Jean-des-Figues/23

La bibliothèque libre.
Jean-des-FiguesAlphonse Lemerre (p. 133-138).



XXIII

AMÈRE DÉRISION


Pour m’étourdir et me cacher à moi-même l’évidence d’une passion qui m’humiliait, je repris de plus belle le cours de mes déportements. En avant les Syriennes, les Nubiennes, les Malabraises ! en avant ! en avant la danse à travers le féerique Alhambra où Jean-des-Figues, assis corrige ses épreuves ! Seulement, prenez garde, mesdemoiselles, quand votre ronde passera sous la fenêtre en tabatière, car les plafonds sont bas aux palais de la rue Monsieur-le-Prince, et vous pourriez vous cogner le front.

Mais mon pauvre petit volume ne suffisait déjà plus à contenir le flot grossissant de mes désirs. On n’avait pas achevé de l’imprimer que je m’attelais à une autre œuvre, en prose enragée cette fois ! C’était ma propre histoire, idéalisée décemment. Jean-des-Figues y faisait le personnage d’un jeune homme riche comme Crésus, beau comme la nuit, qui, désabusé de l’amour et vieux avant l’âge, s’entourait, à Paris, des inventions les plus raffinées du luxe, des arts et du plaisir, et finissait par s’éteindre, sans regrets, ainsi qu’un dieu mortel, dans la Caprée en miniature qu’il s’était fait bâtir aux Batignolles.

Le fond psychologique de mon Étude laissait peut-être quelque chose à désirer, mais que le cadre en était beau !

Donnant, cette fois, libre carrière à ma fantaisie, j’avais prodigué, du haut en bas, l’or, les diamants et les étoffes, ce qui d’ailleurs ne me coûtait rien. Des fleurs partout, des eaux, des marbres ! Et le pavillon où mon héros logeait ses favorites, comme il s’y trouvait décrit amoureusement jusqu’en ses plus intimes recoins, avec l’insistance minutieuse et douloureuse d’un moine maigre s’échauffant le cerveau entre les murs de sa cellule à faire tenir le paradis sur un petit carré de vélin !

Cette comparaison est même très juste, car ma pension se trouvant dévorée en herbe et pour longtemps par mes libéralités à Roset et les frais d’impression du volume, je déjeunais de deux sous de lait et d’un petit pain, le jour où Paris vit s’épanouir somptueusement à la vitrine des libraires MES ORGIES, livre de vers, par Jean-des-Figues, avec son beau titre rouge et noir, sa préface abracadabrante, et l’eau forte d’en tête, composition imprégnée d’un mystérieux symbolisme qui représente l’auteur, tout nu, au milieu de panthères et de lionnes ornées de lourds joyaux et portant des colliers de femme autour des reins.

J’en adressai le premier exemplaire à Canteperdrix avec une insidieuse dédicace accompagnée d’un appel de fonds, et j’attendis la réponse assez piteusement, malgré les articles, les lectures et le bruit que faisait mon livre autour du café que nous fréquentions. On a beau l’orner de rubans aux couleurs joyeuses, comme nous disait Bargiban, la queue du diable, c’est toujours la queue du diable quand on la tire !

Enfin, une lettre arriva :

Canteperdrix, quatorze d’avril 1865.
« Mon cher garçon,

« J’ai lu ton livre et ne t’en fais pas compliment. Depuis avant-hier que Roman, le facteur, nous l’apporta, c’est comme si l’enfer était entré rue des Couffes ; ta mère pleure, tes tantes pleurent, tout le monde pleure, et sœur Nanon, qui ne parle plus d’héritage, se signe toujours en parlant de toi.

« Qu’est-ce que c’est qu’une vie pareille, Jean-des-Figues ? Qu’est-ce que c’est que toutes ces femmes dont il s’agit dans tes chansons ? Et cette belle image où tu t’es fait peindre sans chemise ! T’imagines-tu que je vais te tenir longtemps là-haut pour mener ce train-là, tandis que je suis ici à me cuire au soleil et à travailler comme un satyre ?

« Et tu as le front encore de me demander de l’argent ! D’abord, je te dirai que nous sommes présentement plus désargentés que le ciboire des pénitents gris ; l’orage a fait périr la bonne moitié de nos vers à soie et le reste ne promet guère ; les oliviers tombent fleur avant l’heure ; la vigne a toujours la maladie, sans compter que j’ai dépensé trois cents francs au moins cet hiver à la Cigalière pour relever le bastidon, chercher la source qui s’était perdue et faire couler l’eau.

« Ah ! si tu la voyais maintenant notre Cigalière, toute passée au lait de chaux et luisant de loin dans les figuiers, avec ses murs blancs et ses tuiles neuves ! Si tu voyais la vieille treille remontée sur ses huit piliers, la source, les fleurs, le jardinage, le réservoir sous la fenêtre bien récuré et plein jusqu’au bord, tellement qu’on peut, en déjeunant, toucher l’eau claire de la main ; si tu voyais ce vrai paradis, tu laisserais là, Jean-des-Figues, ton Paris de la malédiction et cette vie de grand seigneur pour laquelle je ne t’ai pas fait, puis t’en revenant à Canteperdrix où il y a du pain et du soleil pour tout le monde, on ne t’empêcherait pas, puisque tu n’es bon qu’à cela, de faire des chansons honnêtement.

« Mais quant à t’envoyer un liard rouillé en sus de ton mois, il n’y faut pas compter, Jean-des-Figues, même si j’avais des écus plein mon grenier. Je ne veux pas me laisser manger vif, et c’est bien assez de ce que je te donne pour l’honneur que tu fais à la famille.

« J’ai l’honneur d’être, en attendant, ton père qui t’aime. »

Et la signature.

À tout autre moment, la lettre m’aurait ému, m’apportant ainsi en pleine mélancolie parisienne un parfum lointain du pays ; mais cette fois je n’en remarquai que l’ironie involontaire. N’était-ce pas bien le cas de venir, comme mon père le faisait, me reprocher mes folles amours et mes débauches, alors précisément que sans argent et sans maîtresse il m’arrivait quelquefois de me consoler du dîner absent en contemplant le bel effet de mon nom sur la couverture d’un livre ?

Quoi ! Jean-des-Figues, m’écriai-je, tu es artiste, c’est-à-dire né pour sentir le plaisir plus finement que le commun des hommes ! Quoi ! tu passes tes jours à chercher le beau sur la terre, après t’être convaincu que le bien ne s’y rencontre nulle part, et que le vrai, si on le trouvait, ferait désormais de la vie, divisée par règles et par chapitres, quelque chose d’aussi joyeusement imprévu qu’un bréviaire ou qu’une grammaire grecque ! Quoi ! tu révères la femme comme la plus suave des fleurs et l’éclosion suprême de la matière ; tu voudrais, afin de mieux t’en réjouir, la voir entourée de toutes les merveilles du luxe, ainsi qu’un camélia délicat dans la laque et l’or d’une jardinière de salon ; et pour toi précisément la porte du salon est fermée ! De quoi sert donc la poésie si ce n’est à rendre plus douloureuse ta misère, en t’apprenant à désirer ce que tu ne saurais tenir ?

Ces réflexions et d’autres semblables me conduisirent promptement à une sorte de misanthropie. Pendant plusieurs mois, j’évitai soigneusement tout ce qui pouvait me rappeler des idées de richesse ou de plaisir. Le théâtre m’irritait ; la musique surtout, avec ses chants, ses douces langueurs et ses accès de joie bruyante, m’était devenue particulièrement insupportable. Je vivais enfermé chez moi, raturant furieusement les dernières pages de mon étude, et tenté bien souvent de jeter au feu ce que j’en avais déjà écrit, tant le métier me paraissait métier de dupe.

Cependant, ce n’était rien encore que cela, et le destin, avec Roset, me réservait une bien autre humiliation.