvre allègue son droit à l’assistance, je lui oppose mon droit de propriété : les droits se heurtent et se repoussent ; les devoirs s’entendent et se concilient, ils font la paix de ce monde et la béatitude de l’autre. Je me figure le bon riche et le bon pauvre assis l’un près de l’autre au paradis ; car ne pensez pas, Lazare, que ce soit seulement parce que vous êtes pauvre que vous reposez au sein de notre père Abraham ; c’est parce que vous avez eu les vertus de votre état, c’est parce que vous avez été patient et résigné au lieu d’être envieux et hargneux, c’est parce que vous avez plaint le riche au lieu de le maudire, et que vous avez pardonné à sa dureté de cœur. Voilà pourquoi, Lazare, selon le beau tableau que fait saint Chrysostôme de votre mort et de celle du mauvais riche, les anges portent votre âme au ciel avec des concerts mélodieux et des cantiques d’allégresse, tandis que les démons emportent aux enfers l’âme du mauvais riche, en dépit de tous les esclaves et de tous les serviteurs qui escortent son cercueil[3]. Mais ne croyez pas qu’il n’y ait point de démons pour le mauvais pauvre comme pour le mauvais riche, et que les joies du ciel soient dues à ceux qui n’ont point eu les biens de la terre. La pauvreté et la richesse ne sont ni une vertu ni un vice, l’une qui doit toujours être récompensée, quoi qu’elle fasse, et l’autre toujours puni, quoi qu’il fasse aussi. La pauvreté et la richesse sont des professions et non des qualités.

Rousseau, dans sa Correspondance, semble prendre une sorte de malin plaisir à déconcerter ses disciples et à les décourager de l’imitation ou de la pratique de ses maximes. J’ai tort de parler ainsi : Rousseau n’a point en cela de parti pris ; il arrive seulement que, dans sa Correspondance, il ne consulte que son bon sens, tandis que dans ses livres il songe au public, dont il faut piquer la curiosité par le paradoxe. Avec ses amis, il ne songe qu’à les bien avertir, et de plus il ne laisse pas de ressentir une mauvaise humeur fort naturelle contre ceux qui discréditent ses principes en les exagérant. Ainsi, ayant lu la Nouvelle Héloïse, beaucoup de bons jeunes gens s’imaginaient qu’il n’y avait rien de plus beau que les amours de Saint-Preux et de Julie, et que c’était là ce que Rousseau avait voulu glorifier : ils faisaient de Rousseau l’apôtre de l’amour romanesque, rôle vulgaire et banal en littérature, dangereux et corrupteur dans le monde. Aussi Rousseau le répudiait-il de toutes ses forces, et il en avait le droit, car dans la Nouvelle Héloïse la doctrine de l’auteur n’est pas de glorifier la faute, mais de glorifier le repentir et la réparation. Il n’a pas pris pour son idéal la maîtresse de Saint-Preux, mais la femme de M. de Wolmar. Voyez de quel ton ironique il gourmande un de ses prétendus disciples qui l’avait pris pour confident de ses amours romanesques, croyant le trouver indulgent de ce côté. On choisit toujours pour son directeur celui qu’on croit le plus disposé à nous pardonner, et on ne se confesse dans le monde qu’à ceux qui doivent nous absoudre. M. Deleyre était un Saint-Preux qui croyait avoir trouvé une Julie, et qui l’écrivait à Rousseau. Voici la réponse de Rousseau : « Enfin donc vous vous êtes choisi une maîtresse tendre et vertueuse ! cela n’est pas étonnant, toutes les maîtresses le sont. Vous vous l’êtes choisie à Paris ! Trouver à Paris une maîtresse tendre et vertueuse, c’est n’être pas malheureux. Vous lui avez fait une promesse de mariage ! Cher Deleyre, vous avez fait une sottise, car si vous continuez d’aimer, la promesse est superflue ; si vous cessez, elle est inutile et vous peut donner de grands embarras… Vous avez signé cette promesse de votre sang ! Cela est plus que tragique ; je ne sais si le choix de l’encre dont on écrit fait quelque chose à la foi de celui qui signe. Je vois bien que l’amour rend enfans les philosophes, tout aussi bien que nous autres. Cher Deleyre, sans être votre ami, j’ai de l’amitié pour vous, et je suis alarmé de l’état où vous êtes. Ah ! de grâce, songez que l’amour n’est qu’illusion, qu’on ne voit rien tel qu’il est tant qu’on aime, et s’il vous reste une étincelle de raison, ne faites rien sans l’avis de vos parens. » Que dites-vous de cette conclusion prosaïque ? Dans les amours romanesques, les parens sont toujours les ennemis et les tyrans : Rousseau en fait les conseillers et les arbitres souverains de la conduite de son disciple. Le plus simple bourgeois ne parlerait pas autrement, et le mérite de Rousseau en cet endroit est de ne pas parler mieux.

Il avait prêché dans l’Émile une éducation fort contraire aux usages du temps, mais il craignait que ses imitateurs, sous prétexte de faire de petits Émiles, ne fissent de petits sots, qui, ayant l’inconvénient de ne point ressembler aux sots ordinaires et de ne point s’adapter à la société du temps, seraient doublement malheureux. Il avait raison. L’originalité dans la sottise est une grande cause de malheur. Il craignait surtout, voyant les gens frivoles s’emparer de son système d’éducation comme d’une mode, que tout ce qu’il y avait dans ce livre de sage et de vrai, le respect de l’enfance et de la jeunesse, le soin qu’il faut avoir de cette simplicité de cœur et d’esprit qui fait la force de l’enfant et qu’il faut bien se garder d’altérer, mais qu’il faut aider à croître et à s’affermir, que toutes ces bonnes et grandes maximes, qui ne sont pas l’enseigne de son livre, mais qui en sont le fond, ne fussent mises en oubli par ses disciples. Il ne pouvait pas leur dire : Prenez garde ! il y a dans mon livre bien des choses qui sont pour le spectacle ; attachez-vous au fond, laissez le dehors ; il leur disait : « Vous m’inspirez pour M. et Mme de Gollowkin toute l’estime dont vous êtes pénétré pour moi ; mais, flatté de l’approbation qu’ils donnent à mes maximes, je ne suis pas sans crainte que leur enfant ne soit peut-être un jour la victime de mes erreurs. Par bonheur je dois, sur le portrait que vous m’avez tracé, les supposer assez éclairés pour discerner le vrai et ne pratiquer que ce qui est bien. Cependant il me reste toujours une frayeur fondée sur l’extrême, difficulté d’une telle éducation : c’est qu’elle n’est bonne que dans son tout, qu’autant que l’on y persévère, et que s’ils viennent à se relâcher ou à changer de système, tout ce qu’ils auront fait jusqu’alors gâtera tout ce qu’ils voudront faire à l’avenir. Si l’on ne va jusqu’au bout, c’est un grand mal d’avoir commencé. »

Plus tard encore, en 1770, même soin à décourager ses imitateurs, en leur montrant que l’éducation d’Émile est plutôt inventée pour contredire les éducations ordinaires que pour s’y substituer, que c’est une censure du mal plutôt qu’un modèle du bien. « S’il est vrai que vous ayez adopté le plan que j’ai tâché de retracer dans l’Émile, écrit-il à un abbé qui l’avait consulté sur l’éducation, j’admire votre courage, car vous avez trop de lumières pour ne pas voir que, dans un pareil système, il faut tout ou rien, et qu’il vaudrait cent fois mieux reprendre le train des éducations ordinaires, et faire un petit talon rouge, que de suivre à demi celle-là, pour ne faire qu’un homme manqué. Ce que j’appelle le tout n’est pas de suivre servilement mes idées ; au contraire, c’est souvent de les corriger, mais de s’attacher aux principes et d’en suivre exactement les conséquences avec les modifications qu’exige nécessairement toute application particulière. »

Rousseau est un apôtre ou un chef de secte d’une espèce toute particulière. Il veut persuader le public et il dissuade les individus : singulier procédé, qui, si on l’examine de près, peut nous révéler la pensée de Rousseau. Il ne veut pas, il l’a dit cent fois, détruire la civilisation ; il veut cependant en retarder les progrès ou en empêcher les raffinemens. Il est homme de réaction plutôt que d’innovation ; il veut discréditer l’éducation molle et oisive qui était à la mode de son temps, et pour cela il prêche dans l’Émile une éducation plus forte et plus active. Il élève son disciple à la campagne, il exerce son corps autant que son intelligence, il fait travailler ses mains autant que son esprit. Voilà, comme il le dit dans sa lettre de 1770, voilà quels sont les principes ; mais il ne veut pas que tous les enfans soient élevés comme Émile, c’est-à-dire selon les mêmes formes, et qu’ils soient tous des campagnards et des menuisiers, parce qu’Émile est campagnard et menuisier : « ce sont là les conséquences qu’il faut nécessairement modifier dans les applications particulières. » On a dit qu’il y a un genre de dévotion qui anéantit le véritable esprit chrétien ; on peut dire aussi qu’il y a une manière d’imiter l’Émile qui contredit la doctrine même de l’Émile. La lettre tue l’esprit. De plus, en face d’une application particulière, en face d’un enfant qui va être élevé selon son formulaire, Rousseau tremble du mal qu’il va faire par ses imitateurs maladroits. La réalité l’avertit et le corrige. Dans son roman, il était à son aise pour accommoder les événemens au caractère qu’il voulait donner à son héros. Comme il créait tout, rien ne lui résistait. Il sait bien qu’il n’en est pas de même dans une éducation réelle. Les événemens et les caractères ne se prêtent pas à la volonté du maître, et de la une lutte perpétuelle entre le système et la nature des choses et des hommes, de là je ne sais combien de difficultés. Le système l’emporte-t-il, ce n’est qu’à l’aide d’une contrainte dont la nature, trop violemment asservie, prend tôt ou tard sa revanche. Aussi Rousseau craint-il que l’enfant élevé à l’instar d’Émile « ne soit quelque jour victime de la doctrine qu’il a prêchée. » Il demande donc, ou bien « qu’on sache discerner le vrai » ou bien qu’on prenne l’éducation tout entière d’Émile, qu’on soit le maître de la nature de l’enfant et le maître des événemens aussi absolument qu’on l’est dans un roman : chose impossible ; mais c’est précisément parce que la chose est impossible qu’il la demande, bien sûr qu’il sera refusé, et que de cette façon il dégagera sa responsabilité. Cette peur d’être responsable de ses doctrines est un des traits caractéristiques de Rousseau dans sa Correspondance. Il est hardi jusqu’au paradoxe dans ses livres, il est timide et circonspect jusqu’au lieu commun dans ses lettres, et je ne lui en sais pas mauvais gré. Il y a là la différence toute naturelle qui existe entre le public et les individus : le public, grosse abstraction qui représente tout le monde et personne, qu’on prêche et que l’on conseille, sans se croire chargé et responsable du sort de personne ; les individus, au contraire, qui, aussitôt qu’ils sont en jeu, représentent un sort à décider et une responsabilité à encourir.

Dans ses ouvrages, Rousseau, semble parfois prêcher la morale antique, avec toutes ses duretés, déguisées sous le nom de patriotisme. À l’entendre, l’état doit l’emporter sur la famille et le citoyen sur l’homme. De là, parmi ses enthousiastes, beaucoup d’honnêtes bourgeois qui pensaient devoir se draper dans les vertus antiques, en paroles du moins ; de là aussi, pendant la révolution, cette école d’imitateurs de Sparte et de Rome, qui se croyaient de grands citoyens et n’étaient que des sots, dont quelques-uns devinrent d’affreux bourreaux. En 1766, un de ces singes maladroits de la vertu antique consulta Rousseau sur ce qu’il devait faire. Il voulait, disait-il, délivrer sa patrie esclave, et pour cela il abandonnait sa femme et ses enfans, renonçait à ses devoirs d’époux et de père, s’en faisait gloire, et demandait à Rousseau de l’admirer, car c’est pour cela qu’il consultait Rousseau ; il lui demandait moins un conseil qu’un certificat de grand citoyen. La réponse de Rousseau est bien admirable, et faite pour décourager à jamais de leur triste manie tous ceux qui, pour arriver à la vertu extraordinaire, commencent par se dispenser de la vertu ordinaire. « Que Cassius (c’est le nom que s’était donné l’auteur de la lettre, qui ne parlait de lui-même qu’à la troisième personne), que Cassius s’occupe du sublime emploi de délivrer sa patrie, cela est fort beau, et je veux croire que cela est utile ; mais ne se permettre aucun sentiment étranger à ce devoir, pourquoi cela ? Tous les sentimens vertueux ne s’étayent-ils pas les uns les autres, et peut-on en détruire un sans les affaiblir tous ? — J’ai cru longtemps, dit-il, combiner mes affections avec mes devoirs. — Il n’y a point la de combinaisons à faire, quand ces affections elles-mêmes sont des devoirs. — L’illusion cesse, et je vois qu’un vrai citoyen doit les abolir. — Quelle est donc cette illusion, et où a-t-il pris cette affreuse maxime ? S’il est de tristes situations dans la vie, s’il est de cruels devoirs qui nous forcent quelquefois à leur en sacrifier d’autres, à déchirer notre cœur pour obéir à la nécessité pressante ou à l’inflexible vertu, en est-il, en peut-il jamais être qui nous forcent d’étouffer des sentimens aussi légitimes que ceux de l’amour filial, conjugal et paternel ? Et tout homme qui se fait une loi de n’être plus ni fils, ni mari, ni père, ose-t-il usurper le nom de citoyen, ose-t-il usurper le nom d’homme ?…

« … On dirait, en lisant la lettre de Cassius, qu’il s’agit d’une conspiration. Les conspirations peuvent être des actes héroïques de patriotisme, et il y en a eu de telles ; mais presque toujours elles ne sont que des crimes punissables, dont les auteurs songent bien moins à servir la patrie qu’à l’asservir, et à la délivrer de ses tyrans qu’à l’être. Pour moi, je vous déclare que je ne voudrais pour rien au monde avoir trempé dans la conspiration la plus légitime, parce qu’enfin ces sortes d’entreprises ne peuvent s’exécuter sans troubles, sans désordres, sans violences, quelquefois sans effusion de sang, et qu’à mon avis le sang d’un seul homme est d’un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain. Ceux qui aiment sincèrement la liberté n’ont pas besoin pour la trouver de tant de machines, et, sans causer ni révolutions ni troubles, quiconque veut être libre l’est en effet. Posons toutefois cette grande entreprise comme un devoir sacré qui doit régner sur tous les autres : doit-il pour cela les anéantir, et ces différens devoirs sont-ils donc à tel point incompatibles qu’on ne puisse servir la patrie sans renoncer à l’humanité ? Votre Cassius est-il donc le premier qui ait formé le projet de délivrer la France, et ceux qui l’ont exécuté l’ont-ils fait au prix des sacrifices dont ils se vantent ? Les Pélopidas, les Brutus, les vrais Cassius et tant d’autres ont-ils eu besoin d’abjurer tous les droits du sang et de la nature pour accomplir leurs nobles desseins ? Y eut-il jamais de meilleurs fils, de meilleurs maris, de meilleurs pères que ces grands hommes ?… Aussi je conclus, quoique à regret, que votre Cassius est fou, tout au moins, et je vous avoue qu’il m’a tout à fait l’air d’un ambitieux embarrassé de sa femme, qui veut couvrir du masque de l’héroïsme son inconstance et ses projets d’agrandissement. »

Quel bon sens et quel grand sens ! et comme Rousseau pénètre bien les ruses de conscience ou de charlatanisme de ce Cassius, qui, ne pouvant pas être un bon mari, s’avise d’être un grand citoyen, essayant ainsi de cacher ses vices de tous les jours sous une vertu des dimanches ! Je ne puis pas avoir les petites vertus, celles qui coûtent, parce qu’elles sont de tous les momens : en bien ! je vais m’arranger pour avoir les grandes vertus, celles dont l’occasion est rare dans la vie, et j’en aurai le langage et l’affectation, ne pouvant pas en avoir la pratique ; cela suffira au monde, qui ne juge les héros que de loin. Rousseau n’est point dupe de ce calcul de vanité et d’ambition. Sous le grand citoyen, il découvre le mauvais mari, le mauvais fils ou le mauvais père. Il arrache son masque au charlatanisme, ou, s’il y a la plus que du charlatanisme, s’il y a du fanatisme, il ôte aussi au fanatisme le sophisme dont il se fait une excuse. Quel est en effet le sophisme ordinaire du fanatisme ? L’homme dévoué à l’accomplissement de ce qu’il croit un devoir ne peut se permettre aucun sentiment étranger à ce devoir.

De toutes amitiés il détache mon âme,


dit Orgon, expliquant le genre de fanatisme qu’il prend dans l’entretien de Tartufe,

Et je verrais mourir frère, enfans, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela !

C’est ce sophisme, qui autorise à n’avoir affection pour rien que pour l’objet de sa dévotion, que Rousseau réfute admirablement, en montrant l’accord qu’il y a entre tous les bons sentimens. Loin qu’un devoir puisse en détruire un autre, ils se soutiennent et s’affermissent mutuellement. Les cas sont rares dans la vie, où l’homme se trouve entre deux devoirs, forcé de sacrifier l’un à l’autre. Il est ordinairement entre plusieurs devoirs, qu’il doit également remplir, sans que l’un nuise à l’autre ; mais comme le devoir pèse au cœur de l’homme, il prend parfois le parti d’opposer l’un à l’autre pour se dispenser de l’un et de l’autre, et il se dit embarrassé de choisir entre ses obligations, quand il est seulement embarrassé de les remplir toutes. L’ordre, qui s’établit très facilement entre tous nos devoirs et que Rousseau explique admirablement, répond à cet embarras prétendu. Il n’en est pas des devoirs de l’homme comme de ses passions. Ses passions, loin de se supporter et de s’affermir l’une l’autre, comme font les bons sentimens, se repoussent et s’excluent, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus qu’une seule qui règne sur les ruines de toutes les autres. Le fanatisme veut faire aussi d’un des devoirs de l’homme son devoir unique et exclusif ; il transforme le devoir en passion. Est-ce pour le fortifier ? Non ; le devoir, ainsi transformé en passion, s’altère et s’affaiblit. Ne croyons pas en effet que la passion qui finit par l’emporter sur toutes les autres devienne pour cela plus forte et qu’elle remplisse plus doucement l’âme ; non, elle la tourmente et l’agite, au lieu de la satisfaire ; elle a beau être excessive, elle n’est pas contente, et elle ne peut pas donner au cœur de l’homme le contentement qu’elle n’a pas. Ne laissons donc pas un devoir quelconque, soit celui de la religion, soit celui du patriotisme, dégénérer en fanatisme, et sachons que, selon la belle et profonde remarque de Rousseau, tout devoir qui veut en supprimer un autre n’est plus un devoir, mais un fanatisme, et même c’est à ce signe qu’il faut juger entre nos sentimens. Ceux qui n’en veulent point supporter d’autres à côté d’eux, le patriotisme qui exclut la piété, la piété qui exclut l’amour de la famille, deviennent aussitôt par leurs excès, non plus des devoirs, mais des passions, non plus un bon sentiment, mais un fanatisme. Quiconque dit qu’il n’a pas le temps d’être bon père, tant il est occupé d’être un bon citoyen, — ne le croyez pas ! et surtout que la patrie ne lui remette pas le soin de sa destinée ! N’ayant pas eu de cœur pour les siens, il n’en aura pas pour ses concitoyens, et il trahira son pays avec la même âme sèche et mesquine qui lui a fait abandonner sa famille. Singulière erreur de croire qu’un vice a nécessairement une vertu pour contre-poids ! Il est impie envers Dieu, donc il doit aimer ses enfans : pourquoi cela ? Et il n’est pas plus vrai qu’une vertu ait aussi nécessairement un vice pour contre-poids. Il aime beaucoup sa famille, donc il n’aime pas sa patrie : pourquoi cela ? Disons plutôt avec Rousseau que les bons sentimens s’appellent et se soutiennent les uns les autres. Les vices luttent l’un contre l’autre dans l’âme qu’ils déchirent, et dont ils font une image de l’enfer, de même que les vertus s’unissent et s’enchaînent l’une à l’autre, faisant l’harmonie et la paix dans l’âme humaine, dont elles font une image du ciel.

Les livres de Rousseau inspirent la misanthropie, et même ils poussent au suicide ; il a traité cette question du suicide dans la Nouvelle Héloïse, il semble avoir voulu laisser le lecteur en suspens, tant il y donne de bonnes raisons pour et contre. Comme le suicide a toujours un air de hardiesse et d’énergie, comme de plus au XVIIIe siècle il semblait se rattacher aux doctrines philosophiques et se séparer des doctrines chrétiennes, il y avait parmi les partisans de Rousseau des gens qui, malheureux ou non, penchaient vers le suicide, et qui consultaient le maître pour savoir s’ils devaient se tuer ou non, soit que la consultation fût un moyen d’ajournement qui ne déplaisait pas, soit que ce fût un moyen de se faire plaindre ou de se faire admirer ; il y a souvent beaucoup de vanité dans le suicide. Loin de se prêter à ces désespoirs vaniteux, Rousseau les combattait dans ses lettres avec un bon sens admirable, contredisant encore de ce côté dans sa Correspondance l’influence de ses livres, et parlant aux individus tout autrement qu’au public. « Soyez content, écrit-il en 1770 à un de ces suicides consultans, soyez content, monsieur : il vous fallait absolument une lettre de moi ; vous m’avez voulu forcer à l’écrire et vous avez réussi, car on sait bien que quand quelqu’un nous dit qu’il veut se tuer, on est obligé, en conscience, à l’exhorter de n’en rien faire. — Je ne vous connais point, monsieur, et n’ai nul désir de vous connaître ; mais je vous trouve fort à plaindre, et bien plus encore que vous ne le pensez. Néanmoins, dans tout le détail de vos malheurs, je ne vois pas de quoi fonder la terrible résolution que vous m’assurez avoir prise. Je connais l’indigence et son poids aussi bien que vous, tout au moins ; mais jamais elle n’a suffi seule pour déterminer un homme de bon sens à s’ôter la vie, car enfin le pis qu’il puisse arriver est de mourir de faim, et l’on ne gagne pas grand’chose à se tuer pour éviter la mort… Mais l’opprobre ? La mort est à préférer, j’en conviens ; mais encore faut-il commencer par s’assurer que cet opprobre est bien réel. Un homme injuste et dur vous persécute, il menace d’attenter à votre liberté : en bien ! monsieur, je suppose qu’il exécute sa barbare menace ; serez-vous déshonoré pour cela ? des fers déshonorent-ils l’innocent qui les porte ? Socrate mourut-il dans l’ignominie ?… Plus je relis votre lettre, plus j’y trouve de colère et d’animosité. Vous vous complaisez à l’image de votre sang jaillissant sur votre cruel parent ; vous vous tuez plutôt par vengeance que par désespoir, et vous songez moins à vous tirer d’affaire qu’à punir votre ennemi… Je conviens pourtant, monsieur, que votre lettre est très bien faite, et je vous trouve fort disert pour un désespéré[4]. »

J’ai cité cette lettre, parce que j’y trouve une peinture exacte de ces faux désespoirs qui, depuis la fin du dernier siècle jusqu’à ces derniers temps, avaient fait invasion dans la littérature et même aussi dans la société. Il y avait dans ces faux désespoirs bien des choses, et presque toutes petites, mais exagérées par la vanité ; il y avait d’abord la mauvaise humeur que causent aux hommes les contrariétés qui sont le fonds de la vie humaine dans toutes ses conditions ; la vanité transformait ces contrariétés inévitables en malheurs exceptionnels, en injustices singulières faites par la fortune au génie ou à la vertu. Rien ne tourne plus aisément à la tristesse que la vanité trompée. De plus, la tristesse semblait une originalité ; on se faisait mélancolique pour paraître un homme supérieur ; les jeunes gens même visaient à la misanthropie et se hâtaient de perdre l’illusion sans prendre le temps d’avoir de l’expérience. C’est ce travers des générations filles de la révolution française que raillait avec une bonhomie charmante M. Lacretelle, quand, peignant dans ses vers ces Timons de vingt ans qui, au bal même, prenaient des airs de pénitens noirs et dansaient avec une sorte de componction sentimentale, il s’écriait gaiement :

Cédez-moi vos vingt ans, si vous n’en faites rien !

Cette manie me semble discréditée aujourd’hui. La jeunesse de nos jours n’est plus triste par préméditation, comme elle l’était autrefois, et c’est tant mieux. Je ne sais pas si elle a beaucoup de motifs d’être gaie ; mais elle a grande envie de s’amuser. Le matérialisme des mœurs, qui fait la plaie de notre société plus que le matérialisme des idées, ne se prête pas à la tristesse et s’accommode aisément du plaisir, sinon de la gaieté. Il y avait dans les tristesses prétentieuses d’il y a trente ans un reflet du spiritualisme que la société avait appris à l’école du malheur ; il y a dans la jovialité qui a repris faveur un reflet du matérialisme moderne. Enfin la passion politique, qui avait sa part dans la gravité des générations d’il y a trente ans, semble aussi avoir disparu. Quand la jeunesse est en effervescence, elle chante le Sire de Framboisi, qui est la Marseillaise de nos jours.

Les faux désespérés n’étant plus qu’un portrait du temps passé, il est curieux d’en trouver la première esquisse dans Jean-Jacques Rousseau, esquisse vivante et expressive. Ce désespoir qui a besoin de se montrer, cette douleur qui, au lieu de se consumer elle-même, veut à toute force se faire plaindre et presque se faire admirer ; ce désespéré qui a soin d’être disert, cette misère qui n’est pas seulement un malheur, mais qui est aussi une injustice, si bien qu’il y a un persécuteur à haïr, et que la haine soulage involontairement la douleur ; l’homme s’érigeant en martyr au lieu d’être seulement un infortuné, mais en martyr irrité et déclamateur ; le sang du suicidé jaillissant avec adresse sur le parent cruel, la vengeance changée en un drame qu’on montre aux spectateurs convoqués à grand renfort de déclamations, tout cela qui répugne à l’idée d’un chagrin vrai et profond et qui dénote partout une vanité aigrie et enfiellée, voilà les traits expressifs sous lesquels Rousseau peint les faux désespérés qui se prétendaient ses disciples, et qu’il repousse avec dédain comme des contrefacteurs maladroits. Le grand Condé disait que l’acteur Montfleury, qui déclamait pompeusement le rôle d’Auguste, lui gâtait le vers de Corneille :

Soyons amis, Cinna ; c’est moi qui t’en convie.

« Vous me gâtez mon Discours sur l’Inégalité des conditions, » disait Rousseau à ceux qui faisaient de tous les pauvres des saints et de tous les riches des damnés ; les vices du pauvre, croyez-le bien, ne valent pas mieux que ceux du riche. « Vous me gâtez mon Émile, » disait-il à ceux qui voulaient élever leurs enfans comme des paysans et des ouvriers, parce qu’il avait censuré la mollesse des éducations ordinaires. « Vous me gâtez mon suicide, celui de Caton ou de Brutus, » disait-il enfin à ceux qui se faisaient désespérés pour déclamer à leur aise, et qui parlaient de se tuer afin d’avoir le plaisir de se faire plaindre. Rousseau avait-il raison de combattre ainsi l’exagération de ses imitateurs ? Oui, assurément ; il montrait par là ce qu’il avait voulu : réformer et non pas détruire, retarder les raffinemens de la civilisation, et non pas replonger le monde dans la première barbarie[5], tempérer les effets de l’inégalité des conditions humaines et non pas établir un niveau impossible, s’opposer à la mollesse et non pas introduire la grossièreté. Cependant, s’il avait le droit de gourmander ses imitateurs maladroits, eux-ci à leur tour avaient bien aussi quelque droit de répondre au philosophe que, s’ils s’étaient trompés sur ses intentions, c’était sa faute. En effet, au lieu d’exprimer simplement ses idées, Rousseau les avait exagérées jusqu’au paradoxe ; il avait voulu non-seulement qu’elles fussent vraies et utiles, mais qu’elles parussent neuves, hardies, singulières. Il avait cherché et trouvé le succès dans l’étonnement du siècle, dans l’exaltation de ses lecteurs. Pouvait-il ensuite demander à ces lecteurs de discerner dans ses ouvrages ce qui était vrai et de ne pratiquer que ce qui était bien ? Il les avait enivrés à dessein : pouvait-il exiger qu’ils pensassent et qu’ils agissent comme s’ils étaient à jeun ?

J’ai voulu jeter un coup d’œil sur la Correspondance de Jean-Jacques Rousseau, et y retrouver l’homme derrière l’écrivain et le philosophe, parce que je suis persuadé que l’homme y gagne. J’arrive maintenant aux quatre lettres écrites à M. de Malesherbes.

Ces lettres, qui contiennent le vrai tableau du caractère de Jean-Jacques et les vrais motifs de toute sa conduite (tel est le titre même que leur donne Rousseau), ont été écrites avant les Confessions, et en sont la première pensée ; elles témoignent de ce besoin que ressentait déjà Rousseau de se faire l’historien de sa vie et de se montrer sous le jour qu’il voulait choisir. La correspondance ordinaire de Rousseau est rédigée avec soin, sinon avec calcul, car il faisait des brouillons de toutes ses lettres, et il en gardait des copies. Les quatre lettres à M. de Malesherbes sont encore moins de premier mouvement que les autres. M. de Malesherbes était le protecteur le plus puissant et le plus fervent de Rousseau, ou plutôt il était un de ses sectaires, car c’est la gloire de Jean-Jacques Rousseau et la marque de l’ascendant de ses écrits, que la plupart de ses protecteurs ont été ses sectaires, Mme de Luxembourg et Mme de Boufflers, Malesherbes et le prince de Conti ; c’étaient, si je puis ainsi parler, des paroissiens qui protégeaient leur curé. Les lettres que Rousseau adresse à M. de Malesherbes expriment fort bien cette attitude particulière de Rousseau avec ses patrons. Les patrons prenaient Rousseau pour un personnage singulier qui excitait leur curiosité en même temps que son génie les attirait : ils voulaient le connaître et l’expliquer. Se prêtant alors à cette curiosité, qui lui donnait une grande prise sur eux, Rousseau s’interprétait et s’exposait ; il faisait de lui-même la peinture qui pouvait le plus attirer l’intérêt, la pitié, mais une pitié pleine d’admiration, et surtout il avait soin de dire que personne ne le connaissait que lui-même, ce qui donnait à ses confidences le charme et l’autorité d’une révélation[6].

Avant d’entrer dans les détails de cette révélation, je crois qu’il est bon de dire quelques mots du disciple que Rousseau s’était fait en M. de Malesherbes. Je ne puis point passer devant cette généreuse figure de Malesherbes sans m’y arrêter un instant, car M. de Malesherbes est de tous les partisans de Rousseau celui dont la vie et la mort honorent le plus le maître dont il avait embrassé les doctrines.


II

Lamoignon de Malesherbes était l’arrière-petit-fils du premier président du parlement de Paris sous Louis XIV, de M. de Lamoignon, l’ami de tous les grands hommes du siècle de Louis XIV, et leur égal par son grand esprit, au dire des contemporains. Son fils, M. de Lamoignon, avocat-général, fut aussi célèbre que son père par son talent et par son amour des lettres. Le fils enfin de celui-ci, M. Lamoignon de Blancménil, moins distingué que son père et son aïeul, fut cependant chancelier de France après d’Aguesseau. C’était un hommage rendu à son nom, et il le méritait par son caractère : il avait ce respect de la justice et ce culte éclairé des lettres qui avaient fait la gloire de sa famille. Ces traditions d’honneur et de goût soutiennent l’homme mieux que ne le ferait souvent le plus grand esprit du monde. Pendant qu’il était chancelier, M. le maréchal de Belle-Isle proposa dans le conseil de décréter la peine de mort contre les auteurs, vendeurs et colporteurs d’ouvrages réputés mauvais et dangereux. M. de Blancménil s’y opposa vivement et termina la discussion en s’écriant d’un ton ferme et élevé : « Non, monsieur, on ne se joue pas ainsi de la vie des hommes ; apprenons à mieux proportionner les peines à la nature et à la gravité des délits[7]. »

Chez les Lamoignon, les vertus publiques s’appuyaient sans effort sur les vertus privées, et l’homme valait le magistrat. En 1770, au moment de la destruction des parlemens, M. de Blancménil fut exilé à Malesherbes, et M. de Maupeou fut nommé garde des sceaux. M. de Maupeou, l’auteur de cette révolution dans la constitution de la magistrature en France, voulait être chancelier, et pour cela il fallait que M. de Blancménil donnât sa démission, parce que la dignité de chancelier était inamovible. Il la lui fit demander par un grand seigneur qui vint à Malesherbes et représenta à M. de Blancménil que s’il ne donnait pas sa démission, le roi irrité l’exilerait fort loin et séquestrerait ses rentes et ses pensions, qui faisaient sa seule fortune. M. de Blancménil, après l’avoir entendu, lui répondit qu’il ne pouvait s’expliquer qu’en présence de ses enfans ; il les fit appeler. « Mes enfans, leur dit-il, voilà monsieur qui me demande ma démission, dont M. de Maupeou a besoin pour être nommé chancelier. Pensez-vous que je doive la donner ? — Non, mon père, répondit l’un d’eux pour les autres ; quand on est chancelier de France et qu’on n’a rien à se reprocher, on meurt avec ce titre. — Mais il ajoute que le roi ne me laissera pas à Malesherbes, et qu’on m’enverra dans quelque lieu fort éloigné où je serai seul. — Mon père, nous vous suivrons tous, et partout où nous serons avec vous, nous vous ferons trouver Malesherbes. — Il dit encore qu’on séquestrera mes rentes, qu’on me retirera mes pensions, et qu’alors je n’aurai plus de quoi subsister. — Ah ! mon père, dirent-ils tous ensemble en se précipitant dans ses bras, tout ce que nous avons n’est-il pas votre bien ? — Vous le voyez, monsieur, reprit M. de Blancménil ; il n’y a aucun motif pour que je donne ma démission, vous pourrez le dire à M. de Maupeou ; mais veuillez en même temps lui exprimer toute ma reconnaissance pour la vive satisfaction qu’il me fait éprouver en ce moment[8]. »

Ce trait nous fait entrer dans l’intérieur de cette famille des Lamoignon, et nous montre quels sentimens d’affection et d’honneur y régnaient. M. de Malesherbes était un de ces fils affectueux et dévoués ; aussi, devenu à son tour chef de famille, il a mérité que cette famille, toujours unie et toujours dévouée, se pressât pour mourir avec lui sur l’échafaud de 93, où l’accompagnèrent sa fille, son gendre, sa petite-fille et son petit-gendre, immolés tous le même jour.

Ce fut pendant que son père était chancelier que Malesherbes fut chargé de la direction de la librairie de 1750 à 1768. Il était en même temps président de la cour des aides. Cette époque est fort importante dans l’histoire littéraire et politique du XVIIIe siècle, car c’est à ce moment que l’esprit philosophique prit son ascendant dans la littérature et dans le monde ; c’est aussi de 1750 à 1768 que Rousseau publia tous ses grands ouvrages. Les personnes qui croient naïvement que les gouvernemens peuvent régler la marche et les mouvemens de la pensée publique seront disposées à penser que Malesherbes a beaucoup aidé aux progrès et au triomphe de l’esprit philosophique en France, et les unes le béniront de la part qu’il a prise à ce triomphe, les autres l’en maudiront. Quant à moi, qui ne crois pas que Malesherbes, comme directeur de la librairie de 1750 à 1768, eût pu arrêter la marche de l’esprit public s’il l’eût voulu, je ne crois pas non plus qu’il ait beaucoup fait pour en hâter le triomphe. Les gouvernemens n’ont de puissance sur la marche des idées que quand les esprits sont faibles et irrésolus, ou divisés et las. Alors l’administration peut aisément brider un char et un attelage qui ne veulent pas s’emporter ; elle peut aisément conduire l’opinion publique et la littérature. Au XVIIIe siècle, les esprits n’étaient ni timides par faiblesse ni soumis par lassitude. Ils étaient ardens, pleins d’espérances et d’illusions. Le gouvernement le plus fort n’eût pu les maîtriser. La presse clandestine en France et la presse de contrebande en Hollande et en Suisse eussent rompu toutes les barrières. Le gouvernement aurait pu être tyrannique, il n’aurait pas été puissant. Que fallait-il donc que fît alors un directeur de la librairie ? Ce que fit Malesherbes, c’est-à-dire qu’il fût tolérant et même complaisant pour les livres honnêtes, pour les sentimens sincères, pour les idées qui semblaient vraies, quoiqu’en même temps elles parussent hardies, qu’il ne s’effrayât pas d’un peu d’audace et même de raideur, qu’il réservât sa sévérité contre les libelles calomnieux, contre l’esprit de faction, contre la littérature obscène, contre la philosophie de l’athéisme. Ce qu’un directeur de la librairie aurait dû faire alors par prudence, Malesherbes le fit par conviction et de bonne foi. Il aimait ces principes de liberté, d’égalité, de justice, que les écrivains du XVIIIe siècle proclamaient avec zèle et même avec emphase, il croyait qu’il serait bon de les appliquer dans le gouvernement, dans les lois, dans l’administration, et il pensait que c’était le droit et le devoir des écrivains de réclamer cette application. « Je félicite ma patrie, dit-il dans son discours de réception à l’Académie française, de ce qu’aujourd’hui tout ce qui mérite d’occuper et d’intéresser les hommes est du ressort de la littérature… La littérature et la philosophie semblent avoir repris le droit qu’elles avaient dans l’ancienne Grèce de donner des législateurs aux peuples. Une voix s’est élevée du milieu de vous, messieurs, du sein de cette académie. Montesquieu a parlé, et les nations ont accouru pour l’entendre… Aujourd’hui les philosophes regardent la législation comme un champ ouvert à leurs travaux, tandis que les jurisconsultes cherchent à porter dans les leurs le flambeau de la philosophie. Osons dire qu’un noble enthousiasme s’est emparé de tous les esprits, et que le temps est venu ou tout homme capable de penser et surtout d’écrire se croit obligé de diriger ses méditations vers le bien public. »

Voilà la vraie doctrine du XVIIIe siècle, voilà ce que proclamait tout haut, en pleine Académie, un des chefs de la magistrature française, l’héritier des Lamoignon ; voilà quels étaient les principes du directeur de la librairie de 1750 à 1768. Avec de pareilles idées et avec la confiance généreuse de Malesherbes, comment, pendant sa direction, se serait-il opposé à l’essor philosophique et politique de la littérature ? Comment, reconnaissant le droit et le devoir des écrivains de diriger leurs méditations vers le bien public, leur aurait-il interdit la pratique de ce droit et de ce devoir ? Nous sommes peut-être en train aujourd’hui de voir ce droit et ce devoir des écrivains discrédités par l’insouciance du public ou abolis par les craintes de l’autorité. L’ascendant de la littérature sur la politique et la législation, après avoir duré plus de cent ans, depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, est partout critiqué et contesté. La littérature a eu son règne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu’à 89, et son gouvernement sous la monarchie constitutionnelle pendant plus de trente ans. Elle se laisse aujourd’hui détrôner à la fois et destituer, c’est-à-dire qu’elle perd son influence et son pouvoir. Puisque nous assistons à la fin peut-être de l’empire de la littérature, ce doit nous être une raison de plus de nous reporter à ses jours de puissance, et de rendre hommage à ceux qui ont aidé à cette puissance.

Quand M. de Malesherbes prit la direction de la librairie, il s’était fait des principes sur cette matière, et il voulait les appliquer. La presse n’était pas libre ; les livres ne pouvaient paraître qu’autorisés par une censure. Comment exercer cette censure ? « Les uns, dit-il dans le premier de ses cinq mémoires sur la librairie[9], croient que les censeurs doivent être chargés non-seulement de veiller à ce qu’il ne s’imprime rien de contraire à la religion et aux bonnes mœurs, mais encore d’empêcher que le goût ne se déprave, en sorte que j’ai ouï dire sérieusement qu’il est contre le bon ordre de laisser imprimer que la musique italienne est la seule bonne, et il se trouve des gens qui s’en prennent à l’autorité de ce que tel poème ou tel roman imprimé est détestable… D’autres se sont fait une idée moins pompeuse de la censure : ils conviennent qu’il faut la restreindre à empêcher ce qui est réellement mal ; mais ils vont jusqu’à écrire qu’un censeur ne doit permettre à un auteur que ce qu’il se permettrait lui-même, qu’il répond de la dureté des expressions de l’ouvrage qu’il approuve, de l’injustice de sa critique, du manque d’égards ; en un mot, ils pensent que tout ce qu’on pourrait reprocher à un auteur doit l’être à son censeur. »

Malesherbes a raison : la censure, quand elle existe, ne doit interdire que ce qui est réellement mal dans les ouvrages, et elle ne doit pas s’inquiéter de ce qui tient à la forme et au style ; mais c’est l’inconvénient de la censure qu’elle a toujours l’air d’approuver ce qu’elle permet. Pour prévenir cet inconvénient, l’usage s’était introduit de donner quelquefois des autorisations verbales. Dans ce cas, l’auteur remettait son ouvrage manuscrit au directeur de la librairie : celui-ci le faisait examiner par un censeur qui n’était connu que de lui, et, sur son rapport, il autorisait verbalement la publication ; mais le livre ne pouvait porter sur le frontispice que le nom d’une ville étrangère. Le parlement pouvait ensuite, s’il le voulait, poursuivre, condamner le livre et même le faire brûler par la main du bourreau. Ni l’administration ni le censeur ni l’auteur n’étaient inquiétés, l’un pour avoir écrit et l’autre pour avoir approuvé. Tout restait secret ; c’était un peu, il est vrai, le secret de la comédie. Le livre était seul coupable et seul puni. Les mœurs approuvaient ce procédé. Le nom du censeur était surtout un secret d’honneur pour le directeur de la librairie. Un jour Mme de Pompadour, croyant avoir à se plaindre d’un ouvrage qui venait de paraître avec une permission tacite, voulut connaître le nom du censeur et le demanda à M. de Malesherbes, qui refusa de le nommer, et comme Mme de Pompadour insistait encore : « Je ne vous le dirai pas, madame, répliqua Malesherbes d’un ton assuré. Le censeur dont il s’agit n’a eu aucun tort, et je ne consentirai jamais à l’exposer à votre ressentiment. »

On voit par le récit que je viens de faire combien les fonctions du directeur de la librairie étaient importantes. Il pouvait beaucoup servir et beaucoup desservir les écrivains. M. de Malesherbes les servit beaucoup, tous ceux du moins qu’il estimait et qu’il aimait, par goût et par conviction d’abord : il avait leurs idées et leurs sentimens ; il les servit aussi, parce qu’il comprit de bonne heure que le gouvernement pouvait aisément gêner la presse sincère et honnête, mais qu’il ne pouvait pas arrêter la presse clandestine. Les gouvernemens peuvent beaucoup contre le bien et peu contre le mal, parce que le bien se montre et donne prise sur lui, tandis que le mal se cache et se dérobe. « Ce qui me détermine, dit M. de Malesherbes dans un de ses mémoires sur la librairie, à proposer sur les livres jansénistes le parti de la tolérance, est l’impossibilité d’en prendre un autre. On se plaint de la police qui laisse paraître toutes sortes de livres, et on ne songe pas que dans tous les temps les mêmes abus ont régné… Il n’y a encore eu aucun ministère qui ait pu contenir les auteurs ni se rendre maître de la presse, et cela devient tous les jours plus difficile dans un siècle où tout le monde, jusqu’aux paysans, sait lire et où chacun se pique de savoir penser. »

Ayant à choisir entre la presse honnête et la presse clandestine, Malesherbes favorisait la première, afin de décourager et de discréditer la seconde. Dans cette faveur même, il avait ses préférences. Ainsi il préférait Rousseau à Voltaire, et je ne lui en fais pas un reproche ; il corrigeait lui-même les épreuves de l’Émile, et il restait froid aux supplications que Voltaire lui faisait contre les éditions subreptices et souvent interpolées de ses ouvrages[10]. Voltaire voulait avoir deux sortes d’éditions : l’une permise et où l’auteur se contenait et se modérait à dessein, l’autre clandestine et où il donnait libre carrière à ses opinions et même à ses caprices ; l’une faite en France et pour la France, l’autre faite en Hollande ; l’une plus honnête, l’autre plus curieuse. Cependant il ne pouvait pas toujours mener de front ces deux sortes de publications, sans que l’une heurtât l’autre. Tantôt l’édition curieuse devançait l’édition honnête, tantôt même elle s’y mêlait. Voltaire alors ne manquait pas de désavouer l’édition curieuse. C’était, disait-il, un valet qui avait dérobé son manuscrit ; c’était un libraire qui avait acheté ce manuscrit informe et l’avait fait arranger par quelque barbouilleur de papier ; mais personne n’était la dupe de ces désaveux. « Je sais bien qu’on a dit au roi ainsi qu’à Mme de Pompadour, dit Voltaire dans une de ses lettres à M. de Malesherbes, que je n’étais pas si fâché de cette édition que je le paraissais[11]. » Parfois pourtant Voltaire disait vrai, en répudiant telle ou telle édition tronquée et défigurée ; car, habitués à être désavoués, même quand ils publiaient exactement les ouvrages de Voltaire, les libraires avaient fini par prendre avec lui quelques-unes des libertés qu’il prenait avec le public, sachant bien qu’ils ne seraient ni plus ni moins reniés pour le faux que pour le vrai, et que surtout le public n’en croirait rien. Dans ces cas-là, Voltaire devenait éloquent, d’abord parce qu’il disait vrai et de plus parce qu’il avait peur des périls que lui créait son imprudence ou la cupidité d’autrui. « On a persuadé au roi, dit-il encore dans une de ses lettres à M. de Malesherbes, que cette indigne édition était mon ouvrage et que j’avais du moins connivé à sa publication. Quoique le contraire soit démontré, je suis perdu sans ressource, car je sais bien que les plaies faites par la calomnie sont incurables ; mais le cri de mon innocence, la seule consolation qui me reste, n’en sera que plus fort. Je vous conjure, monsieur, de prêter à ce cri douloureux votre voix bienfaisante. Certainement on ne vous demandera pas des nouvelles de cette affaire. Quand la calomnie a été aux oreilles des rois, elle se repose dans leur cœur, et on ne va point aux informations, s’il ne se trouve pas une âme, comme la vôtre, courageuse dans sa pitié, qui prenne sur elle le soin généreux de dire et de faire dire au roi combien je suis innocent et calomnié[12]. »

Malesherbes ne se contentait pas de protéger ces doctrines de justice et de liberté qui plaisaient à son âme généreuse ; il les défendait lui-même au besoin, et il n’hésita pas, au nom de la cour des aides qu’il présidait, à réclamer la liberté d’un obscur colporteur arrêté par les commis des fermes, innocent du délit qu’on lui imputait et jeté dans les cachots de Bicêtre pour étouffer sa plainte. Dans ses remontrances, Malesherbes ne plaidait pas seulement la cause d’un innocent, il plaidait pour la liberté individuelle contre les lettres de cachet, et c’est alors qu’il fit entendre ces belles paroles qui sont restées célèbres et qui méritent de n’être jamais oubliées, parce qu’elles expriment de la manière la plus vive les inconvéniens attachés au despotisme, aussi à craindre par ses abus que par son principe : « Avec les lettres de cachet employées et multipliées comme elles le sont, sire, aucun citoyen n’est assuré de ne pas voir sa liberté sacrifiée à une vengeance, car personne n’est assez grand pour être à l’abri de la haine d’un ministre ni assez petit pour n’être pas digne de celle d’un commis des fermes. »

La destruction des parlemens et de la cour des aides ôta à M. de Malesherbes la tribune politique, où il faisait retentir les maximes qui lui étaient chères ; mais il reprit la parole quand Louis XVI, en montant sur le trône, rappela les parlemens. Il continua à défendre les principes de justice et de liberté qu’il voulait appliquer dans l’administration. Une de ses plus belles remontrances, j’allais dire une de ses plus belles harangues politiques, est celle qui a pour titre : De la Législation de l’impôt, et qui offre un tableau curieux de la complication et de la confusion des impôts sous l’ancienne monarchie. Il y a dans l’exorde de cette remontrance un mot qu’on ne peut pas lire sans émotion : « Je viens, dit M. de Malesherbes, plaider la cause du peuple au tribunal de son roi. » Hélas ! plusieurs années après, Malesherbes vint plaider la cause du roi au tribunal du peuple, et il ne gagna pas plus l’une que l’autre. Tristes et mystérieux défis que la vertu et la sagesse engagent contre la force des choses et qu’elles perdent presque toujours, sans, grâce à Dieu, se décourager jamais ! Et rien ne prouve mieux, selon moi, que les grandes qualités de l’homme lui viennent de Dieu que cette perpétuelle défaite de la vertu et de la sagesse dans leur lutte ici-bas contre les événemens et leur perpétuelle résistance : il y a longtemps que la vertu et la sagesse, si elles étaient purement humaines, se seraient lassées de la lutte[13].

Malesherbes prévoyait la révolution et voulait que le roi la prévînt par une réforme décisive dans le gouvernement. Je lis dans un mémoire adressé au roi en 1787, au moment où commençait entre le roi et le parlement une lutte qui finit par la révolution de 89, je lis quelques paroles vraiment prophétiques : « La résistance opposée aujourd’hui, dit M. de Malesherbes, à l’enregistrement des édits est d’un genre absolument différent de toutes les affaires qu’on a eu à traiter avec les parlemens depuis la mort de Louis XIV. Dans toutes les autres, c’était le parlement qui échauffait le public ; ici, c’est le public qui échauffe le parlement… Il n’est pas question d’apaiser une crise momentanée, mais d’éteindre une étincelle qui peut produire un grand incendie. Le roi trouvera peut-être que je me sers ici de ces grandes expressions si souvent employées dans les remontrances des cours, qu’elles ne font plus aucune impression ; mais je le supplie de ne point regarder les termes dont je me sers comme une exagération : je ne me mets en avant pour lui dire de tristes vérités que parce que je vois un danger imminent dans la situation des affaires, que parce que je vois un orage qu’un jour la toute-puissance royale ne pourra calmer, et parce que des fautes de négligence ou de lenteur, qui ne seraient regardées que comme des fautes légères dans d’autres circonstances, peuvent être aujourd’hui des fautes irréparables qui répandront l’amertume sur toute la vie du roi, et précipiteront son royaume dans des troubles dont personne ne peut prévoir la fin… On dira que le danger que j’annonce ne peut pas être prochain. Celui qui l’assurerait me paraîtrait bien téméraire. Quoi qu’il en soit, ce pourrait être une consolation pour un homme de mon âge, mais non pour le roi[14]. »

Qu’est-ce que la prophétie en politique, si ces paroles n’en sont pas une ? En politique malheureusement la difficulté n’est pas d’avoir des prophètes, c’est d’y croire à temps, pas plus tôt qu’il ne faut, ce qui serait appliquer le remède avant le mal, pas plus tard, ce qui serait l’appliquer après. Tout se prévoit et tout se prédit. Je ne connais pas un grand événement qui n’ait eu mille et un prophètes. La révolution de 1848 et le coup d’état du 2 décembre 1851 avaient été souvent prédits. Rien n’est donc si ordinaire en ce monde que les prophètes et les prophéties. Le mérite est la coïncidence de la prophétie et de l’événement, c’est-à-dire l’à-propos. Tout est là, Je ne veux pas tomber dans la banalité, mais je dirais volontiers qu’il n’y a de prophéties que celles qui s’accomplissent à courte échéance : ce sont celles-là seulement qu’il eût fallu croire ; les autres courent les rues, et j’en fais fi. La sagesse humaine en effet n’est pas si courte qu’elle en a l’air ; elle prévoit et prédit beaucoup. Ce qui la trompe et ce qui la rend inutile, c’est l’ignorance des momens. En 1787, Malesherbes avait cette connaissance des momens, et c’est là ce qui fait une prophétie de ses paroles.

Je ne veux pas quitter l’histoire de cette prophétie sans raconter une anecdote. Au Temple, en 1793, c’est-à-dire six ans après, Louis XVI repassant dans sa pensée les événemens de son règne, le souvenir de ce mémoire de M. de Malesherbes lui revint à l’esprit, et comme le noble vieillard s’était fait déjà son avocat, et venait tous les matins conférer avec lui, il lui parla de ce mémoire et lui témoigna le désir de le relire. M. de Malesherbes, qui prévoyait les regrets que cette lecture allait causer au roi, s’efforça de le détourner de cette idée. Louis XVI insista ; M. de Malesherbes apporta ce mémoire au roi, qui le lut, et quand le lendemain M. de Malesherbes revint au Temple, le roi le contempla pendant quelque temps avec attendrissement sans lui rien dire, ferma la porte du cabinet où il le recevait, et se jeta dans ses bras en le mouillant de ses larmes.

C’est au Temple, et comme avocat de Louis XVI à la convention, que Malesherbes est vraiment grand et héroïque. Quelle lettre pour demander à défendre le roi ! quelle simplicité dans le dévouement ! « J’ignore si la convention, écrit-il au président de l’assemblée, donnera un conseil à Louis XVI pour le défendre, et si elle lui en laissera le choix. Dans ce cas-là, je désire que Louis XVI sache que s’il me choisit pour cette fonction, je suis prêt à l’accepter. Je ne vous demande point de faire part à la convention de mon offre, car je suis éloigné de me croire un personnage assez important pour qu’elle s’occupe de moi ; mais j’ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître dans le temps où cette fonction était ambitionnée de tout le monde : je lui dois le même service, lorsque c’est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse. » Malesherbes aimait Louis XVI ; il l’aimait, parce qu’il l’avait trouvé bon et ami du peuple sur le trône. Aussi, même avant qu’il l’eût revu au Temple, il suivait avec une douloureuse anxiété le progrès fatal de ces malheurs qu’il avait prévus. En 1791 et jusqu’au 10 août 1792, il allait exactement tous les dimanches au lever du roi. « C’est pendant la semaine, disait-il à Bertrand de Molleville, qui, dans ses Mémoires, raconte une conversation qu’il eut avec Malesherbes quelques jours avant le 10 août, c’est pendant la semaine une consolation pour moi d’avoir vu ce digne prince en bonne santé. Je ne m’approche pas assez pour qu’il me parle, il me suffit de l’avoir vu, et je crois qu’il est lui-même satisfait de me voir. »

Ce que j’admire dans M. de Malesherbes, ce n’est pas tant encore son dévouement que le témoignage que ce dévouement rend à la vie de M. de Malesherbes et la grandeur qu’il donne à son caractère. Je m’explique : pour être autre chose qu’un philosophe et qu’un philanthrope, pour être même, à parler comme certaines personnes, autre chose qu’une dupe des sentimens et des principes de 1789, M. de Malesherbes avait besoin de son dévouement du Temple et de la mort qui a consacré ce dévouement. Je sais bien qu’on a dit que, dans les derniers temps de sa vie, Malesherbes avait désavoué et abjuré les principes qu’il avait aimés et professés toute sa vie. C’est là une erreur ou une invention de l’esprit de parti. M. de Malesherbes, comme tous les honnêtes gens, a aimé 89 et a détesté 93 : on a pris la colère qu’il avait contre les excès pour le repentir des principes ; c’est tout différent. On a pris même son dévouement au roi, en 1793, pour une expiation de sa conduite et de ses idées en 1787. C’est tout le contraire. Dans M. de Malesherbes, 1793 continue et explique 1787, au lieu de le désavouer. L’homme qui aurait voulu que le roi se fît réformateur s’indignait de le voir martyr. Il s’était dévoué au peuple, parce que le peuple était innocent et malheureux, et il se dévouait au roi, parce que le roi aussi était innocent et malheureux. En 87 comme en 93, il combattait pour la justice. Quand le premier président de la cour des aides défendait le colporteur Monnerat, prisonnier et victime à Bicêtre des dépits de quelques commis de la ferme générale, les courtisans des fermiers généraux disaient sans doute : Que nous veut ce philosophe avec son colporteur ? Il cherche la popularité ! — Non, il cherche la justice ! — Et quand Malesherbes défendait Louis XVI, les courtisans du peuple disaient aussi : Que nous veut cet homme avec son roi ? Il cherche l’estime des émigrés ! — Non, il cherche la justice ! Ah ! s’il n’avait pas défendu le colporteur, je lui saurais peut-être moins de gré de défendre le roi. Il pourrait n’être qu’un serviteur fidèle et persévérant de la royauté, cela serait beau encore, mais cela serait moins beau qu’un dévouement qui est toujours en sens contraire de la fortune, et qui s’attache non à un homme, mais à un principe, non à une cause, mais à la justice. Et de même, s’il n’avait pas défendu le roi, je pourrais croire qu’en défendant le colporteur, Malesherbes cherchait la popularité, ou bien encore que c’était un philosophe qui servait son parti. L’avocat du roi témoigne de la sincérité de l’avocat du colporteur, et l’avocat du colporteur témoigne de la liberté d’esprit et de la fermeté de conscience de l’avocat du roi. À Bicêtre comme au Temple, la justice était également outragée, et c’est là ce qui soulevait la conscience de Malesherbes[15]. Non que je veuille dire que Malesherbes n’ait été au Temple que par amour de la justice, il y a été par amour du roi. Ne faisons pas de ce bon et grand homme une statue de justice et d’équité impassible. Il aimait le roi, il aimait le martyr qu’il pleurait et défendait. La bonté et la tendresse ne manquaient pas à cette âme courageuse et à cet esprit élevé. Il aimait sa famille, ses enfans, ses amis, son roi. Il n’avait rien du magistrat guindé, rien du philosophe gourmé ; il était simple, gai, dispos, ouvert, presque gaillard, et un de ceux qui dans leur jeunesse ont vu M. de Malesherbes me disait qu’il se souvenait d’avoir dansé une ronde avec lui à la campagne, dans une fête de famille. Il n’y avait donc en lui rien qui sentît l’apprêt et le cérémonial. Il pensait que la dignité n’est point dans la raideur, et loin que cette bonhomie de M. de Malesherbes me gâte sa noble figure, elle l’achève et la complète. J’aime que le martyr ait été gai et d’humeur douce et facile, qu’il soit pour ainsi dire un d’entre nous, et qu’il se soit élevé jusqu’au dévouement par l’essor naturel de ses bons sentimens, sans qu’il y ait rien dans sa vertu qui décourage l’humanité à force de la surpasser ; j’aime surtout que cet homme aimable et gai ait su devenir un martyr, montrant par là que sa gaieté n’était ni de la légèreté ni de l’insouciance, de même que j’aime aussi que le philosophe libéral et l’ami de Rousseau ait défendu le roi, montrant par là à tout le monde qu’il n’y avait dans son amour de la liberté ni fanatisme philosophique ni calcul ambitieux ou vaniteux.

À ces qualités de M. de Malesherbes, il en manque une dernière : quoique puissant, quoique populaire, il était modeste ; il fut nommé à l’unanimité membre de l’Académie française pour y représenter une gloire nouvelle des lettres en France, l’éloquence politique, que les événemens semblaient rendre à la France dans les remontrances des parlemens, qu’on prenait pour des harangues dignes, disait-on, de Démosthènes et de Cicéron. Personne ne s’y trompait moins que M. de Malesherbes, et il écrivait le 22 novembre 1790 à M. Boissy d’Anglas une lettre noble et judicieuse, où il appréciait avec une admirable modestie les éloges qu’il avait reçus sur son éloquence politique. « Dans le temps, dit-il, que la magistrature était l’idole de la nation, on m’a donné, ainsi qu’à plusieurs de mes confrères, des éloges dont je n’ai jamais été engoué, parce que je les trouvais exagérés. On exaltait nos talens, on m’a couronné moi-même de la palme académique, au retour de notre exil, avec une sorte d’acclamation. J’ai toujours pensé et toujours dit que nos talens, qui brillaient beaucoup sur notre théâtre, où nous étions les seuls, se trouveraient très inférieurs à bien d’autres, quand nous aurions pour concurrens tous les citoyens qui seraient admis comme nous à plaider la cause du peuple. On exaltait le courage avec lequel nous nous exposions à des actes de despotisme… À présent je dirai que ceux dont le devoir est de dire hautement la vérité avaient besoin de beaucoup moins de courage pour braver les lettres de cachet qu’il n’en faut aujourd’hui pour s’exposer aux assassinats et aux incendies. — Je déclare donc que je renonce sans regrets aux éloges excessifs dont on nous a comblés. Je me restreins à ce que je crois qui m’est dû. Si j’ai quelques droits à l’estime publique, c’est pour avoir été le défenseur des droits du peuple dans un temps où ce rôle ne conduisait pas, comme à présent, à devenir une des puissances de l’état ; c’est pour avoir combattu le plus fortement que je l’ai pu le despotisme ministériel, lorsque, par ma position, je pouvais aspirer aux faveurs du roi promises par les ministres[16]. »

On voit que dans cette lettre la modestie de Malesherbes est accompagnée d’une juste fierté. Tout en lui est tempéré ainsi et relevé admirablement, la modestie par la fierté, la gaieté par la fermeté, l’amour de la liberté par le dévouement au roi ; il est grand par l’équilibre des qualités de son âme.


III

J’ai voulu montrer un instant l’ami et le correspondant de Rousseau avant d’étudier ces quatre lettres à M. de Malesherbes, qui sont l’ébauche des Confessions. Dans les Confessions, Rousseau a voulu raconter sa vie et expliquer son caractère tout entier ; dans ses lettres à M. de Malesherbes, il veut bien aussi révéler son caractère, mais il y a un point surtout qu’il veut expliquer, parce que c’est sur ce point que le monde avait le plus causé et le plus médit, c’est-à-dire sa misanthropie et sa retraite à la campagne. Le XVIIIe siècle, qui était essentiellement mondain, ne comprenait guère cette rupture que Jean-Jacques Rousseau avait faite avec le monde en allant s’établir à l’Ermitage d’abord, à Montmorency ensuite, et en y passant résolument l’hiver comme l’été. Un homme de lettres vivre à la campagne au lieu de vivre dans les salons de Paris, chose étrange assurément ! De là les conjectures et les médisances. C’était misanthropie, disaient les uns, et quasi-méchanceté ; c’était pure affectation, disaient les autres, et désir de faire parler de lui. Rousseau ne veut passer ni pour un méchant ni pour un quêteur d’originalité. Il n’est rien moins qu’un misanthrope. « Il a le cœur très aimant, dit-il à M. de Malesherbes, mais un cœur qui peut se suffire à lui-même. J’aime trop les hommes pour avoir besoin de choisir parmi eux ; je les aime tous, et c’est parce que je les aime que je hais l’injustice ; c’est parce que je les aime que je les fuis ; je souffre moins de leurs maux quand je ne les vois pas. Cet intérêt pour l’espèce suffit pour nourrir mon cœur ; je n’ai pas besoin d’amis particuliers[17]. » Paroles singulières, mais que je crois sincères, et qui, outre leur sincérité, ont le mérite de nous mettre tout près de la vérité. Oui, Rousseau aime l’humanité, et il ne peut pas supporter les individus. Est-ce la faute des individus ? est-ce la sienne ? C’est la sienne et la leur. Vue de loin et prise en général, l’humanité peut être aimée sans beaucoup de peine. Quant aux individus, c’est tout différent. Ils ont toute sorte de défauts d’autant plus insupportables, que ce sont les nôtres vus dans autrui. Ils ont surtout un amour-propre qui nous irrite d’autant plus, qu’il s’irrite lui-même contre le nôtre. De là l’ordinaire incompatibilité des individus entre eux. Ceux qui aiment véritablement les hommes sont ceux qui supportent patiemment les individus. Sans cela, l’amour de l’humanité est une idée qui échauffe le cerveau ; elle n’est point une affection qui remplit la vie. Rousseau, à cause de ses propres défauts et à cause de ceux des autres, ne pouvait pas supporter le monde, c’est-à-dire le commerce des individus ; mais il aimait sans peine l’humanité, et cet amour, comme il le dit, suffisait à nourrir son cœur. « Les moindres devoirs de la vie civile me sont insupportables, dit-il dans sa première lettre ; un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès qu’il le faut, sont pour moi des supplices… » Rousseau attribue cette répugnance à sa paresse plus qu’à son orgueil. Il y a des deux ; mais il y a surtout cette disposition que les individus ont de ne point se céder les uns aux autres. Or cette disposition n’est autre chose que l’amour-propre, qui engage habilement à son service toutes les autres passions de l’âme : la paresse, pour avoir droit de repousser tout assujettissement, et l’amour de l’humanité, pour avoir droit de n’aimer personne.

Il est des hommes qui, ne pouvant pas supporter les autres, semblent faits pour vivre seuls, mais qui, ne pouvant pas se supporter eux-mêmes, sont incapables de la solitude. Rousseau, grâce à Dieu, n’en était pas là ; il y vint plus tard, quand, voulant la solitude par caractère et voulant par amour-propre que cette solitude devînt le point de mire du monde entier, ayant besoin du bruit que fait la réputation et ayant besoin aussi de la paix que fait le silence et l’obscurité, ces tiraillemens, ajoutés à la manie de soupçons et d’ombrages qu’il avait au fond de son esprit, devinrent une maladie dont les noirs accès lui rendirent enfin la vie insupportable. Quand il écrivait à M. de Malesherbes, Rousseau avait déjà de la répugnance contre le monde ; mais il n’avait ni inquiétude ni ennui à se trouver seul. La solitude au contraire lui était douce, et surtout la solitude à la campagne, c’est-à-dire le calme de la nature vivante. Il peuplait cette solitude de ses pensées et de ses rêves. « Je trouve mieux mon compte, dit-il, avec les êtres chimériques que je rassemble autour de moi qu’avec ceux que je vois dans le monde, et la société dont mon imagination fait les frais dans ma retraite achève de me dégoûter de toutes celles que j’ai quittées. Vous me supposez malheureux et consumé de mélancolie ; oh ! monsieur, combien vous vous trompez ! C’est à Paris que je l’étais, c’est à Paris qu’une bile noire rongeait mon cœur[18]. » Cette imagination avait besoin pour s’animer tout entière, pour arriver à l’état de rêve et pour rendre Rousseau tout à fait heureux, elle avait besoin de l’aspect des champs, des bois, des eaux, du ciel, de tout ce qui compose le spectacle varié et paisible de la nature. Le XVIIIe siècle a eu beaucoup de poètes descriptifs, Saint-Lambert, Roucher, Rosset, l’abbé Delille surtout, dont le nom a rempli aussi les premières années du XIXe siècle, et qui a passé si rapidement qu’il ne peut manquer d’avoir un retour. Cependant, quand je cherche quel a été le véritable poète descriptif du XVIIIe siècle, c’est à Jean-Jacques Rousseau que je reviens, parce que c’est lui qui a exprimé avec le plus de grâce et le plus de force le charme et la grandeur qui sont dans la nature, parce que c’est lui surtout qui a mêlé le plus naturellement la pensée et le sentiment de l’homme à la peinture des choses. Or c’est la le point capital de la poésie descriptive en littérature et du paysage en peinture. Il faut que l’homme et sa pensée se retrouvent toujours quelque part dans le paysage et dans le poème descriptif. Tout paysage qui ne passe pas par l’œil de l’homme, et qui n’est point rendu par l’art tel que l’a vu l’œil de l’homme, est froid et glacé, et cela pour deux raisons qui se tiennent de près. La première, c’est que l’œil de l’homme illumine la nature et l’anime ; la seconde raison, c’est que l’œil de l’homme se voit, pour ainsi dire, lui-même en même temps qu’il voit la nature. Il se met involontairement dans le tableau qu’il fait, il y met sa pensée, son souvenir, l’idée de sa vie ou l’idée de sa mort, pastor in Arcadià ! et c’est par là que le paysage ou le poème nous plaît. Otez l’homme ou son souvenir, le paysage n’est plus qu’un plan plus ou moins bien colorié, et le poème n’est plus qu’un inventaire où la périphrase remplace le mot propre. Le défaut des poètes descriptifs du XVIIIe siècle, c’est d’avoir beaucoup décrit la nature et de l’avoir peu sentie, ou bien ils substituent la réflexion à l’émotion. « Les anciens aimaient et chantaient la campagne, dit Saint-Lambert dans la préface de son poème des Saisons, nous admirons et nous chantons la nature. » En parlant ainsi, Saint-Lambert croit mettre les modernes au-dessus des anciens, et il n’exprime, selon moi, que leur infériorité. La nature ne vaut pas la campagne. Qu’est-ce que la nature ? C’est tout et ce n’est rien. Est-ce le riant aspect des champs ? Mais quels champs ? Ceux de mon pays natal, ceux où mes pères ont vécu, ceux où j’ai grandi, ceux où mes enfans sont nés ? Je n’en sais rien ; ce sont ceux-là, mais ce sont aussi ceux du monde entier. Est-ce le ciel étoilé des belles nuits d’été ? — Oui, mais c’est aussi l’astronomie. — Est-ce la rosée qui brille le matin sur la pointe des herbes ? — Oui, mais c’est aussi la physique. La nature est tout ce que vous voudrez, la science, la philosophie, la morale même, comme le disent quelques-uns ; mais ce n’est pas la campagne, c’est-à-dire ce petit coin de terre que je connais et que j’aime, où j’ai passé mes premiers ou mes derniers jours, que ma vie traverse, mais où elle s’arrête par la pensée. Et ne croyez pas que je confonde ici la campagne et la propriété. Non, je n’ai pas besoin d’être grand ou petit terrien pour sentir et pour aimer la campagne. Simple voyageur, le lieu où je m’arrête, s’il est quelque peu gracieux, ou plutôt s’il est conforme à ma pensée, car c’est là le grand point, je me l’approprie par ma rêverie, je m’en pénètre ; j’en reçois je ne sais combien d’émotions touchantes et douces que je lui rends, pour ainsi dire, en lui prêtant aussi je ne sais combien de charmes qu’il n’avait pas jusque-là et qu’il n’aura peut-être que pour moi. Il se fait entre ce muet aspect et moi mille confidences fugitives et charmantes, un entretien infini et rapide, où mes pensées, éveillées par les gracieuses images qui lui viennent de toutes parts, courent d’un objet à l’autre, sans jamais se lasser. Voilà la campagne comme l’aimaient les anciens et comme ils la chantaient :


O ubi campi
Sperchiusque et virginibus bacchata Lacœnis
Taygeta ! quis me gelidis in vallibus Hœmi
Sistat, et ingenti ramorum protegat timbrà !


La nature a beau être immense ; sa grandeur abstraite ne remplace pas le charme personnel de la campagne. Il en est, pour ainsi dire, de la nature comme de l’humanité : aimer l’humanité, c’est souvent n’aimer personne ; aimer la nature, ce n’est pas non plus aimer la campagne, qui a quelque chose d’individuel, qui est un bois situé au penchant d’une colline, un ruisseau qui court dans la prairie, rien de général, rien qui contienne plus d’une ou deux images, rien qui soit à embrasser par la réflexion, ne pouvant pas être embrassé par le regard.

Rousseau n’aime pas la nature, quoiqu’il se serve souvent de ce mot abstrait, qui était le mot à la mode ; il aime la campagne comme l’aimaient les anciens, et il la chante comme eux, c’est-à-dire qu’il exprime comme eux le charme qu’il y trouve, et qu’en l’exprimant, il le fait sentir. C’est par là qu’il est le seul grand poète descriptif du XVIIIe siècle. Entendons-nous bien, je ne veux pas dire que Rousseau, quand il est en face de la campagne ou de la nature (confondons maintenant les deux mots après avoir distingué les deux sentimens différens qu’ils expriment chez les anciens et chez les modernes), je ne veux pas dire que Rousseau s’interdise les réflexions générales, et que ses pensées ne s’élèvent pas du particulier au général, de la campagne à la nature et de la nature à Dieu. Le mérite de Rousseau, et ce qui donne à ses paysages une vie admirable, c’est précisément ce mélange perpétuel des émotions ou des réflexions de l’homme au grand spectacle de la nature. Il ne laisse jamais la nature seule, et il a raison. L’homme ne peut pas vivre seul, la nature non plus. Elle ne peut pas plus se passer de l’homme que l’homme ne peut se passer d’elle ; ils ont besoin l’un de l’autre pour avoir tout leur prix dans l’art comme dans le monde.

Faut-il justifier ce que je viens de dire de Rousseau par une citation prise dans une de ses lettres à M. de Malesherbes ? J’hésite, car si je me mets à citer, je ne pourrai pas m’arrêter, tant le poète, une fois que nous aurons commencé à l’écouter, nous entraînera avec lui jusqu’au bout. J’essaie cependant : « Quels temps, monsieur, dit-il à M. de Malesherbes dans sa troisième lettre, quels temps croiriez-vous que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse ; ils furent trop rares, trop mêlés d’amertume et sont déjà trop loin de moi. Ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j’ai passés avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres ni visites n’en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins que je remplissais tous avec plaisir, parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de dîner pour échapper aux importuns et me ménager une plus longue après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardens, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate (son chien), pressant le pas dans la crainte que quelqu’un ne vînt s’emparer de moi avant que j’eusse pu m’esquiver ; mais quand une fois j’avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençais à respirer en me sentant sauvé, en me disant : me voilà maître de moi pour le reste du jour ! J’allais alors d’un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien ne montrant la main des hommes n’annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier et où nul tiers importun ne vînt s’interposer entre la nature et moi. C’était là qu’elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L’or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d’un luxe qui touchait mon cœur. La majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m’environnaient, l’étonnante variété des arbres et des fleurs que je foulais sous mes pas, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d’observation et d’admiration : le concours de tant d’objets intéressans qui se disputaient mon attention, m’attirant sans cesse de l’un vers l’autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent redire en moi-même : Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l’un d’eux[19].

« Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt d’êtres selon mon cœur, et chassant bien loin l’opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter. Je m’en formais une société charmante dont je ne me sentais pas indigne ; je me faisais un siècle d’or à ma fantaisie, et remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m’avaient laissé de doux souvenirs et de toutes celles que mon cœur pouvait désirer encore, je m’attendrissais jusqu’aux larmes sur les vrais plaisirs de l’humanité, plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes. Oh ! si dans ces momens quelque idée de Paris, de mon siècle et de ma petite gloriole d’auteur venait troubler mes rêveries, avec quel dédain je la chassais à l’instant pour me livrer sans distraction aux sentimens exquis dont mon âme était pleine !… Bientôt de la surface de la terre j’élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l’Être incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas ; je me sentais avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers, je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimais à me perdre en imagination dans l’espacé ; mon cœur resserré dans les bornes des êtres s’y trouvait trop à l’étroit ; j’étouffais dans l’univers, j’aurais voulu m’élancer dans l’infini. Je crois que si j’eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase, à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui dans l’agitation de mes transports me faisait écrier quelquefois : O grand Être ! ô grand Être ! sans pouvoir dire ni penser rien de plus[20]. »

Quelle sublime méditation qui commence par les genêts et les bruyères et qui finit par le Dieu créateur et conservateur ! Voilà bien le mouvement de la pensée humaine devant la nature ; elle jouit du spectacle des choses et peu à peu elle réfléchit sur leur cause, sans pourtant jamais perdre terre, car c’est de là qu’elle a pris son vol, et c’est là qu’elle revient avec charme, tant elle est sûre d’y trouver toujours de quoi voir et de quoi rêver. Ce retour de la pensée, ce retour naturel et simple, qui n’est pas une chute ni un désappointement, Rousseau a su le peindre avec le même attrait qu’il a peint l’essor de sa pensée vers Dieu. « Je revenais à petits pas, dit-il, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content ; je me reposais agréablement au retour, en me livrant à l’impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je trouvais mon couvert mis sur ma terrasse ; je soupais de grand appétit dans mon petit domestique : nulle image de servitude et de dépendance ne troublait la bienveillance qui nous unissait tous ; mon chien lui-même était mon ami et non mon esclave ; nous avions toujours la même volonté, mais jamais il ne m’a obéi. Ma gaieté durant toute la soirée témoignait que j’avais vécu seul tout le jour. J’étais bien différent quand j’avais vu de la compagnie : j’étais rarement content des autres et jamais de moi. »

Voilà ce que j’appelle un véritable paysage ou un véritable poème descriptif, c’est-à-dire un poème qui ne décrit pas toujours, où l’homme se mêle aux choses, où l’émotion succède à l’observation, où les détails les plus simples conduisent aux pensées les plus élevées, ou nous en délassent, le tout sans effort et sans calcul, par le simple mouvement de l’esprit et du cœur de l’homme. Comparez à cette admirable idylle les poèmes descriptifs du XVIIIe siècle : quelle froideur ! quels détails minutieux et languissans, parce que l’homme n’y a de part que pour les voir et pour les énumérer ! Ou s’il réfléchit sur l’or des genêts et sur la pourpre des bruyères, sur les charmes ou les grandeurs de la nature que Rousseau sent et goûte si bien, la réflexion est abstraite et générale. Saint-Lambert veut-il peindre l’enchantement que cause le spectacle de la nature dans un beau jour d’été, veut-il nous représenter cette ivresse pleine d’admiration, et par conséquent douce et noble à la fois, que nous inspirent ces rians aspects, il s’écriera :


Au réveil de l’Amour, de Flore et du Zéphir,
Quand chacun de nos sens nous apporte un plaisir,
On jouit au hasard, et la joie insensée
À notre âme en tumulte interdit la pensée ;
Mais ici mon bonheur me laissait réfléchir,
Et même la raison m’invitait à jouir.


Dites maintenant que dans la poésie descriptive ou dans le paysage ce n’est point le spectateur qui fait l’intérêt du spectacle ! car enfin les idées qu’exprime ici Saint-Lambert sont tout près de celles de Rousseau ; quelle distance pourtant et quelle différence ! L’un nous dit qu’il y a la de quoi réfléchir et jouir, ce qui est très vrai ; mais ce que je vous demande, ô poète, c’est de réfléchir et de jouir vous-même comme le fait Rousseau ; c’est de me faire partager le charme de votre jouissance et l’essor de vos pensées !

Je ne suis point le prôneur de notre siècle, mais je crois que la poésie du XIXe siècle l’emporte en beaucoup de points, sinon en tous, sur la poésie du XVIIIe. Nous l’emportons par exemple dans la poésie lyrique et dans la poésie descriptive, et ce qui fait la supériorité de la poésie descriptive de nos jours, c’est qu’elle ne décrit pas seulement les choses, elle mêle partout la pensée de l’homme à la description de la nature. Voyez, dans les Feuilles d’Automne, de M. Victor Hugo, la pièce intitulée : Ce qu’on entend sur la montagne. Il y a beaucoup de la mélancolie préméditée des poètes de nos jours, mais il y a partout l’opposition ou le mélange de l’homme et de la nature. Le poète sur la montagne, en face de la mer, qu’il décrit en vers souvent admirables, le poète entend deux voix :

Frères, de ces deux voix étranges, inouies,
Sans cesse renaissant, sans cesse évanouies,
Qu’écoute l’Éternel durant l’éternité,
L’une disait nature ! et l’autre humanité !

Assurément j’aimerais mieux, pour mon goût particulier, que la nature et l’humanité eussent des traits plus distincts que ceux que leur donne le poète, j’aimerais mieux que la nature fût la campagne celle d’Horace ou celle de Rousseau, celle que mon œil peut embrasser, ou celle qu’aiment mes souvenirs d’enfance. J’aimerais mieux aussi que l’humanité fût un homme, vous ou moi, avec un cœur qui fût à vous ou à moi, et non à tout le monde, avec une pensée qui créât et qui distinguât ma personne. Je me défie de l’humanité, parce que je ne crois pas qu’elle ait une âme qui la constitue, et quoi qu’en dise le poète, je suis plus sûr d’être devant Dieu avec mon âme individuelle, toute petite et toute faible qu’elle est, que je ne suis sûr que l’humanité existe devant Dieu. Dieu n’a pas besoin d’abstraire et de généraliser ; il voit tout en même temps. Mais après ces réserves, revenant à mon idée principale, c’est-à-dire à la supériorité de la poésie descriptive du XIXe siècle sur celle du XVIIIe, cette supériorité vient, selon moi, du perpétuel et heureux mélange de la peinture des choses et de l’expression des sentimens humains. Les poètes de nos jours ont mêlé la poésie lyrique à la poésie descriptive, et ils ont admirablement relevé l’une par l’autre. La description en effet ne languit plus, étant animée par l’émotion du poète, et les sentimens du poète lyrique ne risquent pas non plus de tomber dans le caprice ou la fantaisie, étant à leur tour vivifiés par le spectacle de la nature :

Enivrez-vous de tout (dit encore M. Hugo), enivrez-vous, poètes,
Des gazons, des ruisseaux, des feuilles inquiètes,
Du voyageur de nuit dont on entend la voix,
De ces premières fleurs dont février s’étonne,
Des eaux, de l’air, des prés et du bruit monotone
Que font les chariots qui passent dans les bois.

Voilà la description brillante, pleine d’images, et qui peut-être même en a trop. Vient maintenant le précepte de ne point laisser seule et languissante cette belle et grande nature, mais d’y mêler les émotions de l’homme, afin de lui donner le genre de vie qu’elle n’a pas et qu’il faut qu’elle ait pour nous plaire longtemps :

Si vous avez en vous, vivantes et pressées,
Un monde intérieur d’images, de pensées,
De sentimens, d’amour, d’ardente passion,
Pour féconder ce monde, échangez-le sans cesse
Avec l’autre univers visible qui nous presse !
Mêlez toute votre âme à la création !

Ici encore le poète grandit ou grossit un peu trop le rôle du poète ou du spectateur ; mais le précepte est vrai. Seulement rassurons-nous, tous tant que nous sommes, hommes faibles et médiocres : on n’a pas besoin d’un monde de pensées et de passions pour animer la nature. Elle s’anime à moins de frais, et la plus simple pensée, le sentiment le plus familier, le sentiment de la famille et du bonheur domestique, ou l’idée à la fois la plus simple et la plus élevée, celle de Dieu, qui convient et se proportionne à tout le monde, aux petits comme aux grands, aux ignorans comme aux savans, suffisent pour animer la nature. Toutes les âmes, même les plus humbles, peuvent se mêler à la création, qui accepte toutes les offrandes, celle du pauvre comme celle du riche.

J’ai voulu suivre un instant l’expression de l’amour de la campagne ou de la nature, c’est-à-dire l’histoire de la poésie descriptive depuis Rousseau jusqu’à nos jours. C’est lui en effet qui inspira au XVIIIe siècle cet amour de la campagne qui fut d’abord une mode, et qui peu à peu est devenu un goût. Le XVIIIe siècle vantait la campagne et l’habitait peu. Cependant, comme la campagne a un charme qui lui est propre, comme elle a surtout le calme qui est, dans certains momens de la vie et de l’âme, le plus vif de nos besoins, ses prôneurs finirent par l’aimer, et de ce côté encore la prédication de Rousseau, appuyée cette fois de son exemple, eut une immense influence. Cet amour de la campagne a eu aussi sur Rousseau un heureux effet : il ne l’inspira pas seulement à l’Ermitage et à Montmorency pendant qu’il composait la Nouvelle Héloïse, l’Émile et le Contrat social ; il l’a soutenu pendant le reste de sa vie errante, quand il luttait contre les inquiétudes maladives de son imagination ; il lui a donné enfin les derniers momens de plaisir, je ne puis pas dire de calme, et les dernières consolations qu’il ait eus dans sa vie.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Correspondance, édit. Furne, p. 286, t. IV.
  2. « Quid tibi prodest si eges facultate et ardes cupiditate ? » — « Forte in divite est pecunia et non avaritia ; et in paupere non est pecunia, sed avaritia. » (Saint Augustin, sur le psaume 51.)
  3. « Funus divitis antecedit lugubris turba servorom, feretrum pauperis praecedit angelorum psallentium multitudo. » (Saint Chrysostôme, sermon 121.)
  4. Page 827.
  5. Troisième dialogue, Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 131, édit. Furne.
  6. « Passant ma vie avec moi, je dois me connaître, et je vois, par la manière dont ceux qui pensent me connaître interprètent mes actions et ma conduite, qu’ils n’y connaissent rien. Personne au monde ne me connaît que moi seul. » (Première lettre à M. de Malesherbes.)
  7. Essai sur la Vie, les Écrits et les Opinions de M. de Malesherbes, par M. Boissy d’Anglas, t. Ier, p. 395.
  8. Ibid., t. Ier, p. 504.
  9. Les mémoires sur la librairie avaient été rédigés en 1758 pour le dauphin fils de Louis XV et père de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X.
  10. Voyez la Correspondance inédite de Voltaire, t. Ier, p. 229 et suivantes ; chez Furne, 1856.
  11. Édition de l’Essai sur les Mœurs, par Néaulme, libraire de La Haye. Lettre du 29 mars 1754.
  12. 28 février 1754.
  13. « Unde esset magnum perseverare, nisi inter molestias, tentationes et scandala esset perseverandum ? » (Saint Augustin, sur le psaume 51.)
  14. Boissy d’Anglas, t. II, p. 83, etc.
  15. « Vaviata sunt tempora, non fides. » (Saint Augustin, sur le psaume 50.)
  16. Boissy d’Anglas, t. II, p. 213, etc.
  17. Lettre quatrième.
  18. Lettre première.
  19. « Nec Salomon, in omni gloria sua, coopertus est sicut unum ex illis. » (Saint Matth., ch. VI, vers. 29.)
  20. Lettre troisième.