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Jean-Jacques Rousseau (Lemaître)/Huitième conférence

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 249-285).

HUITIÈME CONFÉRENCE

LE « CONTRAT SOCIAL » LA « PROFESSION DE FOI DU VICAIRE SAVOYARD »

A mon avis, le Contrat social est, avec le premier Discours, le plus médiocre des livres de Rousseau. Il en est, sous une forme sentencieuse, le plus obscur et le plus chaotique. Et il en a été, dans la suite, le plus funeste.

C’est aussi l’ouvrage qui s’insère le moins facilement dans sa biographie, celui dont on voit le mieux qu’il aurait pu ne pas l’écrire. Le Contrat social ne s’explique pas, comme les deux Discours, comme la Julie, comme l’Émile, comme les quelques autres ouvrages qui suivront, par quelque circonstance impérieuse ou persuasive de la vie de Jean-Jacques.

Le texte définitif du Contrat social a dû être rédigé immédiatement avant ou après l’Émile. Mais le Contrat est un fragment d’un grand ouvrage antérieur : les Institutions politiques, commencées par Rousseau à Venise (1744). Le Contrat est donc le seul ouvrage de Rousseau (avec les Rêveries) qui n’ait pas été conçu et écrit sous le coup de la passion.

Je crois simplement que Rousseau à Montmorency reprit et revit, vers 1760-1761, ses vieux cahiers de Venise, parce qu’il était très touché de la gloire de Montesquieu (qu’il raille sans le nommer au livre II du Contrat). Puis, il était encore dans sa période d’adoration pour Genève. Ce qu’il édifie dans le Contrat social, c’est le gouvernement de Genève idéalisé.

Idéalisé ? Comment ? — Genève était un gouvernement démocratique, mais atténué. — En dehors des « habitants », c’est-à-dire les étrangers domiciliés dans la république, et des « natifs », ou fils d’« habitants » (deux classes qui comptaient peu) il y avait les « citoyens », fils de bourgeois et nés dans la ville, et les « bourgeois », fils de bourgeois ou de citoyens, mais nés à l’étranger, ou étrangers ayant acquis le droit de bourgeoisie. Ces deux classes : les « citoyens » et les « bourgeois », formaient ensemble le corps électoral : environ quinze cents votants (on n’était électeur qu’à vingt-cinq ans). Mais, seuls, les « citoyens » pouvaient être membres du gouvernement (appelé « Petit Conseil »).

Or, lorsque Rousseau avait publié le Discours sur l’inégalité, il l’avait dédié à la République de Genève, et particulièrement aux membres du Petit Conseil. Mais ils avaient, paraît-il, reçu froidement cette dédicace ; et, tandis que tout le peuple de Genève s’échauffait pour Jean-Jacques, eux seuls avaient montré quelque réserve. Jean-Jacques, nous le savons, leur en avait gardé rancune ; et il est donc fort possible qu’en poussant à la démocratie toute pure son tableau idéalisé d’une petite république, il ait voulu ennuyer un peu ces membres privilégiés du Petit Conseil, qu’il avait inutilement traités dans sa dédicace de « magnifiques et souverains seigneurs ».

Ce n’est que par là, je crois, qu’on peut « insérer », comme je disais, le Contrat social dans la vie personnelle et intime de Jean-Jacques : Jean-Jacques veut démocratiser Genève par rancune des sentiments trop tièdes du gouvernement genevois à son égard. — Il n’est pas impossible.

D’autre part, il n’était pas nécessaire sans doute, mais il était assez naturel que Rousseau, censeur des mœurs dans ses premiers livres, précepteur d’amour dans la Julie, oracle de l’éducation dans l’Émile, sentît le besoin d’être enfin législateur, pour achever sa mission de bienfaiteur de l’humanité. Car tous ces emplois se tiennent. — Lui-même avait dit dans l’Émile (et l’on y peut voir une amorce au Contrat social) :

Comment faire pour que l’homme, dans l’état civil, reste aussi libre que possible, ne subisse pas des volontés particulières et arbitraires, ne subisse que des volontés générales ? Il faut substituer la loi à l’homme ; armer les volontés générales d’une force réelle, supérieure à l’action de toute volonté particulière.

Bref, c’est l’homme d’un rôle qui a écrit le Contrat social, et c’est aussi l’homme froissé par les « magnifiques seigneurs » de Genève ; et c’est le Genevois, fils d’une très petite république ; et c’est plus encore le protestant. La « souveraineté du peuple » est un dogme protestant, opposé par les pasteurs du XVIIe siècle au despotisme de Louis XIV. Le ministre Jurieu avait dit en propres termes : « Le peuple est la seule autorité qui n’ait pas besoin d’avoir raison pour valider ses actes. »

Et, si c’est le protestant qui a écrit le Contrat, ce n’est donc point l’apôtre de la nature ; et il paraît en effet impossible de faire rentrer ce livre dans la théorie exposée par les deux Discours. Car le gouvernement « selon la nature », le gouvernement « naturel », — de quelque façon qu’on l’entende, — ce ne peut évidemment pas être la démocratie absolue, tardif et artificiel produit des métaphysiques politiques, (et qui n’a jamais été réalisée même dans les petites républiques de l’antiquité, où il y avait les « esclaves ») : le gouvernement selon « la nature », ce serait le gouvernement le plus ressemblant à l’immémoriale et naturelle institution de la famille ; ce serait le gouvernement d’un seul, ce serait la monarchie, — et cela de l’aveu même de Rousseau qui, dans le Discours sur l’inégalité, considère comme le meilleur et le plus heureux le régime patriarcal de la tribu.

Et maintenant voici le dessein du Contrat social, dégagé de toutes les digressions qui l’obscurcissent. Je veux citer d’abord une partie des principes posés par l’auteur, et d’où le reste est déduit :

L’homme est né libre, et partout il est dans les fers (« né libre » ne me présente aucun sens ; mais passons). Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore… Qu’est-ce qui peut le rendre légitime (« le », c’est-à-dire ce changement de l’homme né libre en homme qui n’est plus libre, c’est-à-dire, au bout du compte, le gouvernement, l’institution sociale) ? Je crois pouvoir résoudre cette question.

Il y a, à l’origine des sociétés, un pacte, connu ou supposé. Comment doit se formuler ce pacte ? Quelles en doivent être les clauses, — et ensuite le fonctionnement ?

   …La difficulté peut s’énoncer en ces termes :

Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.

…Les clauses de ce contrat, bien entendues, se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ; car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ; et, la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. (Rousseau en est sûr…) De plus, chacun, se donnant à tous, ne se donne à personne ; et, comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a.

(Oh ! c’est d’une excellente logique, et c’est très bien sur le papier.)

…A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix ; lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie, sa volonté…

Cet être collectif est appelé État quand il est passif, souverain quand il est actif… A l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l’État.

Et voici comment le système doit fonctionner, pour que les hommes soient aussi heureux et, paraît-il, aussi libres que possible.

Le peuple fait la loi en tant que souverain. — Le peuple obéit à la loi en tant que sujet. — Le peuple applique la loi en tant que prince ou magistrat, en nommant, pour l’appliquer, non pas des « représentants », mais des « commissaires ».

C’est le gouvernement direct et continu du peuple par le peuple.

Et voici ce qui est impliqué dans ce système :

1º L’égalité absolue des citoyens. — Pour que cette égalité demeure, il ne faut pas que le citoyen fasse partie d’un autre groupe que l’État, qu’il subisse une hiérarchie privée. Donc, aucune société partielle, aucune association, aucune corporation. « Autrement, on pourrait dire qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. »

Quant à l’inégalité des fortunes… Le communisme est enveloppé dans Rousseau. Il dit dans le Contrat (L. 9) :

L’État, à l’égard de ses membres, est maître de leurs biens par le contrat social… Les possesseurs sont considérés comme dépositaires du bien public.

Et il avait dit dans l’Émile (V) :

Le souverain (c’est ici le peuple) peut légitimement s’emparer des biens de tous, comme cela se fit à Sparte, au temps de Lycurgue.

(Et pourtant, dans la Nouvelle Héloïse, il écrivait à la fois le poème et le traité du gouvernement domestique ; et cela supposait à la fois l’inégalité assez grande des fortunes et une sévère hiérarchie, et il en résultait un groupement naturel, économique et moral, qui formait évidemment une « société partielle », interposée entre l’individu et l’État. Et ce groupement semblait à Rousseau utile et délicieux.)

2º Le système implique la souveraineté du peuple. Cette souveraineté va loin.

On convient, dit Rousseau, que tout ce que chacun aliène, pour le pacte social, de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté : mais il faut convenir aussi que le souverain (c’est-à-dire le peuple en tant que souverain) est juge de cette importance.

Bref, c’est le peuple qui décidera ce qu’il convient de laisser de liberté et de biens à chaque citoyen ; et cela fait frémir.

(Et pourtant, dans ce même Contrat social, Rousseau refuse au peuple la prévoyance et la clairvoyance, et l’appelle « une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon. »)

3º Troisièmement et corollairement, le système implique le droit illimité du peuple souverain, même sur la conscience. Le peuple impose sa loi, même en matière philosophique et théologique. Jean-Jacques rétrograde jusqu’à Calvin. Il rétablit l’union du temporel et du spirituel, dont la séparation avait été, selon Auguste Comte, le chef-d’œuvre du moyen âge.

Il y a, dit-il, une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain (au peuple souverain) de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de la religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle.

Il indique les dogmes de cette religion civile : « l’existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois ». Et il conclut ainsi sur ce point :

…Sans pouvoir obliger personne à croire à ces dogmes, le peuple peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, SE CONDUIT COMME NE LES CROYANT PAS (formule terriblement ambiguë et inquisitoriale), qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois.

Quand on se rappelle que les « dogmes » en question, outre l’existence de Dieu et la vie future, comprennent la sainteté du contrat social et des lois, on croit entendre ici les considérants des arrêts qui, trente ans plus tard, enverront tant de gens, — parmi lesquels Malesherbes, André Chénier et Lavoisier, — à la guillotine pour cause d’incivisme ; ce qui donne bien de la saveur à la phrase où Rousseau, tout de suite après, condamne l’intolérance.

Remarquons en passant que ce ne sont pas les athées que les fils politiques de Rousseau prescriraient aujourd’hui : au contraire. Ainsi varie la folie humaine.

Donc, Rousseau décrète la mort contre l’athée relaps.

(Et pourtant, dans la Nouvelle Héloïse, le vertueux Wolmar est athée, et serait donc proscrit de la Genève idéale et condamné à mort s’il y rentrait. Et Jean-Jacques admire Wolmar. Partout ailleurs que dans le Contrat, Jean-Jacques n’est pas intolérant. Il prêche même la tolérance avec une sincérité émue dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard. Et justement, lui qui condamne dans le Contrat ceux dont la croyance n’est pas conforme à son orthodoxie, il sera condamné, et à cause du Contrat et à cause de la Profession de foi, par deux autres orthodoxies, celle du Parlement de Paris et celle du Petit Conseil de Genève. Si bien qu’il pourra se dire : Patere quam fecisti legem. Mais assurément il ne se le dira pas.)

Ainsi, le peuple souverain, qui ne devait prendre à chaque citoyen que la part de sa liberté « dont l’usage importe à la communauté », lui prend finalement tout. — Et, comme sans doute Rousseau prévoit qu’il y aura de mauvais esprits qui essayeront de résister ou de se dérober, il imagine par surcroît un tas de magistratures imitées des républiques antiques pour maintenir l’ordre : — la dictature, bien entendu, dans les grandes crises ; mais aussi la censure, pour surveiller les mœurs, dénoncer les méchants et réglementer ce qui pourra rester de plaisirs aux malheureux citoyens, — et le tribunat, « conservateur des lois et du pouvoir législatif » et qui « servira quelquefois à protéger le souverain contre le gouvernement » (c’est-à-dire le peuple contre ses commissaires), comme faisaient à Rome les tribuns du peuple, quelquefois à soutenir le gouvernement contre le peuple, comme fait à Venise le Conseil des Dix ; et quelquefois à maintenir l’équilibre de part et d’autre, comme faisaient les Éphores à Sparte. (Sentez-vous se dresser ici, déjà, l’appareil du gouvernement de la Terreur ?) — Autant de tyrannies ajoutées, et bientôt substituées, plus dures encore, à celle de l’État.

Il est clair qu’après cela il ne peut rester une parcelle de liberté aux citoyens, si ce n’est à ceux qui sont de la clientèle des magistratures gouvernantes.

Quant à l’égalité, voilà longtemps qu’il n’y en a plus trace dans la démocratie pure inventée par Jean-Jacques. Et cependant, ici comme dans les deux Discours, l’égalité semble son suprême idéal. Pourquoi ? je n’en sais rien. Amour des symétries abstraites ?… A moins de supposer qu’il y eût dans son cœur plus d’envie, plus de rancune des abaissements de sa jeunesse qu’il n’en a laissé paraître dans ses livres : car, il faut le reconnaître, jamais ce sentiment d’envie n’y est confessé. Pourquoi donc cette superstition de l’égalité ?

L’égalité n’est pas un droit (quoique la Révolution en ait fait le premier des « droits de l’homme ») ; et elle n’est pas un fait de nature, ô Jean-Jacques, prêtre de la nature ! (Tout ce qu’on peut dire, c’est que le désir de l’égalité coïncide, dans certains cas, avec le désir de la justice).

Elle n’est pas un droit. — « Vous imaginez-vous qu’un homme puisse dire en venant au monde : — J’ai droit à ce qu’aucun homme ne me soit supérieur, n’ait plus de puissance que moi » ! (Faguet.) Cela n’a aucun sens. Ce qui est vrai, c’est ceci : — Les hommes ont le devoir de ne pas aggraver les inégalités naturelles et fatales entre les hommes. Le mot droit n’a de sens qu’en corrélation avec le mot devoir.

L’égalité n’est pas non plus un fait de nature. Rousseau ne l’a pas trouvée même chez les hommes primitifs, cela est trop évident. A moins qu’on ne veuille simplement dire : — « Tous les hommes naissent en pleurant, tous meurent dans l’angoisse et la souffrance ; tous sont soumis aux mêmes nécessités naturelles, etc.. » Mais, de cela même, s’il y a quelque chose à tirer pour le moraliste et pour le chrétien, il n’y a rien à tirer pour l’État.

Je dirai toute ma pensée : — Pourquoi regretter qu’il en soit ainsi ? Ou pourquoi s’irriter contre ce qui ne peut absolument pas être autrement ? Et enfin pourquoi l’égalité paraît-elle délicieuse et désirable à Rousseau, et l’inégalité odieuse ? — L’égalité réelle entre les hommes n’existerait que par leur complète similitude. Et cela ne se conçoit même pas. Les inégalités natives, sauf les cas extrêmes, ne sont pas nécessairement intolérables. On est inégaux, mais on vit tout de même, et on vit sans en souffrir. On est inégaux, mais on est surtout différents. — La page de La Bruyère (De l’homme, § 131) : « Il se fait généralement dans tous les hommes des combinaisons infinies de la puissance, de la faveur, du génie, des richesses, des dignités, de la noblesse, de la force, de l’industrie, de la capacité, de la vertu, du vice, de la faiblesse, de la stupidité, de la pauvreté, de l’impuissance, de la roture et de la bassesse. Ces choses, mêlées ensemble de mille manières différentes et compensées l’une par l’autre en divers sujets, forment ainsi les divers états et les différentes conditions, etc. », n’a pas cessé d’être vraie depuis la Révolution. — Louis Veuillot a écrit : « Si je pouvais rétablir la noblesse, je le ferais tout de suite et je ne m’en mettrais pas. » Moi non plus.

Tout ce que doit la société, ai-je dit, c’est, autant que possible, — entendez : autant que le permet l’intérêt général, — de se garder d’ajouter, à l’inégalité qui vient de la nature, un surcroît d’inégalité qui viendrait des lois ; c’est, autant que possible, d’appliquer à ses membres un traitement égal.

Or cela est possible dans la vie civile. L’égalité devant le Code, quoiqu’elle soit souvent un leurre, nous paraît chose due. Voltaire ne réclamait que cette égalité-là. Nous l’avons. — Au delà, c’est la chimère. L’égalité politique (suffrage universel) crée des inégalités pires. L’égalité économique, ou collectivisme, serait un fonctionnarisme, donc une hiérarchie, et ramènerait à l’inégalité.

Le Contrat social démontre avec éclat le premier point (que l’égalité politique crée des inégalités pires).

Avant les premières sociétés, au temps des sauvages épars, l’inégalité existe dès qu’ils se rencontrent, et (quoi qu’en dise Rousseau) la plus brutale des inégalités, celle de la force ou de l’adresse physique.

On peut sans doute supposer, à l’origine des sociétés, une sorte de contrat tacite, mais qui, les apports étant inégaux, laisse inégaux les contractants ; où les forts et les habiles ont le commandement et la puissance, et les autres seulement un peu de sécurité. (Au reste, sur ces inconnaissables origines, je ne vois rien de plus raisonnable que les hypothèses de Buffon dans la septième Époque de la Nature.)

Mais Rousseau, veut qu’un contrat où les forts auraient bénévolement consenti à se considérer comme les égaux des faibles et n’auraient réclamé aucun privilège, il veut qu’un tel pacte ait pu être conclu ou sous-entendu. — ou (mettons tout au mieux) qu’une société puisse être organisée comme si ce pacte avait été conclu. Soit.

Tous les citoyens, égaux entre eux, votent les lois (et élisent en outre ceux qui sont chargés de les appliquer). C’est le régime du gouvernement direct par le suffrage universel (qu’il est assez étonnant que Rousseau ne nomme pas, soit de ce nom, soit d’un autre équivalent). Mais il est évident que les votes ne seront pas unanimes. Le suffrage universel, c’est la toute-puissance de la moitié des citoyens plus un, et l’autre moitié moins un subit donc des lois qu’elle n’a pas voulues. Et ainsi (je vous dis là des choses bien connues, mais il faut bien les répéter ici), le suffrage universel, — déjà sous le régime parlementaire, mais à beaucoup plus forte raison sous le régime du gouvernement direct par le peuple, — aboutit nécessairement à la tyrannie d’un parti. (Sans compter qu’il aboutit, d’une façon générale, à l’asservissement ou plutôt à la submersion des capables par les incapables, qui sont les plus nombreux.) — Et nous voudrions bien savoir, comment, dès lors, les votants de la minorité pourraient bien demeurer les égaux des votants de la majorité, lesquels peuvent littéralement tout contre les vaincus du suffrage.

Rousseau connaît l’objection. Il la formule ainsi :

Hors le contrat primitif (où l’unanimité est nécessaire) la voix du plus grand nombre oblige tous les autres ; c’est une suite du contrat même. Mais on demande comment un homme peut être libre et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas la sienne. Comment les opposants sont-ils soumis à des lois auxquelles ils n’ont pas consenti ?

Et voici sa réponse :

Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu’on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de l’État est la volonté générale ; c’est par elle qu’ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande, ce n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ; mais si elle est conforme à la volonté générale qui est la leur : chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’aurais voulu ; c’est alors que je n’aurais pas été libre (IV, 2). (C’est le « droit divin » de la majorité.)

Franchement, cette page n’offre aucun sens. Qu’est-ce donc que la « volonté générale » ? Nous comprenons, par le chapitre précédent, que c’est la volonté de ce qui est conforme à l’intérêt général, et que chaque citoyen a toujours et nécessairement cette volonté-là. Soit. Mais qui décidera ce qui est conforme, sur tel point, à la volonté générale ainsi entendue ? Ce sera forcément la majorité ; et, comme elle n’est pas infaillible, elle aura donc seulement signifié ce qui est conforme, sur ce point-là, non à la volonté générale, mais à la volonté de la majorité, et rien de plus ; et la minorité n’en sera pas moins lésée.

Au reste Rousseau, après son énigmatique raisonnement, veut bien ajouter :

Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractères de la volonté générale (c’est-à-dire, d’après lui-même, la clairvoyance, la justice et le désintéressement) sont encore dans la pluralité. Quand ils cessent d’y être, quelque parti qu’on prenne, il n’y a plus de liberté.

Mais comment maintenir dans la pluralité « tous les caractères de la volonté générale » ? Autrement dit, comment faire que la majorité soit toujours « clairvoyante, juste et désintéressée » ? Rousseau ne répond pas parce qu’il n’y a rien à répondre.

En somme, le régime rêvé par Rousseau est tellement horrible, que lui-même, avec son humeur et son orgueil, n’aurait pas pu y vivre un seul jour. — Pourquoi donc l’a-t-il rêvé ? Comment ce solitaire, cet homme de tempérament anarchiste, peut-il bien nous proposer cet étatisme exorbitant ?

Je vous l’ai dit : pour contredire Montesquieu, pour ennuyer le Petit Conseil ; et aussi pour les mêmes raisons qui font que, de nos jours, les anarchistes ont l’air de s’entendre avec les collectivistes. Ils ont sans doute cette pensée secrète qu’ils n’auront qu’à gagner dans une société totalement égalisée, où nulle force, nul groupe traditionnel ne s’opposera à l’accroissement de leur individu[1]. Ainsi, « le socialisme de Rousseau n’est peut-être que le moyen de son individualisme » (Brunetière). D’ailleurs Rousseau ne légifère pas pour lui, mais pour les autres, ce qui le met bien à l’aise.

Et enfin il n’en est point, à une contradiction près. Le Contrat social est remarquable d’incohérence et d’obscurité. — Tantôt Rousseau suppose le « Contrat », tantôt il paraît croire à sa réalité historique. — On ne sait jamais bien s’il constate ou s’il édicte, s’il est Aristote ou s’il est Lycurgue. — C’est un mélange confus de théorie et d’observation prétendue. — Il conseille aux citoyens, sitôt le pacte social conclu, de choisir un législateur, à la manière de Lycurgue ou de Solon ; il est lui-même ce législateur : mais, si le peuple est incompétent pour faire sa Constitution, comment se trouve-t-il ensuite si merveilleusement compétent pour faire ses lois ? — Après avoir raillé Montesquieu sur la division des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), il y revient lui-même en séparant les pouvoirs délégués aux commissaires de la nation, etc., etc.

Je vous avoue que je flaire dans le Contrat social quelques traces de dérangement d’esprit. Il y a des choses que Rousseau y a mises, comme ça, — et bien qu’elles contredisent par l’esprit la plus grande partie de son œuvre, — parce qu’elles lui ont passé par la tête, — ou parce qu’elles sont remontées en lui d’un vieux fond atavique. J’ai déjà noté la confusion calviniste de la politique et de la morale. Il y faut joindre un passage tout à fait odieux, — dont on retrouverait peut-être l’origine chez quelque écrivain protestant, — un passage où tout l’antipapisme de sa première éducation lui revient (avec le désir peut-être de flatter ses coreligionnaires de Genève) ; où il refuse aux « chrétiens romains » la possibilité d’être de bons citoyens parce que le chef de leur religion ne réside pas dans leur patrie ; où enfin, après avoir explicitement banni les athées de sa république, il en bannit implicitement les catholiques. Page homicide, génératrice et conseillère de persécutions ; page écrite pourtant par un futur persécuté, et de qui ? Des protestants.

Tel est le Contrat social. Entrepris « pour rendre les hommes libres et heureux », il se trouve que c’est un des plus complets instruments d’oppression qu’un maniaque ait jamais forgé.

      *       *       *       *       *

Et maintenant, vous allez voir Rousseau ruiner lui-même son utopie, et dans le moment où il la construit, et après l’avoir édifiée.

Dans son livre même, il nous confesse qu’à l’heure actuelle, les hommes, en général, sont trop corrompus par la société pour que le Contrat social leur convienne. Il conviendrait tout au plus à de très petites cités : Genève, Berne. En réalité, il ne convient complètement qu’à des peuples à la fois très petits et encore jeunes, et qui peuvent encore supporter un législateur à la manière antique : la Corse, par exemple. Rousseau le dit en propres termes :

Il est encore en Europe un peuple capable de législation, c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrir et défendre sa liberté (avec Paoli) mériterait que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe.

(Elle l’a étonnée, mais pas du tout de la façon qu’avait pressentie Jean-Jacques.)

Ainsi, c’est entendu, le gouvernement du Contrat social n’est fait que pour les très petits États. Et encore, cette petitesse est-elle une condition suffisante ? Rousseau ne le croît pas.

Il écrit :

Que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce gouvernement ! Premièrement un État très petit, où le peuple est facile à rassembler et où chaque citoyen peut aisément connaître tous les autres ; secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d’affaires et de discussions épineuses ; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité ; enfin peu ou point de luxe, car le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise… ; il ôte à l’État tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l’opinion…

…Ajoutons qu’il n’y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique ou populaire…

…S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes.

Ainsi, il ne convient pas même aux Corses. Alors à qui convient-il ? Et pourquoi avoir écrit le Contrat social ? — Ici, comme pour la Julie, comme pour l’Émile, les amis de Rousseau disent (en de meilleurs termes) : « Oui, cela paraît idiot, mais c’est très noble : c’est un idéal que Rousseau propose et dont il serait beau de se rapprocher. » — Pourquoi ? Il y a des « idéaux » qui ne sont pas désirables du tout. Tel idéal implique une telle méconnaissance des réalités, ou des sentiments si suspects chez ceux qui l’ont conçu ou prôné, qu’il peut être très dangereux même d’aspirer à un idéal de cette louche espèce-là. « Idéal, idéal », cela est bientôt dit, et ce n’est pas du tout synonyme de bon, de généreux ou d’utile.

Enfin, voilà le fait, Rousseau, même dans le Contrat, avoue que le gouvernement du Contrat est absolument inapplicable. Et il le confessera encore mieux, un peu plus tard, dans ses lettres.

Nous sommes habitués à ces palinodies. Nous l’avons toujours vu atténuer ou même démentir dans sa correspondance les paradoxes trop agressifs ou trop déraisonnables qu’il avait mis dans ses livres. — En outre, il devait être d’autant plus disposé à renier le Contrat, que, tout de même et quoi qu’on ait fait pour l’y rattacher, le Contrat est en assez vif désaccord avec ses autres ouvrages.[2] (Dans ceux-ci il a coutume d’accorder le moins possible à l’institution sociale ; dans celui-là, il livre à l’institution sociale l’homme tout entier.) — Enfin, quelques années ont passé. Ces Genevois, pour qui surtout il avait écrit son livre, l’ont odieusement persécuté. C’est le moment où il écrit au Corse Butta-Foco :

J’aime naturellement autant votre clergé (le clergé catholique), que je hais le nôtre. J’ai beaucoup d’amis parmi le clergé de France, et j’ai toujours très bien vécu avec eux.

Il écrit à d’Ivernois (13 janvier 1767) :

Vous avez pu voir dans nos liaisons que je ne suis pas visionnaire, et dans le Contrat social je n’ai jamais approuvé le gouvernement démocratique.

(Et il peut le soutenir et même le croire, le livre étant plein de contradictions.)

Il écrit au marquis de Mirabeau (26 juillet 1767).

Voici, dans mes vieilles idées, le grand problème en politique, que je compare à celui de la quadrature du cercle en géométrie : trouver une forme de gouvernement qui mettra la loi au-dessus de l’homme.

(Et c’est bien, en effet, la quadrature du cercle, puisque la loi sera toujours faite par des hommes et appliquée par des hommes).

Si cette forme est trouvable, continue-t-il, cherchons-la… Si malheureusement elle n’est pas trouvable, et j’avoue ingénument que je crois qu’elle ne l’est pas, mon avis est qu’il faut passer à l’autre extrémité, et mettre tout d’un coup l’homme autant au-dessus des lois qu’il peut être ; par conséquent établir le despotisme arbitraire et le plus arbitraire, qu’il est possible.

(C’est peut-être aussi qu’à ce moment-là Rousseau venait d’éprouver la bienfaisance du roi de Prusse.)

Je voudrais, poursuit-il, que le despote pût être Dieu. En un mot, je ne vois pas de milieu supportable entre la plus austère démocratie et le hobbisme le plus parfait ; car le conflit des hommes et des lois, qui met l’État dans une guerre intestine continuelle, est le pire de tous les états politiques.

Puis, comme effrayé d’avoir pu écrire ces choses :

Mais les Caligula, les Néron, les Tibère !… Mon Dieu, je me roule par terre et je gémis d’être homme.

Il se roule par terre en pensant au lointain Néron, c’est très bien. Mais enfin il ne tient plus du tout au Contrat.

Il y tient si peu que, six mois après (janvier-février 1768), dans de longues lettres à son compatriote d’Ivernois, s’occupant des troubles de Genève et de la réforme de sa Constitution, il cherche, — comme ferait Montesquieu lui-même, — des combinaisons et des balances d’attributions entre les divers pouvoirs politiques (Petit Conseil, Grand Conseil, et Conseil général ou corps des électeurs) ; et que, finalement, désespérant de voir les discordes civiles s’apaiser, il jette à ses amis de Genève cette exhortation à l’antique, qui semble extraite d’un Conciones extravagant :

…Oui, messieurs, il vous reste un dernier parti à prendre, et c’est, j’ose le dire, le seul qui soit digne de vous. C’est, au lieu de souiller vos mains dans le sang de vos compatriotes, de leur abandonner ces murs qui devaient être l’asile de la liberté et qui vont n’être plus qu’un repaire de tyrans ; c’est d’en sortir tous, tous ensemble, en plein jour, vos femmes et vos enfants au milieu de vous, et, puisqu’il faut porter des fers, d’aller porter du moins ceux de quelque grand prince, et non pas l’insupportable et odieux joug de vos égaux.

Ces dernières paroles sont fort belles. Elles résument vraiment toute l’absurdité du Contrat social et de la démocratie elle-même.

Ainsi, trois étapes : 1º Jean-Jacques, dans son livre même, déclare le Contrat applicable seulement à de petites cités ; 2º il le déclare inapplicable à de simples mortels ; 3º cinq ou six ans après il le renie totalement.

Or, cette forme de gouvernement que l’auteur avait décrite à l’usage d’une cité de vingt mille âmes et de quinze cents électeurs, — qu’il avait ensuite confessée impraticable même dans cette petite cité, — et qu’enfin il avait reniée avec une sorte de fureur, — la Révolution, trente ans après, s’en emparera comme d’un évangile, et voudra l’imposer à un peuple de dix siècles et de vingt-cinq millions d’hommes. Et cet essai s’appellera la Terreur.

— Ce n’est pas la faute de Rousseau, direz-vous.

Entendons-nous bien. Je ne dis pas que les écrits de Rousseau aient amené la Révolution (laquelle avait des raisons économiques profondes) : surtout je ne dis pas que seuls ils l’aient amenée. Mais il se trouve que, plus qu’aucun autre écrivain, Rousseau a fourni, a légué aux plus systématiques et aux plus violents des hommes qui ont fait la Terreur, et même aux têtes les plus illettrées de la canaille révolutionnaire, un état sentimental, une phraséologie — et des formules.

D’autant mieux que, outre l’erreur essentielle qui en fait l’armature, le Contrat social fourmille de contre-vérités de détail. — On y lit que « la voix publique n’élève presque jamais aux premières places que des hommes éclairés et capables qui les remplissent avec honneur ». — On y lit que « le peuple se trompe bien moins sur ses choix que le prince » ; — « qu’un homme d’un vrai mérite est presque aussi rare dans le ministère (d’un roi) qu’un sot à la tête d’un gouvernement républicain ». On y lit, à propos des rois, « que tout concourt à priver de justice et de raison un homme élevé pour commander aux autres ». — On y lit « que les républiques vont à leurs fins par des voies plus constantes et mieux suivies que la monarchie ». — Le gouvernement féodal y est appelé « cet inique et absurde gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée, et où le nom d’homme est un déshonneur ». Etc, etc.. Tous les préjugés les plus ineptes et les plus meurtriers de la Révolution sont hérités du Contrat social.

J’ai entendu, écrit Mallet de Pan, j’ai entendu, en 1788, Marat lire et commenter le Contrat social dans les promenades publiques, aux applaudissements d’un auditoire enthousiaste.

Et, cinq ans après, la France connaissait les bienfaits des doctrines du Contrat social, et de l’universelle égalité, et de la souveraineté du peuple, et du droit absolu de l’État, et des magistratures d’exception telles que le Comité de Salut public et le tribunal révolutionnaire. Du chapitre 8 du livre IV sortait le préjugé anti-catholique, et la Constitution civile du clergé, et la persécution religieuse. Et le Contrat social était codifié dans l’inapplicable Constitution de 1793.

Tout cela, parce qu’il avait plu à un demi fou, trente ans auparavant, de rêver pour une ville de vingt mille habitants une législation qui « ne convenait qu’à des dieux », — et à laquelle, cinq ans plus tard il déclarait préférer « le despotisme le plus arbitraire » !

Jamais, je crois, grâce à la crédulité et à la bêtise humaine, plus de mal n’a été fait à des hommes par un écrivain, que par cet homme qui, semble-t-il, ne savait pas bien ce qu’il écrivait, et qui aurait fui sa cité s’il l’avait vue réalisée. Vraiment, il y a des cas où l’on est tenté de dire que ce malheureux a été un misérable.

Et c’est parce que cette idée m’est pénible que j’ai voulu ramasser d’abord ce qui m’est le plus odieux dans son œuvre, et n’arriver qu’ensuite à la Profession de foi du Vicaire Savoyard. A partir de là, en effet, nous n’aurons plus qu’à plaindre Jean-Jacques, quelquefois à l’admirer ; car, je le dis très sérieusement, son âme se purifie à mesure que ses maux et sa folie augmentent.

      *       *       *       *       *

Donc, revenons un peu sur nos pas. Lorsque le gouverneur d’Émile juge à propos de lui enseigner la religion naturelle, il suppose que lui-même, tout près jadis de perdre son âme, a eu le bonheur de rencontrer un bon prêtre, un curé de campagne, un « vicaire savoyard », dont les discours l’ont ramené dans le droit chemin. Rousseau juge indispensable que ce bon prêtre ait commis autrefois une faute contre les mœurs : car Rousseau ne peut imaginer un personnage sympathique qui n’ait, comme lui, quelque souillure. Mais enfin ce vicaire est plein de vertu et de charité, et je le dirais assez proche de Jocelyn, si Jocelyn n’était resté pur et si Jocelyn ne gardait mieux, quant au dogme catholique, une sorte d’orthodoxie verbale.

Or ce prêtre emmène un matin son jeune ami dans la campagne, et, en présence d’une nature dont le spectacle fortifie ses discours et les appuie d’un magnifique témoignage, il expose à son disciple la doctrine du plus pur et du plus émouvant spiritualisme.

Je crois utile de résumer sa très simple argumentation.

Visiblement une volonté meut l’univers. Et, si la matière mue nous montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois nous montre une intelligence. Voilà pour l’univers.

Et voici pour l’homme : — L’homme est libre dans ses actions et, comme tel, animé d’une substance immatérielle.

Or, si l’âme est immatérielle, elle peut survivre au corps et, si elle lui survit, la Providence est justifiée de l’existence du mal sur la terre (sans compter que le mal moral est l’ouvrage de l’homme et que le mal physique se réduit presque à rien pour l’homme naturel). Une preuve de l’immortalité de l’âme, et d’une vie et d’une sanction future, c’est le triomphe terrestre des méchants.

Et la création ? faut-il y croire ? — Le vicaire croit du moins à la formation et à la mise en ordre du monde par Dieu. Et Dieu ? Que connaissons-nous de lui ? — Je puis du moins entrevoir ses attributs : intelligence, puissance, justice, bonté.

Reste à chercher quelle règle je dois me prescrire pour remplir ma destination sur la terre selon l’intention de Celui qui m’y a placé. Ma lumière, ici, c’est la conscience.

En cet endroit se place l’invocation :

Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu ! C’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège, de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe.

La conscience « guide assuré » ? La conscience « juge infaillible » ? Infaillible toujours ? et jamais abusé par l’« entendement sans règle » ? — Hélas, quel guide et quel juge était-elle à Rousseau lorsque, ayant abandonné son troisième enfant, et cela, nous raconte-t-il, « après un sérieux examen de conscience » (Confessions, VIII), il écrivait :

Si je me trompai dans mes résultats, rien n’est plus étonnant que la sécurité d’âme avec laquelle je m’y livrai.

Et un peu plus loin :

Cet arrangement (le dépôt aux Enfants-Trouvés) me parut si bon, si sensé, si légitime !…

— Oh ! que Julie, régénérée et devenue dévote, avait raison d’écrire : « Je ne veux plus être juge en ma propre cause » ! La conscience, non appuyée sur une règle fixe, une tradition, une religion dogmatique, ou simplement le Décalogue, risque tant, dans certains cas, de se confondre avec l’orgueil ou l’intérêt secret ! La foi de Rousseau dans la conscience, — c’est-à-dire dans sa conscience, ce n’est pas autre chose que l’« individualisme en morale » ce qui est une expression contradictoire. Il n’y a pas la conscience en général : il y a ma conscience, votre conscience, la conscience de Rousseau, qui a été souvent bien incertaine et bien trouble…

Mais je me reproche d’interrompre Jean-Jacques à une de ses meilleures heures. Le vicaire continue ; il a de belles pages stoïciennes sur cette idée, que combattre ses passions par goût de l’ordre, c’est obéir à la nature. Puis il disserte sur la « prière » ; il la veut limitée :

La seule chose que je demande à Dieu c’est de redresser mon erreur si je m’égare.

Et il arrive à la révélation et aux miracles.

Cette dernière partie contient les passages qui ont fait condamner l’Émile (j’ai dit en raison de quelles circonstances particulières). Rousseau y montre pourtant une assez grande prudence. En deux mots, il néglige le surnaturel, miracles, révélation, sans les nier expressément et surtout parce que la constatation en est impossible. Il dit de la révélation :

Je ne l’admets ni ne la rejette : je rejette seulement l’obligation de la connaître.

Il dit des miracles que, — sans compter qu’ils sont incontrôlables, — ils ne servent de rien, du moment que, tour à tour, la vérité de la doctrine se prouve par les miracles, et la vérité des miracles par la doctrine. Il dit de l’évangile :

    La sainteté de l’Évangile est un argument qui parle à mon cœur ;

et vous connaissez le fameux passage qui se termine par ces mots, dont je ne sais s’ils expriment une foi sérieuse où s’ils ne sont qu’une façon de parler et un effet de rhétorique :

Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu.

Il a d’ailleurs soin de dire sur chaque point délicat :

Je ne me détermine qu’en tremblant, et je vous dis plutôt mes doutes que mon avis.

Il professe qu’il y a dans toutes les religions un même noyau solide : croyance au Dieu personnel, à l’âme, à la vie future, et que, pour le reste, chacun doit suivre la religion de son pays. Donc, soyons tolérants. — Et je veux vous citer la vraie conclusion du vicaire :

…Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté ; mais ce scepticisme n’est nullement pénible, parce qu’il ne s’étend pas aux points essentiels de la pratique, et que je suis bien décidé sur les principes de tous mes devoirs. Je sers Dieu dans la simplicité de mon cœur. Je cherche à savoir ce qui importe à ma conduite. Quant aux dogmes qui n’influent ni sur les actions ni sur la morale (mais y en a-t-il de tels ?…) et dont tant de gens se tourmentent, je ne m’en mets nullement en peine… Je crois toutes les religions bonnes quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui du coeur.

Cette profession de foi du vicaire savoyard reste, je crois, le plus beau Credo du spiritualisme qui ait été écrit. — Je crains que cette doctrine ne paraisse un peu superficielle et surannée aux nouvelles générations pensantes. Depuis, d’autres métaphysiques ont paru plus savantes et plus fortes et ont été plus en faveur. Quel jeune professeur de philosophie daignerait se dire simplement spiritualiste et déiste ?… — C’est qu’on songe toujours au spiritualisme officiel, insincère, figé, mort, de Victor Cousin et des anciens manuels de philosophie. Et pourtant… Les arguments du spiritualisme valent bien ceux des métaphysiques qui passent pour plus distinguées ; car, en ces matières, il ne s’agit pas de démonstration proprement dite. « Les preuves de Dieu métaphysiques, dit Pascal, sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées, qu’elles frappent peu ; et quand cela servirait à quelques-uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration ; une heure après, ils craignent de s’être trompés. » — Mais les « preuves de Dieu » retenues par Rousseau, si elles ne sont certes pas sans réplique, sont les plus simples, les plus accessibles, comme il convenait, à la moyenne des intelligences et, pour ainsi parler, les plus « portatives » ; ce sont les plus unies parmi les preuves traditionnelles de Platon, de Descartes, de Malebranche, de Bossuet, de Fénelon… Pensez qu’avant de devenir la philosophie du baccalauréat (j’entends le baccalauréat de ma jeunesse), le spiritualisme fut la philosophie du Phédon et du Banquet et celle du Songe de Scipion. Enfin songez que le spiritualisme, s’il n’est pas la plus subtile explication de l’univers, en est la plus généreuse, celle qui donne au monde de plus beau sens, celle qui contient le plus d’amour et qui fait à la Cause première le plus magnanime crédit.

Et c’est bien ainsi que Rousseau l’entend. Son déisme n’est point, comme celui de Voltaire, un déisme politique, un déisme de gendarme. Le déisme de Voltaire n’oblige Voltaire à rien du tout. Celui de Rousseau l’oblige. C’est bien véritablement pour lui une religion émouvante et agissante, et qui influe sur la vie et sur les actes. Le déisme de Jean-Jacques est si bien pour lui une religion, qu’il l’oppose nettement à l’irréligion, c’est-à-dire à l’athéisme et au matérialisme des « philosophes » (qui ne le lui pardonneront point). — Et le sentiment religieux de Rousseau, et sa persuasion de l’absolue nécessité de la croyance en Dieu et de l’amour de Dieu sont si profonds en lui, qu’il ne craint pas, dans une Note, de préférer le fanatisme à l’irréligion. Il faut toujours lire les Notes de Rousseau, car elles sont souvent plus significatives et plus hardies que son texte. Dans cette note, qui est magnifique, il rompt décidément et énergiquement en visière au parti des philosophes, et ose dire des choses comme celles-ci, qui seraient, aujourd’hui encore, d’une si opportune application :

Un des sophismes les plus familiers au parti philosophique est d’opposer un peuple supposé de vrais philosophes à un peuple de mauvais chrétiens : comme si un peuple de vrais philosophes était plus facile à faire qu’un peuple de vrais chrétiens…

Le fanatisme (religieux), quoique sanguinaire et cruel, est pourtant une passion grande et forte, qui élève le cœur de l’homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui donne un ressort prodigieux, et qu’il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus : au lieu que l’irréligion et, en général, l’esprit raisonneur et philosophique attache à la vie, effémine, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de l’intérêt particulier, dans l’abjection du moi humain, et sape ainsi petit à petit les fondements de toute société,…

Le fanatisme, quoique plus funeste dans ses effets immédiats que ce qu’on appelle aujourd’hui l’esprit philosophique, l’est beaucoup moins dans ses conséquences. D’ailleurs il est aisé d’étaler de belles maximes dans les livres : mais la question est de savoir si elles tiennent bien à la doctrine… Reste à savoir encore si la philosophie, à son aise et sur le trône, commanderait bien à la gloriole, à l’intérêt, à l’ambition, aux petites passions de l’homme, et si elle pratiquerait cette humanité si douce qu’elle nous vante la plume à la main.

Par les principes, la philosophie ne peut faire aucun bien que la religion ne fasse encore mieux, et la religion en fait beaucoup que la philosophie ne saurait faire…

Nos gouvernements modernes doivent incontestablement au christianisme leur plus solide autorité et leurs révolutions moins fréquentes ; il les a rendus eux-mêmes moins sanguinaires ; cela se prouve par les faits en les comparant aux gouvernements anciens.

C’est bien Rousseau, ce n’est pas Joseph de Maistre, qui a écrit cela. Toutes ces phrases durent faire hurler les Encyclopédistes. Rousseau, dès lors, ne fut plus lui-même à leurs yeux qu’un dangereux fanatique.

Rousseau, cependant, n’avait pas changé sur ce point. Déjà, vers 1755, je crois, à un souper chez mademoiselle Quinault raconté par madame d’Épinay qui y assistait, Jean-Jacques, indigné par l’impiété des propos, s’écriait :

Si c’est une lâcheté de souffrir qu’on dise du mal de son ami absent, c’est un crime que de souffrir qu’on dise du mal de son Dieu, qui est présent ; et moi, messieurs, je crois en Dieu… Je sors si vous dites un mot de plus. Et il ajoutait : Je ne puis souffrir cette rage de détruire sans édifier… D’ailleurs l’idée de Dieu est nécessaire au bonheur, et je veux que vous soyez heureux.

Il faut remarquer que, dans cette Note de la Profession de foi, Rousseau ne dit point « le déisme » ; il ne dit même plus « la religion naturelle » : il dit « la religion » ou « le christianisme ». Dans la Profession de foi, il est peut-être aussi proche du catholicisme que du protestantisme : car il prend presque tout ce qui est commun aux deux religions ; et son accent serait plutôt catholique que protestant. Il est d’ailleurs remarquable que, pour enseigner à Émile la religion vraie, il ait choisi, non un pasteur (comme il eût été naturel qu’il le fît après sa rentrée dans la religion de ses pères), mais un prêtre romain, formé du souvenir de deux prêtres romains : l’abbé Gaime et l’abbé Gatier.

Il faut bien dire pourtant que ce christianisme de Rousseau est un christianisme assez amolli. C’est le christianisme, moins ce qui en fait la solide armature : le dogme du péché originel et toutes ses conséquences théologiques.

Jean-Jacques, à vingt-deux ans, nourri des livres de Port-Royal, avait été quasi janséniste. Ce qui devait le séduire, c’est que le janséniste est l’homme qui entretient avec l’Inconnu les relations les plus tragiques et les plus passionnées. Jean-Jacques, à ce moment-là, avait très peur de l’enfer. Un jour il lança une pierre contre un tronc d’arbre en se disant : « Si je le touche, signe de salut ; si je le manque, signe de damnation. » Mais ses terreurs se calmèrent sous l’influence de deux bons pères jésuites et de madame de Warens. Celle-ci avait la religion la plus confiante. Elle était « quiétiste » (Aimez Dieu et faites ce que vous voudrez). Madame Guyon avait conservé en Suisse des partisans, avec lesquels madame de Warens était en relations. Et c’est peut-être pourquoi il y a une sorte de quiétisme dans le christianisme latitudinaire et sentimental de Jean-Jacques, — et un peu aussi (pour l’accent) de la tendresse de Fénelon et de l’ancien évêque de Genève et prévôt de l’église d’Annecy, François de Sales.

Ce spiritualisme ému et religieux, ce demi-christianisme de Rousseau sera celui de Bernardin de Saint-Pierre ; il sera bien souvent, avec des nuances, celui de Chateaubriand ; celui de Lamartine, dont le Jocelyn devra beaucoup au vicaire savoyard ; il sera souvent celui de George Sand, même de Michelet jeune, et de Victor Hugo.

Le spiritualisme pris de cette manière est si bien une religion capable d’agir sur la vie, que, jusqu’au milieu du XIXe siècle et jusque dans la première moitié du second Empire, nous avons eu, dans la bourgeoisie française et même parmi les paysans (j’en ai connus), des aïeux et des pères — en très grand nombre, — dont l’âme vivait de cette religion-là, un peu en marge, mais non tout à fait en dehors du catholicisme de leurs femmes et de leurs filles. Il est fâcheux qu’elle ait décliné (faute, peut-être, de consistance dogmatique) : car, sans suffire à tout, elle servait encore à quelque chose, et c’était encore un reflet de christianisme.

Et sans doute ça été le spiritualisme de Robespierre, de Saint-Just et des théophilanthropes : mais, tout de même, en souvenir de tant de grands-pères, grands-oncles ou bisaïeux qui, sous le premier Empire, sous la Restauration, sous Louis-Philippe, ont un peu mieux valu par ce spiritualisme-là qu’ils n’eussent valu sans lui, — dans tout ce qui me reste à dire de la pauvre vie de Jean-Jacques, je n’écouterai plus que la pitié.


  1. Remarquons cependant que le mouvement syndicaliste, si obscur encore, semble aller contre la démocratie absolue. Certains syndicalistes traitent Rousseau de « théoricien de la servitude démocratique ».
  2. Il ne faut pas oublier que la rédaction primitive du Contrat social est antérieure au premier Discours de Rousseau et à sa théorie de la bonté de la nature.