Jean-des-Figues/11

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Jean-des-FiguesAlphonse Lemerre (p. 69-73).



XI

ROMÉO ET JULIETTE


Embrasser Reine… Et comment faire ?

Dans la maison et pendant le jour, c’était impossible. Quant à nos rendez-vous près du vivier, mademoiselle Reine n’osait plus y venir, s’étant aperçue que Roset nous surveillait.

Je ne pus cependant attendre au lendemain, tant mon impatience était forte ; et sans me donner le temps de dîner, aussitôt la nuit, je repris au hasard le chemin de Maygremine.

L’aspect de Maygremine m’attrista : seule dans les arbres, toutes les lumières éteintes, sans un rayon, sans une voix, cette maison sombre sous les étoiles qui brillaient, et muette au milieu des bruits joyeux d’une belle nuit, me parut mélancolique comme mon âme.

Je m’assis sur l’herbe, sans projets. Une fenêtre s’ouvrit au premier étage, une robe claire se montra, c’était mademoiselle Reine qui venait s’accouder au balcon, tentée par la douceur engageante du ciel. Je la voyais, j’entendais son petit pas et le bruit léger de sa robe ; alors il me sembla que la maison, joyeuse tout à coup, s’était mise à briller comme les étoiles, et chantait dans la nuit plus doucement que les grillons et les rossignols.

Je m’avançai jusque sous le balcon.

— « Oh ! monsieur Jean, que venez-vous faire ici ?

— Vous embrasser, mademoiselle. »

Reine éclata de rire à ma réponse. Puis, voyant que je tentais sérieusement l’escalade :

— « Mon Dieu ! murmura-t-elle, et Roset qui peut nous voir ! »

À ce nom de Roset, mon émotion fut si forte que je lâchai le balcon, où je m’accrochais déjà.

— « Prenez garde ! » s’écria Reine, tendant la main pour me retenir.

Mais il était bien temps de prendre garde. J’avais glissé sur la grille en buissons de fer qui défend la fenêtre basse du rez-de-chaussée, et j’entendais les aboiements furieux de Vortex, le chien de ferme, accouru furieux au bruit de ma chute. Je n’eus que le temps de regrimper sur le balcon auprès de Reine toute tremblante.

Je devais être superbe à voir ainsi, pâle, sans chapeau, les habits en pièces et saignant quelque peu de la main droite qu’une pointe avait cruellement égratignée. Reine était ravie.

— « C’est comme dans Roméo ! tout à fait… Et que venez-vous faire sur mon balcon, à pareille heure ?

— Ne vous l’ai-je pas dit ? je viens vous embrasser.

— Exprès pour cela ! Vous auriez pu attendre jusqu’à demain, Jean-des-Figues ?

— Attendre jusqu’à demain ! mais vous ne savez pas… » m’écriai-je. Puis me précipitant à ses pieds sur un genou, en héros de drame, je lui fis un récit pathétique de ma rencontre avec Roset, et du baiser que j’avais pris, et de l’étrange fièvre qui me tenait encore.

Mademoiselle Reine écouta tout cela sans avoir l’air de bien comprendre. Elle finit pourtant par me dire :

— « Cette Roset n’est qu’une effrontée, je l’ai vue vous parler à l’oreille et j’ai grand’peur que vous l’aimiez.

— Aimer Roset ! Dieu m’est témoin…

— Pourtant, ce baiser ?…

— Hélas ! Reine, n’est-ce pas vos joues que je cherchais sur ses joues ? Les amoureux, vous le savez, s’en prennent quelquefois aux arbres et aux fleurs. Moi, j’ai baisé Roset par amour pour vous comme j’aurais fait d’une rose !

— Alors, Jean-des-Figues, embrassez-moi ! » dit Reine, convaincue par mes détestables sophismes.

J’allais cueillir enfin le baiser désiré, la magique fleur qui devait guérir ma folie, quand, tout à coup, un volet s’ouvre avec fracas au-dessus de nous, Reine s’enfuit ; et moi, planté seul sur le balcon, devant la porte refermée, j’aperçois en levant la tête mademoiselle Roset qui riait dans le clair de lune.

Pauvre Roset ! elle n’aurait certes pas ri d’aussi bon cœur, si elle avait pu deviner quel tort elle se faisait en m’empêchant d’embrasser sa rivale.

Plus tard, après deux ans, lorsque enfin je l’embrassai, j’éprouvai une sensation singulière : avec Roset, il m’avait semblé mordre dans le velours parfumé d’une pêche ; embrasser Reine me rappela nos jeux d’enfants, quand nous nous amusions, avant le soleil levé, à tremper nos lèvres dans le froid aiguail qui se ramasse au creux des feuilles.

Que n’ai-je pu, hélas ! prendre un baiser à Reine ce soir-là ?

Sentant entre les deux régals une aussi notable différence, je voyais clair à temps dans mon cœur, je plantais là Reine, les grandes amours et le cousin Mitre, je courais à Roset, nous étions heureux naïvement, et nous mourions sans avoir d’histoire.

Mais la Providence ne le voulut pas, la Providence qui me destinait à de plus tragiques aventures ! L’occasion du baiser ne se retrouva plus, et, toujours aussi Jean-des-Figues que devant, je continuai à croire que j’aimais Reine, et que, Roset, je ne pouvais réellement la souffrir.