Jean-Jacques Rousseau (Lemaître)/Dixième conférence
DIXIÈME CONFÉRENCE
Lorsque Rousseau eût terminé la rédaction désordonnée et douloureuse des cinq cent quarante pages de ses Dialogues, il se demanda comment il ferait parvenir cette apologie à la connaissance des hommes.
Le plus simple eût été de porter son manuscrit chez le libraire Duchesne ou le libraire Pissot qui eussent accueilli avidement cette aubaine. Mais Jean-Jacques se méfiait du monde entier. — Les « coquilles » qui se rencontraient dans ses livres imprimés, il les attribuait à la malice de ses ennemis ; et il criait qu’« on » défigurait ses ouvrages pour le perdre.
Il était dans un état d’âme proprement mystique. Il se voyait comme le saint homme Job sur son fumier, délaissé de tous, et n’ayant de recours qu’en Dieu. Mais, parmi ses souffrances, son incroyable optimisme, — fils du rêve, — ne faisait même pas à Dieu les objections de Job. Il semble qu’à ce moment-là, les vertus dont il avait le germe se fussent parachevées en lui et que les autres lui fussent venues : douceur, charité, résignation, simplicité, désintéressement, goût de la sainte pauvreté ; toutes, dis-je, sauf l’humilité. Mais, du moins, sa soumission à Dieu et son détachement du monde étaient complets.
Je doute, écrit-il, que jamais mortel ait mieux et plus sincèrement dit à Dieu : Que ta volonté soit faite, et ce n’est pas sans doute une résignation fort méritoire à qui ne voit plus rien sur la terre qui puisse flatter son cœur.
Et c’est pourquoi il eut la pensée de s’en remettre à Dieu du sort de son manuscrit. Il le recopia de sa plus belle plume de calligraphe et d’ouvrier graveur et résolut, — lui calviniste, mais qui communiquait avec Dieu par-dessus les religions, — d’aller déposer le paquet sur le grand autel de l’église de Notre-Dame, « espérant que le bruit de cette action ferait parvenir son manuscrit sous les yeux du roi ».
Le samedi, 24 février 1776, ayant enveloppé le manuscrit des Dialogues et y ayant mis cette suscription : « Dépôt confié à la Providence », il se rendit sur les deux heures à Notre-Dame et marcha vers le grand autel.
Mais toutes les grilles du chœur étaient fermées. Rousseau fut bouleversé par cette sorte de refus de Dieu. Il sortit rapidement de l’église, « résolu, dit-il, de n’y rentrer de ses jours ».
Il copie ses cinq cent quarante pages une troisième fois, cherche des mains sûres où il puisse les remettre, et n’en trouve pas. Il arrive alors à la résignation parfaite :
J’ai donc pris enfin mon parti tout à fait ; détaché de tout ce qui tient à la terre et des insensés jugements des hommes, je me résigne à être à jamais défiguré parmi eux… Ma félicité doit être d’un autre ordre ; ce n’est plus chez eux que je dois la chercher… Délivré même de l’inquiétude de l’espérance ici-bas, je ne vois plus de prise par laquelle ils puissent encore troubler le repos de mon cœur.
Il vit ainsi deux ans encore, rêvant, herborisant, copiant de la musique, — consolé un peu par quelques adorateurs patients. Mais ses maux physiques redoublent. Thérèse aussi tombe malade. Rousseau n’est pas assez riche pour payer une servante. Ses douze cents ou quatorze cents francs de rente viagère (car il varie sur le chiffre) et ce que lui rapportent ses copies, lui permettrait de se mettre en pension, avec Thérèse, dans quelque établissement décent. Mais ce serait trop simple. — Un peu auparavant, par un geste ordinaire aux monomanes de son espèce, il avait écrit et fait distribuer deux circulaires « au peuple français », l’une pour protester contre la falsification de ses livres par les libraires, l’autre pour proclamer son innocence et la scélératesse de ses ennemis. Il en rédige une troisième, où il expose sa détresse depuis la maladie de Thérèse et demande, pour lui et pour elle, le vivre et le couvert à qui voudra les leur donner, offrant en retour « ce qu’il a d’argent, d’effets et de rentes ».
C’est alors qu’il accepte de s’installer à Ermenonville, chez le marquis de Girardin, — homme excellent, qui obligeait ses enfants à aller décrocher leur déjeuner au haut d’un mât, et qui finit dans le mesmérisme. Et c’est à Ermenonville que Jean-Jacques meurt quarante-deux jours après. Et l’on ne saura jamais avec certitude s’il s’est suicidé ou s’il est mort naturellement ; car les certificats de médecins, dans ces affaires, ne prouvent pas grand’chose ; et l’un de ses meilleurs amis, Corancez, croit au suicide ; et M. Berthelot, qui a tenu dans ses mains le crâne de Jean-Jacques (le 18 décembre 1897) écarte bien sans doute le suicide par un coup de pistolet dans la tête, mais non par le poison, ou un coup de pistolet au cœur. La piété de Rousseau me ferait croire à la mort naturelle ; mais à cette époque, il n’était plus toujours maître de ses actes… Donc, je ne sais pas.
Or, dans ses deux dernières années, c’est-à-dire dans un temps où il donnait les signes les plus évidents de folie, il écrivait les dix chapitres des Rêveries d’un promeneur solitaire, c’est-à-dire le plus beau (avec les Confessions), le plus original, le plus immortellement jeune de ses livres.
Ce sont des impressions, des souvenirs, des récits de promenade, des descriptions, des examens de conscience, souvent des sortes de soliloques d’un ton religieux :
Livrons-nous tout entier, dit-il, à la douceur de converser avec mon âme, puisqu’elle est la seule (cette douceur) que les hommes ne puissent m’ôter.
J’ai déjà, au cours de mes leçons, puisé plusieurs fois dans les Rêveries. On y trouve, plus encore que dans les Dialogues, un détachement parfait, l’abandon total à Dieu :
Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m’y faire ni bien ni mal… et m’y voilà tranquille au fond de l’abîme, pauvre infortuné, mais impassible comme Dieu même.
« Comme Dieu même ? » Réveil d’orgueil. Quand sera-t-il humble ? Ne saura-t-il jamais que l’humilité n’est pas seulement la plus religieuse, mais aussi la plus philosophique des vertus ? Se résigner à n’être que le peu qu’on est, et craindre de surfaire ce peu, n’est-ce point l’achèvement de la sagesse ?
Il est sur la voie pourtant… Il est moins indulgent pour lui-même. — Proche de la mort, — des fautes qui lui reviennent du fond de son passé, il en retient deux seulement : et nous connaissons à cela que ce sont à ses yeux ses deux plus grandes fautes, ses deux remords. C’est d’abord l’abandon de ses enfants, — et c’est aussi, — cinquante ans après, — le mensonge par lequel il accusa la pauvre Marion d’avoir volé le ruban…
Et là-dessus vient une dissertation pénétrante et stricte sur le mensonge, comme d’un pénitent qui a souvent menti dans sa vie, et qui en souffre. Et cela, — pour la première fois, et la seule, — l’amène à un sentiment qui est bien, enfin, de l’humilité, ou qui en est bien proche :
Ce qui me rend plus inexcusable est la devise que j’avais choisie (Vitam impendere vero). Cette devise m’obligeait plus que tout autre homme à une profession étroite de la vérité… Voilà ce que j’aurais dû me dire en prenant cette fière devise, et me répéter sans cesse tant que j’osai la porter. Jamais la fausseté ne dicta mes mensonges, ils sont tous venus de faiblesse, mais cela m’excuse bien mal. Avec une âme faible, on peut tout au plus se garantir du vice ; mais c’est être arrogant et téméraire d’oser professer de grandes vertus.
Ici, vraiment, il commence à se connaître. Cependant, il ne voit encore et ne condamne que les mensonges de sa vie, — non les mensonges, plus funestes, de ses livres. Ceux-là, il mourra sans les connaître, car ils sont toute son âme, où l’aveugle sensibilité est reine.
Enfin, c’est dans la cinquième Promenade, plus encore que dans le voyage de Saint-Preux aux montagnes du Valais (Nouvelle Héloïse, I, lettre 23), plus encore que dans le pèlerinage de Saint-Preux et de Julie à la Meilleraye (IV, lettre 17), que Rousseau apporte, en toute vérité, une façon nouvelle, — nouvelle par le degré, nouvelle par l’insistance, — de voir, de sentir, d’aimer et de décrire la nature.
Sur quoi l’on se demande : — Comment peut-il être fou, et écrire en même temps des choses si parfaites, si émouvantes et si belles ? Je réponds : — C’est peut-être qu’au fond il l’a toujours été, — par intermittence, mais toujours de la même manière et à toutes les époques de sa vie.
En quoi consiste, en effet, la folie avérée de ses années déclinantes ? — Il est sensible, tendre, crédule. Il se jette à la tête d’un homme à qui il prête toutes les vertus et dont il croit être adoré. Puis il s’aperçoit que son nouvel ami est inférieur à l’image qu’il s’en formait, et aussi que cet ami aime moins qu’il n’est aimé. Douloureusement déçu, il se croit trahi ; et de cette prétendue trahison de quelques personnes, il conclut à une trahison universelle, à un vaste complot organisé contre lui. Déformation des choses par la sensibilité et généralisation hâtive, tel est le cas de Rousseau, flagrant surtout dans ses Dialogues.
Mais ne déforme-t-il pas la réalité de la même manière dans ses autres écrits ?
Croire la nature bonne parce qu’il se sent bon en suivant la nature, c’est-à-dire en faisant tout ce qui lui plaît ; croire la société mauvaise parce qu’il a souffert de la société, et conclure de tout cela que c’est la société qui a corrompu la nature ; — ou bien, parce qu’il aime la vertu surtout dans ses gestes exceptionnels, et parce qu’il n’a pas les sens jaloux, et qu’il n’a guère connu, de la passion, qu’une certaine langueur à la fois brûlante et inactive, croire qu’un mari, une femme, son ancien amant et une tendre amie de cet amant pourront vivre tranquillement ensemble sans avoir entre eux rien de caché, trois de ces personnages n’ayant d’ailleurs d’autre occupation que d’adorer, ménager et soigner l’amant, qui est Rousseau lui-même sous le nom de Saint-Preux ; — ou bien, parce qu’il se ressouvient vivement de la cordialité de quelque fête municipale dans sa petite république, et parce qu’un jour il a pleuré de tendresse de se sentir en communion civique avec ses chers Genevois retrouvés, croire que c’est assurer le bonheur et la liberté de l’homme que de le livrer tout entier à l’État ; — ou bien, dans sa vie même, parce qu’il aime la vertu, se croire vertueux, et, parce qu’il est sensible, se croire le meilleur des hommes, et le croire au point où il le croit ; — ou bien enfin, comme dans les Dialogues, croire que l’univers le persécute parce qu’il a rencontré quelques amis infidèles : tout cela, n’est-ce pas, en somme, la même opération de l’esprit, le même triomphe exorbitant de l’imagination et de la sensibilité sur la raison ? Et, si Rousseau peut être qualifié de dément dans le dernier des cas que j’ai énumérés, qui osera dire que, sauf le degré, il ne l’était pas aussi dans les autres ? Il l’était… oh ! mon Dieu, comme le seraient beaucoup d’hommes à nos yeux, si nous les connaissions, s’ils écrivaient des livres et si, parmi leur déraison, ils avaient quelque génie.
Joignez à cela les maladies de Rousseau, dont je ne veux pas refaire la lamentable liste. Ses maladies ne lui ont point donné sa sensibilité : mais elles l’ont faite plus aiguë et plus dominante en lui fournissant plus d’occasions de s’exercer. Elles l’ont souvent condamné à la solitude. Elles l’ont forcé de vivre replié sur soi. Jamais écrivain n’est moins sorti de lui-même, n’a plus constamment rapporté tout à lui, — et n’a cru, du reste, à la perversité de plus d’individus que cet ami de l’humanité et cet homme si persuadé de la bonté naturelle de l’homme.
Cette déraison, cette subordination totale du jugement à la sensibilité, lui fait une place unique dans notre littérature. Comparez-le, je ne dis pas aux grands écrivains du XVIIe siècle, mais à Voltaire, à Montesquieu, à Buffon, même à l’aventureux Diderot. Oh ! qu’ils vous paraîtront sensés ! Pourquoi ne pas le dire ? D’innombrables pages de Rousseau éclatent d’une absurdité ingénument insolente. Je vous ai fait remarquer que ses plus déterminés partisans sont souvent obligés eux-mêmes de l’interpréter et d’avouer qu’ils l’interprètent : il ne faut pas, assurent-ils, considérer ce qu’il a dit, mais ce qu’il a voulu signifier, et qui est profond ou qui est sublime. Or Rousseau est le seul de nos classiques (si toutefois on lui peut encore donner ce nom) qui ait besoin d’une interprétation aussi complaisante et aussi radicalement transformatrice du texte. Les autres peuvent se tromper : ils disent bien ce qu’ils disent, et non autre chose. Parmi leurs audaces ou leurs caprices, leur raison demeure. Ils restent dans la tradition française. Rousseau, cet interrupteur de traditions, Rousseau, cet étranger, insère dans notre histoire littéraire un phénomène, un « monstre » (qui aura pour lignée tous les déséquilibrés, grands ou petits, du XIXe siècle).
De là, peut-être, son attrait. Outre qu’il avait du génie et, au plus haut point, le don de l’expression, l’humanité est telle que c’est peut-être la part d’absurdité qui est dans son œuvre, qui a permis à Rousseau d’exercer une si prodigieuse influence. On allait vers lui à cause de sa déraison brillante et émue de poète-dialecticien, à cause des singularités et des contradictions même de sa personne et de sa vie, à cause de la vibration délirante que son âme malade communiquait à ses livres. Oui, l’attrait de Rousseau, c’est souvent le mystérieux « attrait de l’absurde ». Car l’absurde a son attrait, en tant qu’il offre à la sensibilité l’image subite et grossière d’une facile revanche contre ce qu’il y a de pénible dans la réalité.
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Résumerai-je maintenant son œuvre, et ce qu’on appelle son système ? D’autres l’ont fait, et de telle façon que je ne l’essaierai point après eux. Faguet d’abord, et avec quelle pénétration ! dans son XVIIIe siècle. Il avoue seulement n’avoir pu, malgré ses efforts, faire logiquement rentrer le Contrat social dans l’ensemble du système de Jean-Jacques.
— M. Gustave Lanson a été plus heureux. Vous devez lire, dans son histoire de la Littérature française, son chapitre sur Rousseau, si vous aimez Rousseau avec intransigeance, et si vous désirez croire à la cohérence et à l’unité de son œuvre, et à sa bienfaisance inépuisée. Cette étude est d’ailleurs un modèle d’interprétation subtile et d’ingénieuse reconstruction.
Je ne puis vous la remettre sous les yeux ; mais un manuel à l’usage des lycées se trouve résumer ainsi le résumé de M. Lanson :
Système de Rousseau. — 1º L’état de nature est bon, l’état social est mauvais, — voilà la thèse. — 2º Mais on ne peut revenir à l’état de nature, il faut donc se résigner à l’état social comme à un pis-aller nécessaire, — voilà l’antithèse. — 3º D’ailleurs on peut améliorer l’état social en le rapprochant, par divers moyens, de l’état de nature, — voilà la synthèse.
Dès lors on aperçoit comment le développement du premier et du troisième point se distribue entre ses œuvres. — La bonté de l’état de nature et les vices de l’état social, voilà le sujet des deux Discours et de la Lettre à d’Alembert. — Remédier aux maux de l’état social pour l’individu par une éducation conforme à la nature, voilà le sujet de l’Émile ; — y remédier pour l’homme en famille par la pratique des vertus de la famille selon la nature, qui sont capables de purger les passions mondaines des deux sexes, voilà le sujet de la Nouvelle Héloïse ; — y remédier enfin, pour les hommes soumis à un gouvernement, par l’observation loyale des conditions qu’ils mirent jadis à cette soumission et que leur dicta la nature (paraît-il), voilà le sujet du Contrat social.
Et ainsi :
L’homme social sera réconcilié avec l’homme naturel comme individu, comme époux, comme citoyen.
Les écoliers qui liront cela, et qui s’en contenteront, considéreront sans doute Rousseau comme l’esprit le plus rectiligne et le plus géométrique entre les grands écrivains. Je crois que ces innocents seront loin de compte.
D’abord, un système qui sous-entend ceci : « Mes instincts et mon bon plaisir sont sacrés, et je les appelle nature », et qui tient en ces deux lignes : « La nature est bonne, la société l’a corrompue ; donc revenons le plus possible à la nature » est un système assez pauvre, et qui repose, en outre, sur le plus arbitraire et le plus imprécis des postulats. Ce n’est pas un système, c’est un état sentimental. La répétition continuelle d’un seul principe, et d’un principe aussi douteux, ne suffit pas à faire un système ni une philosophie sociale. Un seul principe, oui, mais dont Rousseau tire, selon son humeur, des conséquences dont beaucoup se contredisent entre elles, — sans compter les désaveux formels que sa correspondance inflige à tous ses ouvrages, — (et sans compter encore les contradictions, excusables peut-être, mais si fréquentes, de ses actes avec ses écrits).
Mais ce principe même (nature bonne, société mauvaise) — qui n’est au fond qu’une commode formule de révolte, — l’aurait-il rencontré, si, lorsqu’il était déjà dans sa trente-huitième année, tout occupé de musique et de théâtre galant, la question de l’Académie de Dijon ne le lui avait suggéré ? Et la plus grande partie de son œuvre n’est-elle pas comme suspendue à ce hasard ? Eût-il conçu la superstition de l’égalité, sans une nouvelle question de cette fatale Académie ? Eût-il écrit la Nouvelle Héloïse s’il n’avait pas connu mademoiselle de Breil, puis madame d’Houdetot et Saint-Lambert ? Etc., etc.. — On peut, direz-vous, se poser des questions de ce genre sur tous les écrivains et à propos de tous les livres. — Non pas, mais seulement à propos d’« ouvrages d’imagination », d’ouvrages de poètes ou de romanciers : et Jean-Jacques est toujours poète ou romancier. — Et je crois vous avoir montré, en effet, que tous ses ouvrages lui ont été inspirés par des circonstances privées, et qu’ils s’expliquent par là d’abord, — puis par son tempérament, son état physique, par telle ou telle partie de son passé, et, j’oserai dire, par celle de ses âmes qui, dans tel ou tel moment, agissait en lui : âme de Genevois, âme de protestant, âme de catholique ; âme de vagabond et de révolté ; âme d’amoureux impuissant, âme de simulateur par soif d’émotion, âme de rêveur et presque de fakir, âme de malade. Il n’est pas bien surprenant qu’une œuvre écrite par des âmes si diverses n’offre point une bien sévère unité ; et l’on ne s’étonnera donc ni des contrariétés intérieures de la Julie, de l’Émile et du Contrat social, ni des contradictions du Contrat social avec la Julie ou l’Émile, ni des contradictions de tous ces livres avec ses lettres. — Où donc est l’unité ? Non point, à mon avis, dans le système, mais dans ce fait que toutes ces âmes tourmentées dont se compose la personne de Jean-Jacques ont en commun une sensibilité morbide et le plus souvent exclusive du jugement et de l’esprit critique. — Ou plutôt simplifions encore. Réunissons d’une part le vagabond, le déclassé, le rêveur alangui, le plébéien, le malade, et aussi le protestant, c’est-à-dire l’homme d’une religion fondée sur le libre examen (et tout cela ensemble fait peut-être un anarchiste) — et d’autre part… quoi ? l’homme qui reste quand même un peu d’une patrie et d’une tradition, et le protestant marqué de tendresse catholique ; et concluons : — Un individualisme outré, avec, çà et là, quelque vestige, de traditionnalisme par la vertu du sentiment religieux : voilà où est peut-être l’unité, trouble et secrète, des œuvres de Rousseau, si elle est quelque part. Et encore cette unité demeure-t-elle une dualité.
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Il me reste à indiquer les nouveautés de Rousseau et sa double influence, politique et littéraire.
Parmi ses nouveautés, je vois d’abord son style. La nouveauté, ici, me paraît celle d’une chose ancienne retrouvée et enrichie. J’ai déjà dit à propos du premier Discours, que Rousseau prosateur renoue une tradition. Nourri, loin de Paris et de la mode, des grands écrivains du XVIIe siècle, lorsqu’il se met à écrire, il en adopte la phrase harmonieuse, complexe, périodique. On a dit qu’il avait retrouvé le style de Bossuet : il en retrouve du moins l’ampleur et le mouvement. Il a moins d’images que Bossuet, et moins inventées ; mais il en a de fort belles et quelquefois empruntées à des objets nouveaux. Sa construction est plus serrée, et d’une syntaxe moins libre, d’une plus étroite correction que celle du grand orateur. Il recherche plus que lui les antithèses et les balancements de mots. Tout en conservant, à l’ordinaire, la largeur du rythme, il vise davantage à la concision : mais, comme il aime à répéter plusieurs fois la même idée avec des mots différents, il arrive qu’une de ses pages paraisse concise dans le détail et prolixe dans l’ensemble. — Il a un extrême souci de l’oreille. Une des singularités de son style, c’est le soin avec lequel il évite, dans la même phrase, les répétitions de mots, — remplaçant le substantif, autant qu’il le peut, par le pronom personnel, démonstratif ou possessif selon les cas, — et cela, fréquemment, jusqu’à rendre la phrase difficile à comprendre. Il préfère l’obscurité à l’apparence même de la négligence. Je vous en donnerai, pour ne pas paraître moi-même obscur, un exemple, que je n’ai pas eu à chercher longtemps. C’est dans la Nouvelle Héloïse (deuxième partie, lettre 25), à propos du portrait de Julie, que Saint-Preux trouve trop décolleté :
Oui, ton visage est trop chaste pour supporter le désordre de ton sein ; on voit que l’un de ces deux objets doit empêcher l’autre de paraître ; il n’y a que le délire de l’amour qui puisse les accorder ; et quand sa main ardente ose dévoiler celui que la pudeur couvre, l’ivresse et le trouble de tes yeux dit alors que tu l’oublies et non que tu l’exposes.
(Il faut mettre un peu à part les Confessions, où le style est plus simple, moins constamment tendu, plus varié, plus libre, plus près des choses, plus savoureux, plus « sensuel », et où le vocabulaire est plus riche de mots familiers ou même de mots de terroir.)
En somme, ce style de Rousseau est un très beau style. Il contient celui de Bernardin de Saint-Pierre, celui de George Sand, de Lamennais, et des écrivains « à considérations » du XIXe siècle, — et, beaucoup plus qu’en germe, le style de Chateaubriand. — Il contient malheureusement aussi celui de beaucoup de publicistes et orateurs publics du genre ennuyeux. — N’importe. On peut certainement dire que le style de Rousseau a relevé le ton de la prose française. Mais d’autres ont dit cela mieux que moi.
Quelles nouveautés encore apportait Rousseau ? Je parle d’abord de celles qui ont agi immédiatement sur ses contemporains.
On dit qu’il a été un grand réformateur des mœurs ; qu’il a restauré la morale individuelle en la faisant reposer sur la conscience (« Conscience… instinct divin… guide assuré… ») et la morale domestique par la réprobation de l’adultère et en prêchant le respect du mariage et du devoir paternel et maternel.
Il y a du vrai, oui : mais, tout de même, on exagère un peu. On dirait vraiment que la morale avait cessé d’exister en France, qu’il n’y avait plus d’enseignement religieux, que la plupart des bourgeoises de Paris et des provinces étaient des épouses dévergondées et de mauvaises mères… En réalité Rousseau (et cela après Marivaux, Destouches, La Chaussée, qui sont des écrivains très amis de la morale) n’a agi, un peu, que sur un petit monde très corrompu, mais très restreint. Parce que Rousseau a déterminé quelques jeunes femmes du monde à allaiter leurs enfants et à passer un peu plus de temps à la campagne, il ne faut pas croire qu’il ait transformé et régénéré la société française. La licence des mœurs dans les classes riches a continué, si je ne me trompe, jusqu’à la Révolution ; et aussi la littérature libertine. Seulement on s’attendrit plus aisément et on fait plus de phrases sur la vertu. Ce que Rousseau a surtout développé chez ses contemporains, — c’est une affreuse sensiblerie, extraordinairement différente de la bonté. Il me semble excessif d’affirmer, comme on l’a fait, qu’il a « changé l’atmosphère morale de la France ».
On a dit qu’il avait réappris aux femmes la « passion », la grande, la vraie, tout à fait oubliée, à ce qu’on assure. Oh ! qu’il me semble bien que les Lespinasse et les Aïssé, — et d’autres sans doute qui ne nous ont pas fait de confidences — n’eurent pas besoin de ses leçons !
Il est plus vrai de dire qu’il a agi, même sur ses contemporains, par la ferveur de son déisme. Il a été un homme vraiment religieux, je l’ai montré avec abondance. Il s’est posé en adversaire déclaré des Encyclopédistes athées, et c’est par là surtout qu’il s’est attiré leur haine. Son protestantisme libre et attendri par vingt-six années de catholicisme n’est pas si éloigné du catholicisme sentimental de Chateaubriand. Et à un moment, dans les premières années du XIXe siècle, on peut dire que, « si l’action de Rousseau avait mené à la république jacobine, elle a contribué, peu après, à la restauration catholique » (Lanson).
Nouveauté encore, relativement à la doctrine des Encyclopédistes, la façon dont Rousseau conçoit le progrès. Il n’a pas leur foi béate en cette idole. Il n’a pas cru, comme eux, que le progrès matériel et intellectuel impliquât le progrès moral, ni qu’il assurât le bonheur des hommes. Il n’a pas du tout la superstition de la science. — Rousseau est, d’ailleurs, presque toujours excellent sur les points où il est directement l’ennemi des Encyclopédistes. Il serait possible, — et intéressant, — de composer tout un volume de maximes et de pensées conservatrices et traditionnalistes tirées du « libertaire » Jean-Jacques Rousseau, et c’est pourquoi il faut renoncer à trouver des formules qui le contiennent vraiment tout entier. Tout ce qu’on peut faire, c’est de chercher ses idées ou ses instincts dominants.
Mais où Jean-Jacques est le plus incontestablement nouveau, où il l’est avec plénitude, éclat et, je crois, bienfaisance, c’est dans le sentiment qu’il a de la nature (et, corollairement, de la vie simple et rustique) et dans les descriptions qu’il en fait. Oh ! je n’oublie pas les poètes antiques ni ceux de la Renaissance française, ni Théophile ou Tristan, ni madame de Sévigné ou La Fontaine. Je ne dis point qu’avant Rousseau nos pères fussent incapables d’être vivement touchés des aspects aimables de la terre. Mais ils ne s’appliquaient pas beaucoup à en jouir, et leurs sensations de cet ordre, même les plus vives, étaient notées par eux soit avec un extrême artifice (comme chez Théophile, si vous voulez) soit avec une extrême sobriété (comme chez La Fontaine) ; — jusqu’à ce que les champs, les bois, les montagnes et les lacs se fussent reflétés dans les yeux solitaires de Jean-Jacques.
C’est bien depuis Rousseau et à son exemple que nous nous sommes étudiés à percevoir, à goûter, à savourer les images diverses de la terre cultivée ou sauvage, et que nous avons voulu en jouir plus profondément. L’aspect général du roman et de la poésie lyrique en a été tout transformé. J’oserai presque dire que l’homme civilisé est, depuis Rousseau, plus ému par la terre qu’il ne l’avait été durant des milliers d’années.
Et Rousseau est allé, du premier coup, extrêmement loin dans cet art de voir la nature, d’en être touché et de la peindre. Depuis, on a raffiné là-dessus ; on a tenté des peintures plus minutieuses d’aspects naturels plus rares ; on a tourmenté les mots, quelquefois avec bonheur, pas toujours….. J’avoue, pour moi, que l’art de Rousseau, sa façon à la fois large et précise de peindre les ensembles, me suffit encore aujourd’hui. Ajoutez que ses paysages sont toujours pénétrés d’âme, qu’ils traduisent toujours un sentiment en même temps qu’une vision. Et, dans sa Cinquième Promenade, il a su exprimer, et complètement, quelque chose de plus neuf encore, à ce moment-là, que ses paysages eux-mêmes : la rêverie dans la nature.
Cela, c’est sa grande originalité. C’est par là qu’il nous tient encore. J’ai été tout surpris de découvrir dans une page que j’écrivais il y a longtemps (plus de vingt ans à coup sûr) des souvenirs certains, mais probablement inconscients, et comme la vieille empreinte, dans ma sensibilité, de ce Rousseau que je ne lisais guère alors :
L’amour de la nature, disais-je, suscite une sorte de rêverie qui nous apaise et nous rend plus doux, étant faite d’une vague et flottante sympathie pour toutes les formes innocentes de la vie universelle… Il nous fait éprouver que nous sommes entourés d’inconnu et réveille en nous le sentiment du mystère, qui risquerait de se perdre par l’abus de la science et de la sotte confiance qu’elle inspire. Il nous procure cette douceur de rentrer, volontaires et conscients, dans le royaume de la vie sans pensée, dans notre pays d’origine. Il nous insinue une sérénité fataliste, qui est un grand bien ; il assoupit en nous toute la partie douloureuse de nous-même ; et ce qui est charmant, c’est que nous la sentons qui s’endort, et que nous nous en souvenons sans en souffrir. Il serait beau de voir un jour l’humanité vieillie, dégoûtée des agitations stériles, excédée de sa propre civilisation, déserter les villes, revenir à la vie naturelle, et employer à en bien jouir toutes les ressources d’esprit, toute la délicatesse et la sensibilité acquises par d’innombrables siècles de culture. L’humanité finirait ainsi à peu près comme elle a commencé. Les derniers hommes seraient, comme les premiers, des hommes des bois, mais plus instruits et plus subtils que les membres de l’Institut, et aussi beaucoup plus philosophes… Au fait, le bonheur final où la race humaine aspire et vers lequel elle croit marcher se conçoit bien mieux sous cette forme que sous celle d’une civilisation industrielle et scientifique.
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Ce qui me revenait confusément ce jour-là, n’est-ce pas le songe qui est au fond de l’absurde Discours sur les Sciences et les Arts et du ténébreux Discours sur l’inégalité ! Ainsi il y a tel mouvement de notre sensibilité par où nous sommes encore disciples de Rousseau sans le savoir.
Outre l’amour des aspects de la terre, outre la rêverie, il apporte (surtout dans les Confessions), une espèce de réalisme cordial et souriant. Jean-Jacques n’est point, comme les autres écrivains de son temps, un gentilhomme ou un bourgeois formé dans les collèges. Un souffle frais et libre entre avec lui dans notre littérature. Son charme est grand. Il dure, et, dans les intervalles de sa rhétorique, se fait sentir encore.
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J’ai dit ses nouveautés heureuses. Je n’ai plus qu’à indiquer son influence posthume.
Dans la politique d’abord. Ce n’est ni Voltaire, ni Montesquieu, et ses disciples qui ont donné sa forme à la Révolution, c’est Rousseau. La théorie de la démocratie absolue et du droit divin du nombre date de lui. La Terreur, c’est (je vous l’ai fait voir) l’application à un grand et vieux royaume d’une théorie de gouvernement rêvée par un sophiste pour une bourgade… Et le bréviaire du jacobinisme, c’est toujours le Contrat Social.
Rousseau fut le dieu de la Révolution. Elle le porte au Panthéon et lui vote une statue ; elle pensionne Thérèse remariée, après la cinquantaine, à un palefrenier. — Vous vous rappelez que, dès 1788, Marat commentait le Contrat social dans les rues et sur les places. Le jargon révolutionnaire, c’est la langue de Rousseau mal parlée. Rousseau enchante le peuple par son affirmation de la bonté des pauvres et de la méchanceté des riches et des grands. On lui rend un culte. Je possède un recueil d’opuscules composés sur Rousseau de 1787 à 1793, qui montre à quel point l’homme est un animal religieux. Il y a le compte rendu d’une fête champêtre célébrée à Montmorency en l’honneur de Jean-Jacques. Sept discours, — et quels discours ! — et des chants, et des emblèmes, et des allégories. Une de ces fêtes qu’il rêvait dans sa Lettre sur les Spectacles. — Il y a aussi un Éloge de Rousseau, qui a concouru pour le prix de l’Académie française (1790) ; et l’Éloge de Rousseau, citoyen de Genève par Michel Edme Petit, citoyen français (1793). On y voit ce que peuvent devenir les idées de Rousseau dans le cerveau d’un imbécile. C’est d’une sottise extraordinaire, et d’une sottise toute prête à devenir féroce. Et il y a enfin (car je ne puis tout mentionner) des Réflexions philosophiques et impartiales sur J.-J. Rousseau et madame de Warens, où Rousseau est non seulement excusé, mais glorifié pour l’abandon de ses enfants, et comparé à Brutus et à Manlius sacrifiant leurs fils à la patrie ! Rousseau est simplement, pour les nigauds et les coquins de ce temps-là, le sauveur, le rédempteur de l’humanité. Sans lui, sans quelques phrases de cet étranger dans son Discours sur l’inégalité, surtout sans son Contrat social (auquel il tenait si peu), il est possible qu’on n’eût pas songé, en 1792, à faire la république.
En littérature, ce que Rousseau a légué aux générations qui l’ont suivi, c’est le romantisme, c’est-à-dire (au fond et en somme, et quoique bien des poèmes ou livres de romantiques semblent échapper à cette définition) l’individualisme encore, l’individualisme littéraire, l’étalage du « moi », — et la rêverie inutile et solitaire, et le désir, et l’orgueil, et l’esprit de révolte : tout cela exprimé, soit de façon directe, soit par des masques transparents auxquels le poète prête son âme. (Mais, au reste, je ne saurais mieux faire que de vous renvoyer au beau livre de M. Pierre Lasserre : le Romantisme français.)
Au point où Rousseau l’a porté (surtout dans les Confessions et les Rêveries) cet individualisme littéraire était chose insolite, non connue auparavant, et où l’on pouvait voir un emploi indécent et anormal de la littérature. Car évidemment elle n’a pas été faite pour ça. — A l’origine, le poète chante ou récite aux hommes assemblés des histoires, ou des chansons ou des éloges de héros ou des préceptes de morale. Il est clair qu’on ne lui demande pas de confidences intimes. Telle est la littérature primitive et « naturelle », la seule qu’aurait dû admettre Jean-Jacques, prêtre de la nature. — Plus tard, après l’invention de l’écriture, après l’imprimerie, on a instinctivement senti qu’il ne convenait d’exposer au public, — multipliés par la copie ou par la lettre imprimée, — que des pensées, des récits, des images propres à intéresser tout le monde ; qu’il était peu probable que la personne intime et secrète de l’écrivain importât aux autres hommes, et qu’il y aurait, du reste, impudeur à l’exprimer publiquement. — L’individualisme en littérature, l’antiquité l’a ignoré (sauf dans quelques strophes ou distiques d’élégiaques). Le moyen âge, le XVIe siècle, le XVIIe et le XVIIIe, jusqu’à Rousseau, ne l’ont presque pas connu. Montaigne lui-même n’est indiscret qu’à la façon d’Horace, par exemple. Il ne se confesse pas tout entier, ni toujours (il s’en faut de beaucoup) ; et tous ses aveux se rapportent à des observations générales sur la nature humaine.
Rousseau, par ses Confessions, a véritablement inauguré le genre et l’a, du premier coup, réalisé totalement. Personne ne se confessera plus comme s’est confessé Jean-Jacques.
Je vous ai, dans ma première leçon, parlé de ce livre unique. J’ajoute une réflexion. Rousseau a commencé les Confessions à Motiers en 1762, sur l’exhortation d’un libraire et d’abord dans une pensée d’apologie. S’il n’avait pas été persécuté, il ne les aurait peut-être pas écrites. S’il ne les avait pas écrites, d’abord il serait moins illustre ; puis, nous le connaîtrions moins ; nous ne saurions pas ses hontes, ni l’abandon de ses enfants ; ou du moins nous n’en serions nullement sûrs ; et enfin, son chef-d’œuvre nous manquant et, par suite, l’étrange attrait de sa renommée étant moindre, l’action de ses autres écrits n’eût peut-être pas été aussi puissante. — Voilà, direz-vous, des hypothèses bien vaines. — Attendez. Comme il y a beaucoup d’imprévu et d’aventure dans la vie de Rousseau et que son œuvre est liée à sa vie, il y en a beaucoup aussi dans les causes qui l’ont déterminé à écrire tel ou tel de ses livres (je vous l’ai fait remarquer vingt fois). Il n’a tenu qu’à des hasards apparents que Rousseau n’eût pas écrit telle chose funeste et redoutable, — et dont lui-même n’était pas très persuadé. Il est surtout illustre et puissant par les deux livres qu’il y avait le plus de chances qu’il n’écrivît pas : le Contrat social et les Confessions. Joseph de Maistre dirait là-dessus (je suppose) que ce que nous appelons la part du hasard dans une vie humaine, c’est la part de la volonté divine, et qu’ainsi la destinée de Rousseau, plus que celle d’aucun autre écrivain célèbre, a été dirigée, a été voulue par une Providence irritée dont il a été l’instrument aveugle. — Je dirai, moi, simplement que, ce qu’il a écrit ayant si fort agi sur des générations d’hommes, — et n’étant pas certain cependant qu’il ait pensé tout ce qu’il a écrit, ni qu’il l’eût écrit, telle circonstance accidentelle de sa vie venant à manquer, — Rousseau m’apparaît à cause de cela, dans la suite de nos grands écrivains (entre lesquels il vient brusquement s’inscrire du dehors), étrange, mystérieux, tragiquement prédestiné et, bien mieux que celui à qui Renan applique cette formule, « créé par un décret spécial et nominatif de l’Éternel ».
Je ferme ma parenthèse. Donc, la descendance littéraire de Jean-Jacques, c’est Chateaubriand, c’est madame de Staël, c’est Senancour, c’est Lamartine, Hugo, Musset, Sand, Michelet… Sans Rousseau, ils n’auraient pas été tout ce qu’ils sont.
Puis-je regretter, en énumérant de si grands écrivains, l’individualisme romantique ? Oh ! non, car ils m’ont trop souvent charmé, et trop profondément. Et puis, peut-on dire qu’il n’y ait que des confidences personnelles dans les poètes et les écrivains romantiques ? Sont-ils romantiques tout entiers ? Avez-vous rencontré, dans Chateaubriand, Lamartine, Hugo ou Vigny, beaucoup de sentiments personnels, qui ne soient en même temps généraux par quelque côté ? — Ce qui est peut-être vrai, c’est que le meilleur et le plus solide de la littérature du XIXe siècle resterait, le romantisme ôté, et qu’en effet la littérature la plus ancienne, la plus nécessaire et la plus forte, c’est bien la littérature objective, impersonnelle (philosophie, histoire, roman de mœurs et de caractères, théâtre même).
Mais que l’autre est souvent séduisante ! et que les souffrances, les fautes et les sentiments les plus intimes d’un homme qui a le génie de l’expression agissent délicieusement sur notre sensibilité ! Un individu de cette sorte, lorsqu’il s’examine et se décrit, descend quelquefois plus loin dans son âme qu’il ne descendrait dans celle des autres… Et je sais que la littérature personnelle est forcément la glorification d’un certain nombre de péchés capitaux : mais, sans elle, bien des choses n’auraient pas été dites, qu’il eût été dommage qui ne fussent pas dites. Avouons, si vous le voulez, que cette littérature-là est quelque chose de déréglé, quelque chose qui n’est pas tout à fait dans l’ordre… Mais, tout de même, il eût été triste que le romantisme, — qui depuis cinquante ans décline, — ne fût pas né…
Suivrai-je l’influence de Rousseau chez les étrangers ? Ici, je manque par trop de compétence et de science ; je ne puis, — après vous avoir renvoyé au livre excellent de Joseph Texte[1], — que vous répéter ce qu’on a coutume de dire : que l’influence de Rousseau s’est exercée sur Goethe, Schiller, Byron ; sur Kant, Fichte, Jacobi, Schleiermacher ; et, avec une évidence éclatante, sur Tolstoï.
J’ai lu Rousseau tout entier, disait Tolstoï à l’un de nos compatriotes ; j’ai lu ses vingt volumes, y compris le dictionnaire de musique. Je l’admirais avec plus que de l’enthousiasme ; j’avais un culte pour lui. A quinze ans je portais à mon cou, au lieu de la croix habituelle, un médaillon avec son portrait. Il y a des pages de lui qui me sont si familières qu’il me semble les avoir écrites.
Et enfin (et je l’ai souvent senti dans cette longue promenade à travers son oeuvre), soit par lui-même, soit par les écrivains qui ont subi son influence, il agit aujourd’hui encore sur beaucoup d’entre nous, même à notre insu. Il agit encore sur la part la plus aveugle de nous-mêmes, sur notre sensibilité : car lui-même est un être sensible prodigieusement, et d’une sensibilité sans règle, c’est-à-dire très distincte de la bonté, souvent ennemie de la raison, et souvent maîtresse d’erreur et instigatrice de révolte.
* * * * *
Avant de le quitter, je le considère dans le plus complaisant des nombreux portraits qu’il a laissés de lui-même : ses quatre Lettres à M. de Malesherbes. (Et cette manie d’« expliquer éternellement son caractère » a vraiment quelque chose de peu viril, et est signe, déjà, de faiblesse mentale.) — Lorsqu’il compose ces quatre Lettres, il est dans son plus beau moment ; il vient d’écrire la Julie, le Contrat et l’Émile ; et sa folie n’est que commençante. Or, comment se voit-il ? et comment se définit-il ?
Dans ce portrait, — qu’il veut pourtant aussi avantageux que possible, — il oublie, ou néglige, ou dédaigne les parties les plus saines de lui-même, celles où se seraient sans doute reconnus ses aïeux parisiens et catholiques ; il oublie le Jean-Jacques qui a écrit des choses si raisonnables sur le patriotisme, par exemple (dans l’article Économie politique), ou sur le naïf Projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre ; celui qui a écrit l’admirable troisième partie de la Nouvelle Héloïse, et, dans l’Émile, la Profession de foi du Vicaire et les chapitres délicieux sur l’éducation de Sophie, et certaines pages des Lettres de la Montagne et, dans sa correspondance privée, tant de lettres pleines de raison (car c’est surtout pour le public qu’il osait ses folies).
Il oublie, dis-je, ce qu’il eut de meilleur ; et voici comme il se peint.
Après avoir exprimé son « dégoût des hommes », il en cherche la cause. « Elle n’est autre, dit-il, que cet indomptable esprit de liberté que rien n’a vaincu » (car, naturellement, il donne aux choses de favorables noms). Il continue en disant que « personne au monde ne le connaît que lui seul ». Il assure connaître ses défauts et ses vices, mais il ajoute aussitôt : « Avec tout cela, je suis très persuadé que, de tous les hommes que j’ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi. »
Il se définit lui-même « une âme paresseuse qui s’effraie de tout soin, un tempérament ardent, bilieux, facile à s’affecter, et sensible à l’excès à tout ce qui l’affecte ». Il proclame son mépris absolu de l’opinion. (Or l’« opinion », comme il l’entend, peut être le sentiment des sots, mais peut être aussi la plus respectable et la plus nécessaire des traditions.) Il écrit fièrement : « Je hais les grands », lui qui a si longtemps paru ne pouvoir se passer d’eux. — Son plus grand plaisir, c’est de rêver. Il raconte les orgies silencieuses de sa sensibilité et de son imagination à travers les bois de Montmorency :
Et cependant, dit-il, au milieu de tout cela, le néant de mes chimères venait quelquefois me contrister tout à coup. Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalités, ils ne m’auraient pas suffi ; j’aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n’aurait pu remplir, un certain élancement du cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n’avais pas l’idée, et dont pourtant je sentais le besoin.
Qu’est-ce que tout cela, sinon l’éclatant portrait d’un poète lyrique — et d’un révolté ? (Et c’est par ce second trait qu’il a séduit beaucoup d’hommes, car la révolte plaît d’abord.)
Poète, grand poète, âme de désir, tempérament du même ordre que celui d’un Byron, d’un Léopardi ou d’un Musset, — mais dont la poésie tout individuelle s’est, par une série de hasards, principalement exercée sur des objets qui ne souffrent point la poésie, surtout celle-là, et qui veulent de l’observation et de la raison. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que ces théories, qu’édifiaient son imagination et sa sensibilité servies par une brillante et décevante dialectique, ces théories qui devaient être si malfaisantes après lui, — de son propre aveu il n’y croyait pas au sens exact du mot : il les rêvait ; et c’est par des « chimères » dont il a confessé « le néant » qu’il devait ravager l’avenir.
Car ce n’est pas seulement le poète lyrique dont il trace le portrait dans ses Lettres à M. de Malesherbes : c’est encore, — avec le rêveur ivre et engourdi de songes, — le solitaire orgueilleux, l’autodidacte outrecuidant, l’indiscipliné, le révolutionnaire par instinct, l’insociable qui réforme tous les jours la société, l’homme qui date tout de lui, qui ramène tout à lui et subordonne tout à son rêve ou à son caprice ; qui fait à chaque instant table rase de toute l’œuvre humaine, et qui croit faire avancer les hommes en rompant la continuité entre les générations ; l’homme qui peut bien faire complices de ses imaginations les anthropoïdes ou les Spartiates, mais qui, en réalité, ne tient nul compte des morts de sa race, « plus nombreux que les vivants » ; — bref, exactement le contraire d’un Bossuet ou d’un Auguste Comte.
J’ai adoré le romantisme, et j’ai cru à la Révolution. Et maintenant je songe avec inquiétude que l’homme qui, non tout seul assurément, mais plus que personne, je crois, se trouve avoir fait chez nous ou préparé la révolution et le romantisme, fut un étranger, un perpétuel malade, et finalement un fou.
Mais on l’a aimé. Et beaucoup l’aiment encore ; les uns, parce qu’il est un maître d’illusions et un apôtre de l’absurde ; les autres, parce qu’il fut, entre les écrivains illustres, une créature de nerfs, de faiblesse, de passion, de péché, de douleur et de rêve. Et moi-même, après cette longue fréquentation dont j’ai tiré plus d’un plaisir, je veux le quitter sans haine pour sa personne, — avec la plus vive réprobation pour quelques-unes de ses plus notables idées, l’admiration la plus vraie pour son art, qui fut si étrangement nouveau, la plus sincère pitié pour sa pauvre vie, — et une « horreur sacrée » (au sens latin) devant la grandeur et le mystère de son action sur les hommes.
- ↑ Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire.