Jean-des-Figues/22

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Jean-des-FiguesAlphonse Lemerre (p. 128-132).



XXII

LE CORSET ROSE


C’est un singulier phénomène, ce double aspect que prennent les choses selon qu’en les voyant on est heureux ou malheureux. Pour moi, depuis cette nuit, il y a deux hôtels de Saint-Adamastor au monde : l’un rose et blanc comme ses dessus de porte fanés, avec Nivoulas radieux et le large escalier à rampe ouvragée, échelle de Jacob que montent et descendent tout le long du jour des théories d’anges déchus en long peignoir ; et l’autre où Roset n’est plus, un hôtel de Saint-Adamastor douteux et sombre, gardé par mademoiselle Ouff qui grommelle, quand je lui demande Roset, je ne sais quoi dans une quinte ; un hôtel où je me retrouve seul par ma faute, sans savoir s’il faut pleurer ou rire, et n’ayant personne, non, personne et pas même moi, à qui confier ma douleur.

— Va consoler Nivoulas, imbécile !… et je venais le consoler quand j’aurais eu tant besoin d’être consolé moi-même.

Nivoulas attendait sur le palier. Depuis une heure il savait la nouvelle, et il n’entrait pas, essayant toujours d’espérer. Sa faiblesse me fit sourire. Cependant, chose singulière, la clef tremblait dans ma main en cherchant la serrure :

— « Mais vois donc, Nivoulas, disais-je, vois donc ce que c’est que d’être nerveux ! »

Quel spectacle quand nous eûmes ouvert ! Le lit défait, la chambre vide, et çà et là, par terre, sur les chaises, un éventail, des gants déchirés, une robe, que Roset avait laissés en s’envolant, comme un oiseau ses plumes aux barreaux de la volière. Du coup qu’il en reçut, Nivoulas alla s’asseoir dans un coin. Nivoulas s’asseyait toujours quand il était triste, c’était sa façon de pleurer.

— « Dressons-nous, Nivoulas, et soyons homme !…  » Mais Nivoulas ne bougeait pas.

— « Regarde-moi, Nivoulas, est-ce que je m’assieds, est-ce que je pleure ? Dieu sait pourtant si Jean-des-Figues !… » Poussé par cette manie de confidences qui possède les amoureux, j’allais tout dévoiler sans y prendre garde. Déjà Nivoulas, inquiet, relevait la tête à mes paroles et commençait à développer sa longue taille ; mais je m’arrêtai à temps, je changeai mon discours, et racontant à Nivoulas ma belle passion de Canteperdrix, lui étalant avec ingénuité mes cicatrices imaginaires :

— « Guéris-toi, Nivoulas, guéris-toi de Roset, comme je me suis guéri de Reine ; seulement fais mieux que Brutus, et n’attends pas une blessure mortelle pour reconnaître que l’amour n’est qu’un nom comme la vertu ! »

Je disais cela avec des gestes magnifiques, et je me cambrais plus fier que jamais dans le scepticisme en papier d’argent dont je m’étais fait une cuirasse.

Par malheur, au beau de mon discours, n’aperçois-je pas un corset de Roset sur le coin du lit ?

Oh ! le charmant écrin à renfermer la plus adorable des poitrines ! Figurez-vous un mignon corset de satin rose taillé en cœur derrière et devant, haut de deux doigts sur les côtés comme une ceinture ; un galant corset, corset adolescent, corset de luxe et de parade, un de ces corsets qui font rire et qui n’ont d’autre utilité au monde que de rappeler tout de suite qu’on pourrait très bien se passer d’eux !

Pour une goûte de plus le vase déborde, et Jean-des-Figues, à ce moment, était un vase plein de larmes. Que voulez-vous, c’est bête à dire ; mais en reconnaissant près du sein gauche, dans la soie, une imperceptible éraillure, cela me produisit un drôle d’effet ; il me revint une foule de choses : que cette éraillure était de la veille, que Roset riait beaucoup, que la soie rose avait un peu craqué… alors toute ma douleur éclata.

— « Regarde, Nivoulas, regarde ce corset ! » m’écriai-je ; et disant cela je le serrais, je le pétrissais dans mes mains avec autant de rage que d’amour. « Regarde ce corset ! et dis-moi s’il n’y aurait pas folie à vouloir trouver fidèle la demoiselle qui habitait dedans.

Nos bons aïeux n’y mettaient pas tant de malice. Crois-tu qu’ils riraient, Nivoulas, s’ils voyaient nos larmes, ceux qui venaient ici, il y a cent ans, faire sauter les belles filles ? Mais nous vivons, nous autres, dans un siècle de prud’homie, et malgré nos affectations de scepticisme, nous prenons tout au sérieux, tout, hélas ! et même Roset. Fils de Werther et arrière-neveux de Faublas, pétris à dose égale de corruption et de passion naïve, nous nous rendons amoureux du premier joli petit nez qui passe, surtout s’il est frotté de poudre de riz. Du pur Faublas, tu vois… Puis, ce joli nez une fois trouvé, nous le voudrions vertueux, fidèle, des choses inouïes ! C’est Werther cela, un Werther farouche et ridicule qui souffre, qui déclame, qui appelle griffes les ongles roses des parisiennes et s’imagine que le sang des cœurs rougit leurs lèvres quand elles sont simplement frottées d’un soupçon de carmin.

Donc, Nivoulas, si tu es Werther, cherche-toi une blonde en corset lacé qui sache tailler les tartines ; mais c’est trop comique à la fin ; oui, je te le dis, c’est trop comique de rêver le cœur de Lo’otte sous le corset en satin rose de mademoiselle Roset ! »

Là-dessus je fondis en larmes. Nivoulas, qui ne s’était jamais vu consoler de la façon, commençait à me croire fou et témoignait quelque inquiétude. Il ne voulut pas me quitter de la nuit. — « Tu es trop agité pour rester seul, me disait-il, couche-toi dans le lit, moi je dormirai sur le sopha… » Je me mis au lit, discourant toujours. J’étais très éloquent, Nivoulas m’écoutait d’un air fort attentif en apparence, mais il profitait de mes moments de calme pour me préparer de l’eau sucrée et verser dans mon verre troublé par la poudre flottante du sucre quelques gouttes de bon cognac réconfortant. Ce manège dura toute la nuit. Au petit jour, grâce à mon éloquence, Nivoulas était complètement consolé.

Mais voyez-vous ce brave Jean-des-Figues au milieu du lit, le dos dans les cousins, son bonnet de coton droit sur une forêt de cheveux noirs, Jean-des-Figues inspiré, gesticulant, byronisant, ironisant, répandant à pleines mains sur Nivoulas épouvanté des préceptes d’amour à faire reculer Don Juan en personne, tandis que de grosses larmes furtives descendent le long de ses joues et vont bien vite se cacher dans les poils follets de sa barbe, et qu’il presse sur son cœur, sur ses lèvres — ne lui demandez pas pourquoi — le corset tiède encore et suavement embaumé de cette Roset qu’il n’aime pas, oh ! qu’il n’a jamais aimée, je vous jure !