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Jean-Paul (Farley)/19

La bibliothèque libre.
Les clercs de St-Viateur (p. 181-191).


Chapitre XIX

L’ÉPREUVE

Le même soir, alors que les élèves étaient à réciter la prière à la chapelle, le Père Supérieur sortit de sa chambre, paraissant ému et cherchant quelqu’un. Apercevant le Frère concierge, il alla droit à lui : « Je désire voir tout de suite le Père Beauchamp. »

Le Frère prit l’escalier, monta quelques marches et redescendit aussitôt. Il courut vers le Père Supérieur pour lui rappeler que le Père Beauchamp était à Montréal.

— En effet, fit le Père embarrassé. Envoyez alors le Père Préfet.

— Le Père Préfet préside actuellement la prière des élèves.

— Eh bien ! Surveillez les élèves à leur sortie de la chapelle et faites venir immédiatement ici Jean-Paul Forest.

Le Frère concierge alla se mettre au guet. Sans savoir ce dont il s’agissait, il avait néanmoins compris qu’un événement sérieux venait de se produire. L’allure du Père Supérieur, la gravité de son regard et de ses paroles, indiquaient quelque chose de tragique.

Cinq minutes plus tard, Jean-Paul frappait chez le Père Supérieur. Un peu troublé, tout en scrutant sa conscience, il ne pouvait voir pourquoi on le mandait à cette heure. Il entra et fut surpris de l’air à la fois mystérieux et paternel du Supérieur qui l’invita à s’asseoir à côté de lui, près du bureau.

La vaste pièce était sourdement éclairée par une lampe avec abat-jour écrasé sur la table de travail. Dans les deux fenêtres, se ruait avec rage une pluie violente qui battait les vitres à les faire éclater. Sauf ce bruit monotone, un grand silence impressionnant régnait partout. Le Père Supérieur, avec une bonté infinie, commença par dire :

— Vous allez bien, mon cher enfant ?

— Oui, mon Père.

— Vous avez reçu récemment des nouvelles de chez vous ?

— Non. Maman m’a prévenu qu’elle ne pourrait pas écrire, cela la fatigue trop.

— En effet, je crois que votre mère était souffrante depuis quelque temps ; j’ai même su que sa maladie ne manquait pas d’une certaine gravité.

— Mon Père, interrompit Jean-Paul, déjà inquiet, auriez-vous appris quelque mauvaise nouvelle ?

— Oui, pauvre enfant, un téléphone tout à l’heure…

— Qu’est-ce qu’il y a, dites-moi ?

— C’est votre frère qui m’a parlé. Votre mère avait pris son souper comme d’habitude ; à la fin du repas, elle a ressenti une fatigue et a voulu se retirer dans sa chambre. Vers sept heures, votre frère est allé voir si elle avait besoin de quelque chose. Il l’a trouvée renversée à terre. Appelant du secours, on a cherché par tous les moyens à la ranimer, pendant que votre voisin courait chercher le médecin et monsieur le Curé.

Impossible ! Le médecin a déclaré ne pouvoir rien faire, et monsieur le Curé s’est hâté de lui administrer l’Extrême-Onction. Elle n’a pas donné signe de vie.

Le Père prononça cette dernière phrase avec un accent de piété et de profonde sympathie. Jean-Paul s’était levé, droit, pâle, les yeux égarés, les mains tremblantes, essayant en vain de balbutier des mots qu’il ne trouvait pas : « Je veux m’en aller, finit-il par dire, m’en aller tout de suite. » Le Père Supérieur le prit dans ses bras et le repoussa doucement vers la même chaise. « Dans le ciel ! Elle est dans le ciel, votre mère bien-aimée ! » Le pauvre enfant s’écroula comme un oiseau blessé : « Non, non, je ne veux pas, je ne veux pas » ! Mais sa voix se perdait dans des sanglots déchirants.

Le Père penché sur lui, le serrant dans une étreinte affectueuse, le laissa pleurer. Puis, quand il put se faire entendre, il lui dit : « Nous allons prier pour elle, tous les deux. Mettons-nous à genoux. » Jean-Paul se laissa glisser au bord du bureau, et saisit de ses mains nerveuses le crucifix d’argent que lui tendait le Père Supérieur ; mais il fut pris d’un nouvel accès de larmes. Tout seul, de sa voix grave, le Père récita le « De Profundis ». Demeurant à genoux, il ajouta une autre prière, sans doute pour le cher orphelin qui n’avait même pas eu la consolation de dire adieu à sa tendre mère.

S’étant levé, il tenta de parler encore à Jean-Paul, qui maintenant ne pleurait plus, mais restait là grelottant et secoué, par intermittences, d’un violent choc intérieur, comme un hoquet qui lui coupait la respiration. « Vous irez, dit le Père, vous reposer à l’infirmerie. Venez, je vais vous y conduire moi-même. Demain matin, vous partirez pour chez-vous. »

Jean-Paul se laissa coucher presque dans l’inconscience. Quand il fut seul et que les lampes se furent éteintes, il se retrouva avec un esprit plus lucide et plus capable de mesurer son immense malheur.

À travers le vide de son âme passait le portrait de sa mère. Il la revoyait dans toutes les positions : elle marchait autour de lui, elle s’asseyait, elle lui parlait. Et toujours, au fond du tableau, se dressait l’image du cadavre renversé dans la chambre, ou encore de la tombe exposée dans le grand salon. Alors, le cœur lui crevait de nouveau ; il pleurait, la tête enfoncée dans son oreiller. À la fin, épuisé de fatigue, il s’endormit d’un sommeil lourd, avec une respiration oppressée et de vagues plaintes qui s’échappaient de ses cauchemars.

Le lendemain soir, le Père Beauchamp, en arrivant au Séminaire, apprit la triste nouvelle.

On lui remit une lettre qui venait précisément de Jean-Paul. Il monta aussitôt à sa chambre et l’ouvrit.


Saint-Raphaël, 15 mai 19**


Mon révérend et cher Père,

Vous savez sans doute maintenant mon grand malheur. Si, au moins, vous aviez été là pour me soutenir quand le coup m’a frappé ! Comment vous dire mon arrivée ici ? Cela ne se décrit pas. Avoir quitté sa mère au Jour de l’an, quand elle semblait en bonne santé, l’avoir embrassée en pressentant déjà la hâte de la revoir, et puis la retrouver dans une tombe !

Je vous écris de ma chambre, en haut. Je n’ose plus descendre avec les autres. J’essaie d’évoquer tous vos conseils, afin de trouver la force de passer à travers cette épreuve. Que ferai-je désormais ? Maman n’est plus là. Ayez pitié de moi, mon Père. Vous m’avez souvent parlé de sacrifice, mais vous ne m’avez pas dit que la Providence m’en demanderait un semblable. Expliquez-moi donc pourquoi le Dieu que vous proclamez si bon me fait tant de mal. Je ne comprends rien. Je suis perdu. Je tends vers vous mes pauvres mains meurtries. Je ne sais plus que dire et je ne suis plus capable d’écrire…


En effet l’écriture chevauchait sur les dernières lignes. La lettre n’était pas signée. Jean-Paul avait oublié d’y mettre son nom. Mais une coulisse d’eau, une larme, était sa signature la plus authentique, à cette heure de suprême détresse.

Le Père Beauchamp, d’ailleurs, ne pouvait plus lire ; ses yeux s’étaient brouillés, en même temps que son cœur s’était ému. Il voulut répondre tout de suite.


Mon cher Jean-Paul,

Je viens d’apprendre votre grand deuil et je me hâte de vous adresser mes condoléances avec l’expression de ma plus paternelle sympathie. Pauvre enfant ! Dieu sait si je comprends votre épreuve et si je la partage ! Je n’essayerai point de vous consoler : vous avez bien raison de pleurer et je pleure avec vous. Mais vous ne pleurez pas, selon le mot de l’Apôtre, votre saint patron, « comme ceux qui n’ont pas d’espérance. » Les morts vivent, mon ami. S’ils meurent, ce n’est que dans le cœur des vivants. Le vôtre ne sera jamais le tombeau de votre mère. Elle s’en est allée, mais croyez-moi, elle demeure encore près de vous, pour vous protéger et pour vous conduire : elle vous parlera et déjà elle vous parle.

Ne tentez pas de pénétrer les desseins de la Providence. Peut-être fallait-il que votre mère s’en allât, pour revenir vers vous plus grande et plus puissante. Qui sait si elle n’a pas offert à Dieu sa vie, afin d’obtenir pour vous quelque grâce insigne ? C’est le rôle des mères de se dévouer et de se sacrifier, rôle sublime qu’elles accomplissent aussi bien là-haut que sur la terre.

Sans doute, le Ciel vous envoie un grand malheur. Mais ne sentiez-vous pas que le même Dieu, qui vous a comblé de faveurs spirituelles depuis plusieurs mois, pouvait maintenant réclamer de vous un acte d’amour, un témoignage d’abnégation ? Votre pique-nique, si joyeux avant le soir de tristesse, m’apparaît comme un symbole. Le Christ forge les âmes ; ensuite il les frappe pour voir quel son elles vont rendre.

Vous accepterez avec toute votre foi religieuse cette souveraine épreuve. Ne murmurez pas. Pleurez seulement et doucement dans le sein de Dieu, le père de tous. Priez surtout, ce sera le moyen de communiquer encore avec votre mère invisible et présente. Je prie avec vous. Je serai après-demain aux funérailles.

Croyez à ma profonde sympathie comme à ma sincère affection.

Tout vôtre en N.-S.,
Père J. Beauchamp.


De fait, le Père Beauchamp assista aux funérailles et même chanta le service. Avec la famille il alla reconduire à son dernier repos celle que la paroisse avait proclamée « une sainte ». Il revint aussitôt à cause de ses occupations. Jean-Paul ne rentra que le lundi suivant.

Certes, c’était un triste retour. Malgré la sympathie de tous les confrères qui, à son arrivée, firent chanter une grand’messe pour l’âme de sa vénérée mère, Jean-Paul eut bien de la peine à reprendre la vie de collège. L’année tirait à sa fin ; encore guère plus d’un mois, et ce serait l’examen périlleux et fort important du baccalauréat.

À la vérité, Jean-Paul avait d’autres soucis…

Les élèves s’exerçaient alors à ce qu’ils appellent des « bacs en blanc », examens d’essai que l’on passe exactement dans les mêmes conditions que le baccalauréat. Ainsi chacun peut mesurer ses forces et prévoir ses possibilités de succès. Jean-Paul s’y mit d’abord avec un effort pénible, et puis avec meilleure grâce. Heureusement, cette préoccupation l’aida à secouer un peu la lourde peine qui écrasait son cœur, le força à dominer son chagrin et à reprendre le sens pratique de la vie.

Tout de même, une question très sérieuse agitait son âme. Sa mère morte, sa situation se compliquait et réclamait une solution nette et, autant que possible, définitive. La fortune de la famille n’était pas considérable. Lui avait déjà reçu sa large part. D’autres petits à la maison, pour être devenus plus tôt orphelins, n’avaient pas moins de droits. Jean-Paul voyait bien tout cela, il le comprenait et entendait ne pas reculer devant les sacrifices nécessaires.

Alors la lutte reprit dans son cœur. Il se sentait poussé vers le dénouement avec une force inéluctable. Devant lui passait le mirage de cette vie heureuse et glorieuse à laquelle il avait si souvent rêvé. Il relut son journal afin d’y retrouver « toute son âme ». Mais cette âme avait vieilli, peut-être même avait-elle changé. Rien comme la mort n’est capable d’éclairer la vie !

Il voulut encore se confier à son directeur spirituel. À la saison du printemps, à la veille des vacances, quand les élèves semblent se détacher peu à peu de leurs maîtres, lui s’en approchait davantage. Il n’osait pas résoudre seul un si grave problème. Il aurait désiré une décision catégorique du Père Beauchamp. Son directeur se contentait de l’aider à réfléchir. Et quand Jean-Paul le pressait avec trop d’insistance, le Père répondait : « C’est vous qui devez choisir votre carrière, parce que c’est vous qui allez la remplir. » À la fin cependant, il parut retrouver le calme. Il fit une neuvaine au Saint-Esprit avant la Pentecôte. Le jour même de la fête, il régla sa vie, mais tout demeura dans un profond secret. Un seul élève apprit sa décision, ce fut Roland Barrette.

Malgré la discrétion des finissants, on connaissait néanmoins le choix de plusieurs. La moitié à peu près irait dans le clergé séculier ou régulier, un certain nombre embrasserait les professions libérales. Quelques-uns avaient découvert l’École des Hautes-Études et l’École polytechnique ; ils vantaient l’importance des carrières économiques. Roland et Jean-Paul ne conservaient pas moins leurs préférences, chacun pour son propre choix.

L’année s’acheva dans la paix et le travail. Jean-Paul réussit fort bien à l’examen du baccalauréat. Peu s’en fallut même qu’il ne remportât le prix du « Prince de Galles ». Après la journée de retraite traditionnelle, il quitta le Collège, disant adieu à ses confrères de classe et à tous ses amis, les avertissant qu’il ne reviendrait pas, l’année suivante, pour des raisons de famille…