Jean-Jacques Rousseau (Lemaître)/Neuvième conférence

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 287-323).

NEUVIÈME CONFÉRENCE

LA LETTRE À L’ARCHEVÊQUE DE PARIS. LES LETTRES DE LA MONTAGNE. — DERNIÈRES ANNÉES DE ROUSSEAU. — LES DIALOGUES.


Je n’ai point caché mon admiration pour la Profession de foi du Vicaire Savoyard. Pourtant ce furent ces très généreuses pages qui causèrent l’infortune définitive de Jean-Jacques. Ainsi vont les choses.

Vous vous rappelez dans quelles circonstances, malgré la protection de madame de Luxembourg et du prince de Conti, malgré le patronage de M. de Malesherbes, l’Émile fut condamné par le Parlement de Paris, et Rousseau décrété de prise de corps.

On ne tenait, du reste, nullement à s’embarrasser de lui. On lui laissa le temps de partir ; et il croisa en chemin les hommes chargés de venir l’arrêter, et qui le saluèrent.

Rousseau subit la nécessité avec cette passivité ou plutôt, il faut le dire, avec cette résignation qui lui était coutumière et qu’il avait si éloquemment enseignée à son Émile. Il avait eu tout de suite la pensée d’aller s’établir en Suisse. Dans sa chaise de poste, il lit la Bible et crayonne un poème en prose sur le Lévite d’Ephraïm. Il n’est point trop inquiet. Il aime sa patrie et il croit qu’elle le lui rend. Son génie fait honneur à Genève. Il avait Genève devant les yeux quand il a écrit le Contrat social. Et comment les pasteurs genevois prendraient-ils mal l’Émile, eux que d’Alembert (dans son article GENÈVE, de l’Encyclopédie) soupçonnait de « socianisme », c’est-à-dire, en somme, de rationalisme ?

Oui, là-bas, en Suisse, il sera bien.

En entrant, dit-il, sur le territoire de Berne, je me fis arrêter ; je descendis, je me prosternai, j’embrassai, je baisai la terre, et m’écriai dans mon transport : Ciel ! protecteur de la vertu, je te loue, je touche une terre de liberté !

Il était loin de compte. C’était, pour le malheureux, le commencement de réelles persécutions, de trois années d’une vie errante et lamentable, traquée de refuge en refuge ; et sa propre Église lui devait être plus cruelle que l’Église de France.

Pourquoi ? Vous en trouverez les raisons très clairement déduites dans le livre excellent de M. Édouard Rod : L’Affaire Jean-Jacques Rousseau.

Donc, il arrive à Iverdun (territoire de Berne) chez son vieil ami Roguin. A peine arrivé, il apprend que l’Émile a été condamné et brûlé à Genève (à cause des pages sur les miracles et la révélation) et lui-même décrété de prise de corps par ses chers Genevois (18-19 juin 1762). Cependant un neveu de Roguin lui offre un petit pavillon où il s’installe. Il se croit tranquille : mais, trois semaines après, le Sénat de Berne l’expulse d’Iverdun.

Alors il traverse la montagne et s’en va à Motiers-Travers, du comté de Neuchâtel. Une nièce de Roguin, madame Boy de la Tour, lui offre une maison qu’elle possède à Motiers. (Car il faut que Rousseau soit toujours l’hôte de quelqu’un.)

Le comté de Neuchâtel appartenant au roi de Prusse (Frédéric II), Rousseau se met sous sa protection par des lettres où il se conjouit (on le sent) de montrer à l’univers comment un homme libre sait parler à un monarque, avec une fierté toute civique et lacédémonienne. Mais déjà il a renié le Contrat social dans son cœur.

Thérèse est venue le rejoindre. Il fait la connaissance de mylord Keit, maréchal d’Écosse (mylord Maréchal) gouverneur de Neuchâtel pour le roi de Prusse, — homme très bon, un de ceux qui ont été le meilleurs pour Rousseau et que Rousseau a le plus tendrement aimés. — Jean-Jacques respire. De nouveau il se croit tranquille. Il se promène ; il fait de la botanique ; il s’amuse à fabriquer des lacets, qu’il offre à des jeunes filles de ses amies, à condition que, mariées et devenues mères, elles allaiteront elles-mêmes leurs enfants.

C’est à cette époque qu’il prend l’habit arménien.

Ce n’était pas, nous dit-il, une idée nouvelle… Elle m’était souvent revenue à Montmorency, où le fréquent usage des sondes, me condamnant à rester souvent dans ma chambre, me fit mieux sentir les avantages de l’habit long. La commodité d’un tailleur arménien, qui venait souvent voir un parent qu’il avait à Montmorency, me tenta d’en profiter pour prendre ce nouvel équipage, au risque du qu’en dira-t-on, dont je me souciais très peu… Je me fis donc une petite garde-robe arménienne ; mais l’orage excité contre moi m’en fit remettre l’usage à des temps plus tranquilles, et ce ne fut que quelques mois après que, forcé par de nouvelles attaques de recourir aux sondes, je crus pouvoir prendre ce nouvel habillement à Motiers, surtout après avoir consulté le pasteur du lieu, qui me dit que je pouvais le porter au temple même sans scandale. Je pris donc la veste, le caftan, le bonnet fourré, la ceinture ; et après avoir assisté dans cet équipage au service divin, je ne vis point d’inconvénient à le porter chez mylord Maréchal. Son Excellence, me voyant ainsi vêtu, me dit pour tout compliment : Salamaleki ; après quoi tout fut fini et je ne portai plus d’autre habit.

En réalité, son infirmité et même ses sondes n’exigeaient pas ce costume excentrique. Une culotte plus large ou quelque manteau un peu long aurait suffi. — Évidemment la fêlure gagne. — Goethe, — qui, lui, n’avait jamais été menacé de folie, — écrit dans Wilhelm Meister (livre V, chap. XVI) à propos du vieux joueur de harpe : « Si je parviens, dit Wilhelm, à lui faire quitter sa barbe et sa longue robe, j’aurai beaucoup gagné ; car rien ne nous dispose plus à la folie que de nous distinguer des autres, et rien ne maintient plus le sens commun que de vivre, avec beaucoup de gens, selon le commun usage. »

C’est, je crois, vers le même temps, que Rousseau prend ce pli, de substituer souvent au pronom « je » ou « moi » son nom et surtout son prénom, de parler de lui-même à la troisième personne, de dire : « Jean-Jacques Rousseau ne peut pas… » ; il ne convient pas à Jean-Jacques… » ; « que dirait-on de Jean-Jacques… ». Ne vous y trompez pas : cela aussi est signe de fêlure.

Revenons. — Le pasteur de Motiers, Montmollin, commença par être un chaud partisan de Jean-Jacques et, sur sa demande, l’admit à la communion. Jean-Jacques nous dit à ce propos :

…Toujours vivre isolé sur la terre me paraissait un destin bien triste, surtout dans l’adversité. Au milieu de tant de proscriptions et de persécutions, je trouvai une douceur extrême à pouvoir me dire : Du moins je suis parmi mes frères ; et j’allai communier avec une émotion de cœur et des larmes d’attendrissement qui étaient peut-être la préparation la plus agréable à Dieu qu’on y pût porter.

(Vers le même temps, Voltaire à Ferney faisait ses pâques, et le faisait constater par acte notarié. On pourrait mettre en regard la communion sincère et pieuse du pauvre exilé Rousseau, et la communion sacrilège et farce, — en même temps que prudente et conservatrice, — de l’opulent seigneur de Ferney… Il est vrai qu’on ne tirerait pas grand chose de ce parallèle, — sinon que c’est encore le plus religieux de ces deux hommes qui nous a été le plus funeste.)

Presque le même jour où Jean-Jacques communiait si dévotement, l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont signait un Mandement portant condamnation de l’Émile (20 août 1762). L’archevêque faisait son devoir. Il relevait dans ce livre une vingtaine de propositions contraires à l’orthodoxie catholique. Le mandement débutait (ou presque) par un portrait de Rousseau vraiment assez brillant, — et même assez juste, surtout si l’on songe que le critique était un archevêque. Il faut citer ce morceau.

Du sein de l’erreur il s’est élevé un homme plein du langage de la philosophie sans être véritablement philosophe ; esprit doué d’une multitude de connaissances qui ne l’ont pas éclairé et qui ont répandu des ténèbres dans les autres esprits ; caractère livré aux paradoxes d’opinion et de conduite ; alliant la simplicité des mœurs avec le faste des pensées, le zèle des maximes antiques avec la fureur d’établir des nouveautés, l’obscurité de la retraite avec le désir d’être connu de tout le monde : on l’a vu invectiver contre les sciences qu’il cultivait, préconiser l’excellence de l’Évangile dont il détruisait les dogmes, peindre la beauté des vertus qu’il éteignait dans l’âme de ses lecteurs… Dans un ouvrage sur l’inégalité des conditions il avait abaissé l’homme jusqu’au rang des bêtes ; dans une autre production plus récente il avait insinué le poison de la volupté en paraissant le proscrire : dans celui-ci il s’empare des premiers moments de l’homme afin d’établir l’empire de l’irréligion.

Le reste du mandement était ce qu’il pouvait et devait être, — avec, peut-être, quelques inutiles accusations de mauvaise foi.

Jean-Jacques répondit par la lettre théâtralement intitulée : Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, duc de Saint-Cloud, pair de France, commandeur de l’ordre du Saint-Esprit, proviseur de Sorbonne, etc… Cette lettre n’est pas le plus original de ses ouvrages, mais c’en est peut-être le plus parfait. Naturellement, l’archevêque et le protestant latitudinaire ne pouvaient s’entendre, puisque justement Rousseau nie ou conteste ce que le prélat suppose acquis : la révélation et les miracles. On peut dire que les deux adversaires manient des armes qui ne se rencontrent pas. — D’autre part, la lettre à Christophe de Beaumont n’offre rien de nouveau quant au fond ; elle répète seulement, sous une forme adoucie et persuasive, quelques-unes des théories de l’Émile et du Contrat. Mais la lettre est, dans son ensemble, un chef-d’œuvre de polémique, une merveille de discussion adroite, vigoureuse, émue, éloquente. Le « citoyen de Genève » affecte d’abord le plus grand respect pour le prélat ; il se complait dans son attitude d’homme obscur, d’homme de rien, de citoyen modeste, — mais qui porte en lui la vérité, — en face d’un grand de la terre. Puis, monte peu à peu sa plainte d’opprimé ; puis sa colère éclate. C’est vraiment très bien fait. Et voici quelques lignes de la fin :

Que vous discourez à votre aise, vous autres hommes constitués en dignité !… Vous accablez fièrement le faible, sans répondre de vos iniquités à personne… Sur les moindres convenances d’intérêt ou d’état, vous nous balayez devant vous comme la poussière. Les uns décrètent et brûlent, les autres diffament ou déshonorent, sans droit, sans raison, sans mépris, même sans colère, uniquement parce que cela les arrange, et que l’infortuné se trouve sur leur chemin.

Monseigneur, vous m’avez insulté publiquement (n’est-ce pas que cela a le ton et l’allure de quelque couplet d’un drame de Hugo où un plébéien riverait son clou à un prince ?). Monseigneur vous m’avez insulté publiquement ; je viens de prouver que vous m’avez calomnié. Si vous étiez un particulier comme moi, que je pusse vous citer devant un tribunal équitable, et que nous y comparussions tous deux, moi avec mon livre, et vous avec votre mandement, vous y seriez certainement déclaré coupable et condamné à me faire une réparation aussi publique que l’offense l’a été. Mais vous tenez un rang où l’on est dispensé d’être juste, et je ne suis rien. Cependant vous qui professez l’Évangile, vous prélat fait pour apprendre aux autres leur devoir, vous savez le vôtre en pareil cas. Pour moi, j’ai fait le mien, je n’ai plus rien à vous dire, et je me tais.

Daignez, monseigneur, agréer mon profond respect (Motiers 18 novembre 1762).

J’ai dit que, dans le fond, la Lettre à M. de Beaumont n’offrait rien que de déjà vu. J’en excepte une page intéressante. Dans le moment même où il défend contre le prélat la religion naturelle, Rousseau continue de se séparer des « philosophes ». Une de leurs manies était de traiter tous les fondateurs de religions de fourbes, d’imposteurs, de charlatans, de jongleurs sacrés. Jean-Jacques qui a, lui, l’intelligence des choses religieuses, en juge autrement :

Honorez en général, dit-il, tous les fondateurs de vos cultes respectifs… Ils ont eu de grands génies et de grandes vertus : cela est toujours estimable. Ils se sont dits les envoyés de Dieu ; cela peut être et n’être pas ; c’est de quoi la pluralité ne saurait juger d’une manière uniforme, les preuves n’étant pas également à sa portée. Mais quand cela ne serait pas, il ne faut point les traiter si légèrement d’imposteurs. Qui sait jusqu’où les méditations continuelles sur la divinité, jusqu’où l’enthousiasme de la vertu ont pu, dans leurs sublimes âmes, troubler l’ordre didactique et rampant des idées vulgaires ? Dans une trop grande élévation la tête tourne, et l’on ne voit plus les choses comme elles sont…

Ici, Rousseau est autrement intelligent que Voltaire.

J’imagine qu’après sa magnifique réplique à l’archevêque de Paris, Rousseau crut qu’il allait rentrer en grâce auprès de la partie récalcitrante de ses compatriotes de Genève. Il y avait eu (je vous renvoie là-dessus au beau livre de Rod), il y avait eu, dans le décret lancé par le Petit Conseil contre Rousseau, une irrégularité de procédure. Jean-Jacques comptait que toute la bourgeoisie protesterait contre cette infraction à la loi. Et, en effet, il avait à Genève des amis, les meneurs de ce qu’on peut appeler, le parti démocratique, — et qui même l’ennuyaient bien fort, et qui l’accablaient de leurs lettres et de leurs visites (deux eurent l’indiscrétion de tomber malades chez lui et de s’y faire soigner). Mais tout se passait en paroles. Après avoir attendu plus d’un an « que quelqu’un réclamât contre une procédure illégale », Rousseau prit enfin un parti, renonça « à une ingrate patrie », abdiqua, par une lettre au premier syndic, son droit de bourgeoisie.

Il dut être très malheureux à ce moment-là. Nous le voyons dans sa correspondance (qu’il faut toujours consulter en même temps que ses Confessions). Seul, proscrit, se croyant abandonné de tous, ses souffrances physiques ayant redoublé de violence, il écrit à Duclos (le seul des « philosophes » avec qui il ne se soit jamais brouillé) qu’il est décidé au suicide.

…Ma situation physique a tellement empiré… que mes douleurs, sans relâche et sans ressource, me mettent absolument dans le cas de l’exception marquée par Mylord Édouard en répondant à Saint-Preux.

(Cette lettre de mylord Édouard est la vingt-deuxième de la troisième partie de la Nouvelle Héloïse.)

Et Rousseau écrit en même temps à M. Martinet, « châtelain » de Motiers, pour lui remettre son testament et lui recommander Thérèse, comme il avait fait à Duclos.

Adieu, monsieur, je pars pour la patrie des âmes justes, j’espèce y trouver peu d’évêques et de gens d’Église, mais beaucoup d’hommes comme vous et moi.

Je note ce projet de suicide. Plus tard, en Dauphiné, dans la lettre où il propose à Thérèse la séparation, il lui promet de ne pas se suicider. Tout cela prouve du moins qu’il y songeait quelquefois.

Cependant il ne se tue pas. Il se rétablit pour de nouvelles douleurs. L’hiver est dur à Motiers. Pendant six mois, il ne peut mettre les pieds dehors. Tout en faisant des lacets, ou en fendant du bois pour suer l’urine dont il a le corps ravagé, il médite sur l’universelle injustice dont il est victime, sur son infortune qu’il juge unique au monde. Thérèse devient moins douce, car elle se déplaît en pays étranger — et protestant, elle, commère catholique.

A Genève, l’agitation continue. Les partisans de Rousseau font au Conseil des « représentations », dont il ne tient compte. Pour défendre le Conseil, le procureur général Tronchin écrit, sur le cas de Rousseau et contre Rousseau, les Lettres de la Campagne. Rousseau, déchaîné cette fois, répond par les Lettres de la Montagne (neuf lettres en deux parties ; trois cents pages environ).

Dans la deuxième partie, il développe la constitution de Genève et le mécanisme du « droit de représentation », et démontre l’illégalité de la procédure dont on avait usé envers lui.

La première partie est restée intéressante. Elle est fort belle par endroits. Sans doute, dans la plupart de ces pages, il ne fait que maintenir les idées du Vicaire Savoyard et son droit de les exprimer librement, même à Genève. Mais on y trouve aussi des choses que Rousseau n’avait pas encore dites.

D’abord le passage où il ramène la Réformation à son vrai principe, qui est le libre examen individuel, et en tire, bien longtemps d’avance, les conclusions du « protestantisme libéral » (qui, vraiment, n’est plus une religion confessionnelle). Rousseau réserve pourtant deux points :

Pourvu, dit-il, qu’on respecte toute la Bible et qu’on s’accorde sur les points principaux, on vit selon la réformation évangélique.

On ne voit pas, à vrai dire, pourquoi le libre examen s’arrêterait devant la sainteté de la Bible et devant certains points de son interprétation. Le propre d’une religion fondée sur le libre examen semble bien être de se détruire enfin elle-même ; et c’est ce qui arriverait sans doute à la Réforme, si, au bout du compte, le commun des protestants n’étaient des hommes comme les autres, pliés, par sens pratique, à une habitude et à une tradition, peu capables de critique, et chez qui la liberté d’examen est un principe et une prétention beaucoup plus qu’une réalité. Mais, ceci réservé, les déductions de Rousseau sont irréprochables :

Chacun, conclut-il, en demeure seul juge en lui-même (juge de la doctrine et des interprétations) et ne reconnaît en cela d’autre autorité que la sienne propre. Les bonnes instructions doivent moins fixer le choix que nous devons faire, que nous mettre en état de bien choisir. Tel est le véritable esprit de la Réfomation, tel en est le vrai fondement. La raison particulière y prononce…, et il est tellement de l’essence de la raison, d’être libre que, quand elle voudrait s’asservir à l’autorité, cela ne dépendrait pas d’elle. Portez la moindre atteinte à ce principe, et tout l’évangélisme croule à l’instant. Qu’on me prouve aujourd’hui qu’en matière de foi je suis obligé de me soumettre aux décisions de quelqu’un, dès demain je me fais catholique, et tout homme conséquent et vrai fera comme moi.

Et plus loin, contre ces pasteurs qui, avant l’affaire Rousseau, affectaient une extrême liberté d’esprit et passaient même pour « sociniens » :

Ce sont en vérité de singulière gens que messieurs vos ministres : on ne sait ni ce qu’ils croient, ni ce qu’ils ne croient pas ; on ne sait même pas ce qu’ils font semblant de croire ; leur seule manière d’établir leur foi est d’attaquer celle des autres

Et il va plus avant. Il prête aux catholiques ce qu’ils auraient pu répondre aux premiers réformateurs, et il embarrasse ceux-ci dans leurs propres contradictions par un raisonnement que Bossuet eût avoué, et d’un accent où Bossuet eût seulement mis plus de charité et de douceur. Rousseau fait simplement, ici, le procès de la Réforme même et de son principe. Le singulier homme ! Toute cette seconde Lettre de la Montagne me paraît un chef-d’œuvre, et un chef-d’œuvre bien inattendu. Ainsi la destinée de Jean-Jacques était d’être destructeur, même du protestantisme, et cela en se conformant à ce qui est l’essence même de la Réforme et en se montrant ce que le protestantisme, dans son fond intime, conseille d’être : un individualiste forcené.

Ce heurt de Rousseau contre ceux de sa religion, me plaît extrêmement, je l’avoue. Cette aventure eut, je crois, pour l’âme de Rousseau, des conséquences que nous verrons tout à l’heure.

Mais je ne puis quitter cette première partie des Lettres de la Montagne sans vous lire une page sur Jésus, qui prouve que ce n’est pas seulement Chateaubriand, Senancour, George Sand, Michelet et Dumas fils qui ont beaucoup lu Rousseau et s’en sont souvenu, mais que c’est aussi Ernest Renan.

Je ne puis m’empêcher de dire, — écrit Rousseau dans la troisième lettre, — qu’une des choses qui me charment dans le caractère de Jésus n’est pas seulement la douceur des mœurs, la simplicité, mais la facilité, la grâce et même l’élégance. Il ne fuyait ni les plaisirs ni les fêtes, il allait aux noces, il voyait les femmes, il jouait avec les enfants, il aimait les parfums, il mangeait chez les financiers. Ses disciples ne jeûnaient point, son austérité n’était point fâcheuse. Il était à la fois indulgent et juste, doux aux faibles et terrible aux méchants. Sa morale avait quelque chose d’attrayant, de caressant, de tendre ; il avait le cœur sensible, il était homme de bonne société. Quand il n’eût pas été le plus sage des mortels, il en eût été le plus aimable.

Est-ce assez « Vie de Jésus » !

Naturellement, les Lettres de la Montagne redoublèrent la fureur des ennemis de Rousseau. Elles sont brûlées à Neuchâtel, à Berne, à La Haye, à Paris. — Des morts contribuent à l’enfoncer dans sa mélancolie. Il perd le maréchal de Luxembourg, « ce bon seigneur », le « seul ami vrai qu’il eût en France », qui avait continué à lui écrire affectueusement depuis son exil, et à qui Jean-Jacques avait envoyé de longues lettres sur les moeurs du pays de Neuchâtel et sur le paysage du Val-Travers. — Vers le même temps meurt madame de Warens, « déjà chargée d’ans et surchargée d’infirmités et de misères ». Rousseau, qui n’a jamais parlé d’elle qu’avec tendresse et respect malgré tout, la place dans le ciel, — ce qui est bien, — mais aux côtés de Fénelon, — ce qui paraît excessif :

Allez, dit-il, âme douce et bienfaisante, auprès des Fénélon, des Bernex (l’ancien évêque d’Annecy), des Catinat, et de ceux qui, dans un état plus humble, ont ouvert comme eux leur cœur à la charité véritable ; allez goûter le fruit de la vôtre, et préparer à votre élève la place qu’il espère occuper près de vous.

Ce n’est pas tout. Le meilleur ami (avec le maréchal de Luxembourg) et le plus puissant protecteur de Rousseau, mylord Maréchal, rappelé en Angleterre, quitte Neuchâtel. Contre le pauvre Jean-Jacques, malade, triste, désemparé, la persécution continue et s’étend, attisée un moment par un atroce pamphlet de Voltaire (le Sentiment des citoyens…). Le pasteur Montmollin abandonne Rousseau, puis excite le peuple contre lui. On insulte dans les rues le malheureux que son costume de carnaval désigne aux gamins. Dans la nuit du 6 ou 7 septembre 1765, on casse à coups de pierre quelques carreaux de sa maison. Il s’en va à Neuchâtel et, de là, à l’île Saint-Pierre dans le lac de Bienne. L’île, fort agréable, d’une lieue de tour, appartenait à l’hospice de Berne et n’avait pour habitants que le « receveur » de l’hospice avec sa famille, — de braves gens.

Rousseau passe dans cette île six semaines délicieuses ; il herborise, il se promène sur l’eau, et surtout il rêve… Vraiment on aurait bien dû le laisser là tant qu’il eût voulu y vivre ; car qui gênait-il ? Mais un décret du Sénat de Berne l’en expulse le 17 octobre. Affolé, il écrit au Sénat en lui offrant de se livrer, pour qu’on l’enferme dans une bonne prison tout le reste de sa vie… Puis il s’en va à Bienne, où des zélés lui assurent qu’il sera tranquille.

Il est encore expulsé de Bienne. Ah ! les pasteurs ne le ménagent pas, eux qui le revendiquent et l’honorent aujourd’hui.

Le pauvre homme ne sait plus que devenir. Il songe successivement à se réfugier en Écosse auprès de mylord Maréchal, à Venise, à Zurich, en Silésie, à Berlin, en Savoie, à Jersey, en Italie, en Autriche, à Amsterdam, en Corse. Finalement, et en attendant de prendre une décision, il se rend à Strasbourg, où l’accueil très chaud qu’il reçoit de toute la « société », le dédommage un peu.

Tant de malheurs achèvent de le rendre illustre, — commencent à le rendre fou, — et le purifient.

Je sais bien que Choiseul n’avait pas tort de le considérer comme un écrivain dangereux. Mais si, au lieu de le proscrire, Choiseul lui avait offert à temps (avant l’Émile) des honneurs et quelque sinécure… qui sait, mon Dieu, qui sait ?… L’ambition de Jean-Jacques avait été longtemps d’être « officiel », d’être un homme en place. Bien qu’il parle souvent de son « inaptitude à supporter aucun joug », il a souvent, d’autre part, le désir de s’insérer honorablement dans un ordre de choses bien établi, — (comme lorsqu’il rentre dans la bourgeoisie genevoise). Puis, incapable de défendre ses intérêts matériels, il avait un peu le besoin d’être protégé, de sentir sa tranquillité assurée, d’échapper au souci du lendemain… Oui, Choiseul avait d’autres moyens de l’annihiler qu’en le faisant décréter de prise de corps.

Au reste, il ne l’annihila point par ce moyen-là ; au contraire. Dès que Rousseau est persécuté par le gouvernement de France, et plus durement par les églises suisses, sa gloire devient unique, et sa réputation européenne. Et c’est autre chose que la gloire de Voltaire : c’est la renommée d’un bienfaiteur des hommes, d’un sage, d’un législateur antique. Cela prenait déjà la forme d’un culte. L’ermite de Motiers est constamment dérangé par d’illustres visites. Il ne suffit pas à sa correspondance. La Corse lui demande une Constitution. Des princes, de grandes dames, de grands seigneurs, des magistrats, des prêtres, des jeunes gens le consultent sur l’éducation, sur la religion, sur des cas de conscience. Et il leur donne de fort bonnes consultations, non seulement éloquentes — ou fines, — mais pleines de bon sens et presque toutes empreintes d’un esprit d’ordre et de conservation. Car il a presque toujours été sage pour les autres.

Mais aussi cette situation d’oracle européen exalte de plus en plus son orgueil, — en même temps que ses malheurs trop réels, et l’inquiétude continuelle où il vit, développent en lui la folie de la persécution. Mais de ces malheurs même il jouit en quelque manière, tant il les voit démesurés et exceptionnels. — Comme Chateaubriand (et ce n’est pas la première fois que j’ai l’occasion de rapprocher ces deux hommes) Rousseau trouve extraordinaire tout ce qui lui arrive, passe son temps à s’émerveiller de sa destinée, et se console de ses duretés par ce qu’elle a d’unique, — Je ne vous en donnerai qu’un petit exemple. Dans le temps qu’on le huait à Motiers, Rousseau obtint, par mylord Maréchal, une place de conseiller d’État de Neuchâtel pour le colonel Pury, gendre de Dupeyrou :

C’est ainsi, dit-il, que le sort, qui m’a toujours mis trop haut ou trop bas, continuait à me balloter d’une extrémité à l’autre : et, tandis que la populace me couvait de fange, je faisais un conseiller d’État.

(Que de phrases de ce genre, — rappelez-vous, — dans les Mémoires d’outre-tombe !)

Et cependant, parmi cet orgueil et parmi ces commencements de démence, il n’est point douteux que Rousseau ne devienne meilleur. Ses infortunes ne le détachent point de lui-même, mais le détachent de beaucoup de choses contingentes et passagères. Il s’exerce à cette résignation qu’il définit si bien dans l’Émile. Entre ses crises d’orgueil ou de délire, il est patient et doux. Il est à noter que toutes les amitiés qu’il a faites ou confirmées dans ce temps-là (mylord Maréchal, Dupeyrou, Moultou, même l’ennuyeux d’Ivernois), il leur est resté fidèle jusqu’à sa mort, et les a à peu près exceptées de sa manie soupçonneuse.

Enfin, l’âme religieuse de Jean-Jacques devient plus purement religieuse. Si les pasteurs genevois avaient été indulgents pour lui, son spiritualisme eût assez facilement accepté la forme confessionnelle de l’église genevoise. Mais, éclairé en même temps qu’irrité par l’intolérance protestante, il se dégage de tout reste de protestantisme, et je ne dirai pas qu’il tend au catholicisme (où il passa, après tout, vingt-six ans de sa vie et qu’il pratiqua sincèrement pendant une dizaine d’années) ; mais je dirai qu’il tend à une sorte de catholicité. J’entends par là que son Dieu est le Dieu commun à toutes les religions, et aussi que son Dieu n’est point le Dieu gendarme de Voltaire, ni le Dieu géomètre de ceux des Encyclopédistes qui ne sont pas tout à fait athées, mais que c’est « Dieu sensible au cœur », et aussi Dieu-Providence (un Dieu dont il parle presque aussi souvent que Bossuet) ; quelque chose de plus, en vérité, que le Dieu des déistes-rationalistes.

Et, en outre, il serait sans doute un peu excessif de dire qu’il incline de coeur au catholicisme : mais pourtant, jugeant cruels et stupides les ministres de la religion du libre examen, lesquels le persécutent à la fois par méchanceté et par ignorance du vrai principe de la Réformation ; considérant d’ailleurs et découvrant peut-être l’infirmité d’esprit de la plupart des hommes, et même sentant quelquefois sa propre tête faiblir, il n’est pas sans éprouver quelque sympathie pour l’esprit de soumission et de non-examen des catholiques, qui eux, au surplus, ne l’ont pas traqué.

De très nombreux passages de ses lettres des années suivantes manifestent les sentiments que je viens d’indiquer.

J’en citerai quelques-uns sans beaucoup d’ordre :

A madame de B…, déc. 1763 :

Vous avez une religion qui dispense de tout examen : suivez-la en simplicité du cœur.

— A M. M…, curé d’Ambérier en Bugey, auquel il recommande Thérèse :

…Bonjour, monsieur, je suis plein de vous et de vos bontés, et je voudrais être un jour à portée de voir et d’embrasser un aussi digne officier de morale. Vous savez que c’est ainsi que l’abbé Saint-Pierre appelait ses collègues les gens d’église.

— A M. Marcel, maître de danse de la cour du duc de Saxe-Gotha :

…Je n’ai jamais aspiré à devenir philosophe, je ne me suis jamais donné pour tel, je ne le fus, ni ne le suis, ni ne veux l’être.

— A un abbé qui a des doutes sur divers points du dogme catholique et qui songe à quitter son état :

Quoi, monsieur…, dans un point de pure spéculation, dans lequel nul ne voit ce qui est vrai ou faux, et qui n’importe ni à Dieu ni aux hommes, nous nous ferions un crime de condescendre aux préjugés de nos frères et de dire oui où nul n’est en droit de dire non ?

— A M. Séguier de Saint-Brisson, un jeune homme inquiet, brouillé avec sa mère sur des questions de religion (22 juillet 1764) :

…Vous voulez secouer hautement le joug de la religion, où vous êtes né ? Je vous déclare que, si j’étais né catholique, je demeurerais catholique, sachant bien que votre Église met un frein très salutaire aux écarts de la raison humaine, qui ne trouve ni fond ni rive quand elle veut sonder l’abîme des choses…

— De même à l’abbé de X…, autre prêtre troublé (11 nov. 1764) :

…De quoi s’agit-il au fond de cette affaire ? Du sincère désir de croire, d’une soumission du cœur plus que de la raison ; car enfin la raison ne dépend pas de nous, mais la volonté en dépend, et c’est par la seule volonté qu’on peut être soumis ou rebelle à l’Église… Je commencerais donc par choisir pour confesseur un bon prêtre, un homme sage et sensé, tel qu’on en trouve partout quand on les cherche… Je lui dirais : Je sens que la docilité qu’exige l’Église est un état désirable pour être en paix avec soi ; j’aime cet état, j’y veux vivre… Je ne crois pas, mais je veux croire, et je le veux de tout mon cœur. Soumis à la foi malgré mes lumières, quel argument puis-je avoir à craindre ? Je suis plus fidèle que si j’étais convaincu.

Je ne sais pas bien, n’étant pas théologien, si tout cela est d’une orthodoxie irréprochable ; je ne vous dis pas non plus que les prêtres troublés qui consultaient Rousseau fussent encore de très bons prêtres… Mais toujours il leur conseille l’effort pour croire et la soumission : voilà le fait. A tout mettre au pis, le catholicisme des dernières années de Rousseau vaut bien celui de Lamartine, par exemple.

— Au chevalier d’Éon (Wootton, 31 mars 1766) :

…Si mon principe (le libre examen) me paraît le plus vrai, le vôtre (l’autorité) me paraît le plus commode ; et un grand avantage que vous avez est que votre clergé s’y tient bien, au lieu que le nôtre (le clergé protestant), composé de petits barbouillons à qui l’arrogance a tourné la tête, ne sait ni ce qu’il veut ni ce qu’il dit, et n’ôte l’infaillibilité à l’Église qu’afin de l’usurper chacun pour soi.

— A M. Roustan (Wootton, 7 sept. 1766) :

…Le clergé catholique, qui seul avait à se plaindre de moi, ne m’a jamais fait ni voulu aucun mal ; et le clergé protestant, qui n’avait qu’à s’en louer, ne m’en a fait et voulu que parce qu’il est aussi stupide que courtisan.

— A Moultou, troublé lui aussi, quoique pasteur, une très belle lettre de réconfort et d’exhortation à croire du moins à Dieu (Monquin, 14 fév. 1769). — Et je vous signale surtout la lettre à M. de M…, autre esprit inquiet et travaillé de doutes, qui est un émouvant commentaire de la Profession de foi du Vicaire Savoyard. (Bourgoin, 15 janvier 1769.) J’y relève ces mots :

…J’ai cru dans mon enfance par autorité, dans ma jeunesse par sentiment ; maintenant je crois parce que j’ai toujours cru. Tandis que ma mémoire éteinte ne me remet plus sur la trace de mes raisonnements, tandis que ma judiciaire affaiblie ne me permet plus de les recommencer, les opinions qui en ont résulté me restent dans toute leur force… et je m’y tiens en confiance et en conscience.

Et plus loin, sur ce qu’il y a un point, dans la recherche, où la raison doit sentir ses limites :

Alors, saisi de respect, l’homme s’arrête, et ne touche point au voile, content de savoir que l’Être immense est dessous.

Et sur la douceur de Jésus :

…Douceur qui tient plus de l’ange et du Dieu que de l’homme, qui ne l’abandonna pas un instant, même sur la croix, et qui fait verser des torrents de larmes à qui sait lire sa vie comme il faut.

Il ne faut rien exagérer. Il est certain que, depuis les Charmettes, Rousseau avait cessé d’être catholique au sens entier du mot, c’est-à-dire de croire aux dogmes et à la hiérarchie du catholicisme. Il est certain qu’à partir de 1754, l’antipapisme de son enfance lui était revenu, notamment dans le Contrat social. Mais il est certain aussi que, du jour où les protestants l’avaient persécuté, il avait cessé d’être anti-catholique. Une partie du clergé de France avait pour lui une sympathie secrète, d’abord en haine des Encyclopédistes, puis parce que Rousseau ne fut jamais impie.

Sur la divinité du Christ, il n’a point de négation formelle. Dans un fragment (Morceau allégorique sur la Révélation) qui est probablement des dernières années de sa vie, et qui est écrit dans le goût et le ton des Paroles d’un Croyant, il nous montre Socrate pénétrant dans le temple des idoles, — puis Jésus. Au moment de l’entrée de Jésus :

Une voix se fait entendre dans les airs, prononçant distinctement ces mots : C’est ici le Fils de l’homme ; les cieux se taisent devant lui ; terre, écoutez sa voix. Jésus monte sur l’autel de la principale idole et la renverse sans effort, et, montant sur le piédestal avec aussi peu d’agitation, il semblait prendre sa place plutôt qu’usurper celle d’autrui.

Puis, il parle… et :

On sentait que le langage de la vérité ne lui coûtait rien, parce qu’il en avait la source en lui-même.

Sur la messe même, le « vicaire savoyard », qui continue de la célébrer, s’exprime ainsi dans la Profession de foi :

…Quand j’approche du moment de la consécration, je me recueille pour la faire avec toutes les dispositions qu’exige l’Église et la grandeur du sacrement ; je tâche d’anéantir ma raison devant la suprême intelligence ; je me dis : Qui es-tu pour mesurer la puissance infinie ? Je prononce avec respect les mots sacramentaux, et je donne à leur effet toute la foi qui dépend de moi. Quoi qu’il en soit de ce mystère inconcevable, je ne crains pas qu’au jour du jugement je sois puni pour l’avoir jamais profané dans mon cœur.

Tout cela n’est pas la foi entière, et n’est donc pas la foi. Mais ce n’est pas non plus la négation. C’est d’un homme qui se souvient d’avoir cru. Beaucoup de prêtres en France savaient du moins gré à Rousseau de n’avoir jamais écrit une parole blasphématoire.

Retournons au Rousseau de 1762-1766.

Jamais il n’a été plus éloquent ni plus émouvant que dans ses professions de foi religieuses de ce temps-là ; jamais il n’a été plus sage que dans ces consultations qu’il donnait aux âmes troublées : jamais il n’a été plus grand écrivain… Et cependant il est déjà fou.

Fou sur un point. Il soupçonne tout le monde, même et surtout ses anciens amis, de le haïr, de l’espionner, de le trahir, de le persécuter, de former un vaste complot pour le rendre odieux et pour le déshonorer. — Dès l’Ermitage, il montrait des signes de cette maladie mentale. Mais elle le possède à présent, et presque sans relâche ; et les douze dernières années de sa vie ne sont plus que l’histoire d’un pauvre animal poursuivi et traqué par une meute qu’il porte dans son imagination, c’est-à-dire par lui-même.

Nous l’avons laissé à Strasbourg, cherchant encore où il s’établirait. Il semble se décider pour Berlin. Puis, brusquement, pressé par la comtesse de Boufflers, il se rend à Paris avec un sauf-conduit. Il loge chez le prince de Conti, au Temple, qui est lieu d’asile, et où tout Paris vient le voir et le fatigue. Et, le 4 janvier 1766, il se laisse emmener en Angleterre par David Hume.

Hume avait la réputation d’un fort honnête homme, et certainement il avait de la sympathie pour Rousseau et désirait lui rendre service. Dès leur arrivée à Londres, Hume écrivait à la comtesse de Boufflers :

Mon pupille est arrivé en bonne santé ; il est très aimable, toujours poli, souvent gai, ordinairement sociable.

Et à la marquise de Barbentane :

…Il est doux, modeste, aimant, désintéressé, doué d’une sensibilité exquise… Il a dans ses manières une simplicité remarquable, et c’est un véritable enfant dans le commerce ordinaire. Cette qualité, jointe à sa grande sensibilité, fait que ceux qui vivent avec lui peuvent le gouverner avec la plus grande facilité..

Assurément ces phrases sont d’un ami. Mais elles impliquent tout de même qu’aux yeux de Hume Rousseau est un être bizarre et faible. Elles le jugent avec bienveillance, mais avec un sourire. Hume était de la société de madame du Deffand et d’Horace Walpole, de d’Alembert et de madame Geoffrin. Il aimait bien Jean-Jacques, oui ; mais cela ne l’avait pas empêché, un jour, chez madame Geoffrin, de collaborer à une plaisanterie de Walpole sur Rousseau : une prétendue lettre du roi de Prusse, où Jean-Jacques était raillé sur sa manie soupçonneuse et son « besoin » de se croire persécuté. Comme, après tout, il l’avait été réellement, la plaisanterie devenait assez cruelle, et c’est à quoi David Hume n’avait pas pris garde. — Bref il aimait Rousseau, oui ; mais avec un peu de compassion ou de protection dans son amitié, et parfois un peu d’ironie. Or, dès que Rousseau devinait ces sentiments-là chez un ami, cela le rendait fou, simplement.

Et c’est pourquoi, transporté par Hume à Londres, puis envoyé par lui dans une propriété de son ami Davenport (à Wootton, à 60 milles de Londres) où Rousseau ne payait qu’un loyer fort modique, — c’est pourquoi, dis-je, quelques mois plus tard, Rousseau rompt brusquement avec Hume, l’accuse d’avoir conspiré son déshonneur avec d’Alembert et le médecin Tronchin, et déclare Hume l’homme le plus fourbe et le plus méchant de l’univers.

Ses griefs ? Ils nous éclairent tristement sur son cas. Rousseau les expose dans une longue lettre adressée à Hume lui-même, le 10 juillet 1766. Que lui reproche-t-il ? Voici : — Hume n’a pas admis Thérèse à sa table. A peine arrivé à Londres, les journaux, jusque-là bienveillants à Rousseau, lui sont devenus hostiles ; cela, évidemment, à l’instigation de Hume. Hume a affecté de ménager l’argent de Rousseau, de le traiter comme un pauvre. Hume, ayant commandé le portrait de Rousseau, lui a fait donner par le peintre une expression sombre et méchante. Un jour qu’ils étaient en tête à tête, Hume l’a fixé d’un regard sec et moqueur ; Rousseau est traversé par cette idée, que ce regard est celui d’un scélérat ; mais, pris soudain de remords, Rousseau se jette à son cou en s’écriant d’une voix entrecoupée : « Non, non, David Hume n’est pas un traître ; s’il n’était le meilleur des hommes, il faudrait qu’il en fût le plus noir. » Sur quoi Hume, interloqué, rend poliment ses embrassements à Rousseau et, tout en le frappant de petits coups sur le dos, lui répète plusieurs fois d’un ton tranquille (oh ! mon Dieu, comme nous aurions fait nous-mêmes à sa place) : « Quoi, mon cher monsieur ?… Eh ! mon cher monsieur… Quoi donc, mon cher monsieur ?… » — Et les autres griefs de Jean-Jacques sont à l’avenant.

Il reste, je crois, que Hume, à l’origine, a manqué un peu de délicatesse, — et qu’ensuite il a manqué d’indulgence. Mais il est vrai qu’il en fallait beaucoup avec un si étrange malade.

      *       *       *       *       *

Rousseau quitte Wootton en mai 1767. Pendant trois années encore, — inquiet, effaré, malade, — poussant la manie du soupçon jusqu’à se croire visé par deux vers inoffensifs d’une tragédie de Du Belloy ; — quittant brusquement Grenoble parce qu’un bonhomme de président, après l’avoir accablé de politesses, lui avoue naïvement qu’il ne connaît pas ses ouvrages ; — inscrivant sur des portes d’auberge les pensées de son orgueil ; — entrevoyant quelquefois sa propre démence, comme lorsqu’il écrit à M. de Saint-Germain : « Si j’avais trouvé plutôt un cœur où le mien osât s’ouvrir…, ma raison s’en trouverait mieux », ou à d’Ivernois : « Je commence à craindre, après tant de malheurs réels, d’en voir quelquefois d’imaginaires qui peuvent agir sur mon cerveau (28 mars 1768) » ; puis ressaisi par ses visions habituelles ; — n’ayant plus, pour tous livres, que Plutarque, l’Astrée et le Tasse ; — incapable, dit-il, de penser ; — incapable de demeurer longtemps à la même place, — il reprend, déjà vieux, la vie errante de son adolescence et de sa jeunesse ; se fait appeler « Renou » (du nom de famille de la mère Levasseur) ; s’en va à Fleury-sous-Meudon, chez le marquis de Mirabeau ; puis à Trye, chez le prince de Conti, d’où le délogent les tracasseries des domestiques qui lui refusent, dit-il, les fruits et les légumes du jardin ; puis à Lyon, puis à Grenoble, puis à Bourgoin, où il épouse Thérèse en présence de Dieu, de la nature et de deux citoyens vertueux ; puis à Monquin, d’où le chasse la querelle de Thérèse avec une servante ; puis (de nouveau) à Lyon, — et enfin à Paris, où il s’installe rue Plâtrière à son domicile d’autrefois, et reprend l’habit français.

C’est là que, pendant huit ans, il vit — enfin — comme un sage. Il n’est plus — enfin — l’obligé de personne. Il paye — enfin — son loyer comme tout le monde. Il a renoncé — enfin — aux grands seigneurs et aux grandes dames. Il ne lit plus guère et n’écrit presque pas. Mais il s’amuse à la botanique, il se promène, il herborise. Il a à peu près douze cents livres de rente viagère ; à quoi il ajoute environ cinq cents livres bon an mal an, en copiant de la musique, ce qui est son plaisir. (En six ans, six mille pages de musique à dix sous).

Nous avons, sur ce Rousseau des dernières années, beaucoup de témoignages, parmi lesquels l’Essai (inachevé) sur Jean-Jacques Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre ; les six Lettres de Corancez dans le Journal de Paris, an VI ; et Mes visites à J.-J. Rousseau par M. Eymar, fils d’un négociant de Marseille et venu à Paris pour voir son idole.

Pour cette nouvelle génération, Rousseau est une espèce de saint laïque. Saint-Pierre, Corancez, Eymar ne voient que ses vertus, qui furent réelles et qui, au moment où ils connurent Rousseau, étaient à peu près dégagées de tout mauvais alliage.

On a beaucoup accusé Rousseau d’avoir été ingrat. Ce n’est pas mon avis, — deux ou trois mauvais mouvements de sa jeunesse mis à part. — Seulement, il se défend mal contre les bienfaiteurs qui s’imposent à lui par vanité, et il paraît ingrat lorsqu’enfin, excédé, il se dérobe brusquement. Mais il n’a été ingrat ni pour madame de Warens, ni pour Thérèse, ni pour monsieur et madame de Luxembourg, ni pour Malesherbes, ni pour mylord Maréchal, ni pour les Roguin, le Dupeyrou, les Moultou, les Corancez, etc..

Durant ses dernières années, il apparaît dans tout son beau. Rousseau, il faut le dire, est extrêmement désintéressé. Tout autre que lui aurait, avec ses livres (même à cette époque), fait une petite fortune. Nous le voyons, lui pauvre, renoncer tranquillement à une pension du roi d’Angleterre, parce qu’il l’avait eue par l’intermédiaire de Hume. — Il est très charitable, très bienfaisant, comme on disait alors. Il est sobre. Il est d’une charmante simplicité de mœurs. Il est doux, poli, aimable. Il est pieux. Il est indulgent. Il ne dit jamais de mal de personne, — (excepté, vers la fin, de ceux par qui il croit être persécuté, et seulement en tant qu’ils le persécutent ; et il est à remarquer que, dans ses Confessions, il n’est pas méchant, excepté pour Grimm et un peu pour madame d’Épinay). Il a quelquefois, il est vrai, des accès de méfiance, de susceptibilité ombrageuse : mais ses amis de la dernière heure le savent et le lui passent ; et toujours il leur revient. A l’ordinaire, c’est un homme simple, doux et résigné, un véritable sage, d’une sagesse passive, un peu à la manière d’un brahme. Thérèse, racontant sa mort, dira naïvement : « Si mon mari n’est pas un saint, qui est-ce qui le sera ? »

Et pourtant ce sage est un fou. Entre 1772 et 1776, ce sage emploie, de temps en temps, quelques heures à déposer dans des cahiers sa folie, ses visions de monomane qui se croit victime d’une conspiration universelle ; il écrit des Dialogues où un Français converse sur Jean-Jacques avec Rousseau qu’il ignore être Jean-Jacques ; et cela forme trois dialogues ; et cela s’étend sur cinq cent quarante pages, et c’est plein de redites et de rabâchages sinistres ; mais cela est souvent magnifique et tragique, et jamais Rousseau n’a été plus grand écrivain que dans certains passages de ces sombres divagations.

Elles n’étonnent pas trop, lorsqu’on a suivi sa correspondance, surtout depuis 1762. Il écrit, le 28 septembre 1762, à madame de Latour-Franqueville (la plus entêtée de ses fidèles) :

     Quiconque ne se passionne pas pour moi est indigne de moi…
     Quiconque ne m’aime pas à cause de mes livres est un fripon.

Le prologue du livre XIIe des Confessions, la superbe lettre de quarante-cinq pages à M. de Saint-Germain (Monquin, 26 février 1770) qui est à la fois son apologie et son examen de conscience, rendent déjà, en plein, le son de la folie. A partir du 9 février 1770, il adopte, on ne sait pourquoi, une manière de dater inutilement bizarre, et il met à toutes ses lettres, en épigraphe, ces quatre vers (je ne sais où il les a pris ; peut-être sont-ils de lui) :

    Pauvres aveugles que nous sommes !
    Ciel, démasque les imposteurs,
    Et force leurs barbares coeurs
    A s’ouvrir aux regards des hommes.

Dans les Dialogues, c’est la folie définitive. J’aurais voulu rechercher pour vous, dans certains raisonnements de ce livre, les signes les plus remarquables de déraison. Mais je n’en ai plus le temps. Je vous dirai seulement ce que Rousseau croit voir. Voici.

…On dispose autour de lui les murs, les planchers, les serrures pour l’espionner… On l’enveloppe de mouchards, de filles, de mendiants stylés… On ouvre toutes ses lettres… S’il entre dans un lieu public, tout le monde l’entoure et le fixe, mais en s’écartant de lui et sans lui parler… Au parterre on a soin de placer à côté de lui un garde ou un sergent… On le signale partout aux facteurs, commis, gardes, mouches, savoyards, colporteurs, libraires… S’il cherche un livre, un almanach, il n’y en a plus dans Paris… Les décrotteurs refusent de le décrotter… S’il veut passer l’eau vis-à-vis les Quatre-Nations, on ne passe pas pour lui, même en payant le coche entier… On lui envoie tous les jours des espions sous forme de solliciteurs… On dit aux mendiants de lui rejeter son aumône au nez… On crache sur lui dans la rue toutes les fois qu’on le peut sans être aperçu de lui… On lui donne tous les signes de la haine, en l’accablant des plus fades compliments… En Dauphiné, on écartait de lui toute encre lisible, et celle qu’on lui laissait devenait blanche sur le papier… On ne lui dit que de fausses nouvelles… Pendant huit ans on s’est amusé à le faire voyager à grands frais, lui et sa compagne… On s’arrange pour que, chez les marchands, il paye les denrées moins cher que les autres acheteurs, afin de lui faire publiquement l’aumône malgré lui et de l’humilier… On cherche à l’amener au suicide… On l’accuse de crimes dont il ne peut se défendre, puisqu’il ne connaît pas les accusateurs. Quels crimes ? Il ne sait pas non plus, sinon qu’on raconte qu’il est débauché et atteint d’une maladie honteuse, et qu’il trompe sur le prix de ses copies de musique. — Pour le reste, il ne sait pas, mais il sait qu’on l’accuse, etc., etc… (Et tout cela revient vingt fois dans les Dialogues parce qu’il les écrit sans se relire.)

Qui lui fait toutes ces misères ? « On ». Qui, on ? Tout le monde, les grands, les auteurs, les médecins, les hommes en place, les femmes galantes, — l’Europe, l’univers entier, — et particulièrement Grimm, madame d’Épinay, Diderot, Hume, d’Alembert, et tous les philosophes, — Choiseul à leur tête.

(Dans la réalité, les philosophes avaient commencé par le traiter assez bien, et même avec ménagement comme un « original » et comme un malade ; puis avaient commencé à le trouver insupportable et, quand il s’était déclaré publiquement leur ennemi, avaient fini par le détester et par le regarder comme un fou malfaisant : voilà tout ; et il est vrai que c’était déjà quelque chose, mais rien d’imprévu, d’extraordinaire ni de mystérieux.

Quant aux persécutions prétendues qu’il énumère en les dramatisant, vous remarquerez que presque toutes s’expliquent par la curiosité du public à son endroit et le soin que prenait la police de le protéger contre cette curiosité. — Les marchandises qu’on lui vend moins cher qu’aux autres, c’est un souvenir déformé d’une attention délicate de madame de Luxembourg qui, sachant Thérèse dépensière, avait recommandé à l’épicier de Montmorency de lui diminuer ses mémoires, se chargeant de la différence… Et ainsi, je crois, du reste.)

« On » conspire contre lui. Qui encore, « on » ? « Ces messieurs », c’est-à-dire les philosophes, la « secte philosophique ». — « Ces messieurs » ! Jean-Jacques traite les philosophes exactement comme les « libéraux », plus tard, traiteront les jésuites. Il écrit dans le deuxième Dialogue :

Grands imitateurs de la marche des jésuites, ils (les philosophes) furent leurs plus ardents ennemis, sans doute par jalousie de métier et maintenant, gouvernant les esprits avec le même empire, la même dextérité que les autres gouvernaient les consciences… et substituant peu à peu l’intolérance philosophique à l’autre, ils deviennent, sans qu’on s’en aperçoive, aussi dangereux que leurs prédécesseurs.

Et il y revient infatigablement dans le troisième Dialogue, parle de l’« Inquisition philosophique » des « missionnaires du matérialisme et de l’athéisme » et des complots de la secte philosophique contre toute religion et toute morale. Et cela est à rapprocher d’un passage bien curieux du livre IX des Confessions :

…Je me rappelai le sommaire de la morale de Grimm, que madame d’Épinay m’avait dit qu’elle avait adopté. Ce sommaire consistait en un seul article, savoir, que l’unique devoir de l’homme est de suivre en tout les penchants de son cœur. Cette morale, quand je l’appris, me donna terriblement à penser, quoique je ne la prisse alors que pour un jeu d’esprit. Mais je vis bientôt que ce principe était réellement la règle de sa conduite, et je n’en eus que trop, dans la suite, la preuve à mes dépens. C’est la doctrine intérieure dont Diderot m’a tant parlé, mais qu’il ne m’a jamais expliquée…

Et voilà donc Jean-Jacques fournissant des arguments à quelque historien catholique de la Franc-Maçonnerie.

Ces jugements de Rousseau sur les Encyclopédistes ne sont peut-être pas d’un insensé. Où il délire, c’est sur le complot organisé et sur les persécutions spéciales dont il se croit victime. Oui, il est bien fou sur ce point.

Mais, au fait, n’a-t-il été fou que sur ce point-là ?