Jean-qui-lit et Snobinet/VII
VII
Les animaux « chics » et les animaux « pas chics ».
Snobinet se croit un petit homme du monde parce qu’il estime que les meilleures opinions sont les opinions toutes faites ; on n’a pas besoin de se creuser la tête pour les inventer, et il prétend qu’elles ont cours dans la bonne compagnie où l’on a coutume de les exprimer en des phrases convenues qui sont d’un usage quotidien dans la conversation entre gens bien élevés.
Il dit par exemple :
« Le lion est le roi des animaux ;
Le chien est l’ami de l’homme ;
Le chameau est le vaisseau du désert ;
Le homard est le cardinal des mers ;
Le cheval est la plus noble conquête que l’homme ait jamais faite… »
Et cætera, et cætera…
Ces affirmations traditionnelles et banales ont le don d’exaspérer Jean qui, par esprit de contradiction et parce qu’il tient à professer sur toutes choses des idées à lui, cherche le plus souvent à démontrer à son camarade que « c’est pas vrai » ; que le homard ne peut passer pour le cardinal des mers que lorsqu’on l’a fait cuire puisque, vivant, il n’est pas rouge ; que la plus noble conquête de l’homme,
manquant d’égards pour son conquérant, le jette irrévérencieusement à terre par-dessus ses oreilles ; que le chien ne se gêne pas pour mordre à beaux crocs dans les mollets de l’homme, ce qui n’a jamais passé pour une marque d’amitié.
Quant au chameau, « vaisseau du désert », le dessinateur le plus habile en ferait tout au plus un « bateau qui aurait des jambes », comme dans la chanson, mais le représenterait difficilement sous la forme d’un transatlantique.
Au surplus, Jean est bon garçon et ça l’agace d’entendre Snobinet traiter avec mépris certaines braves bêtes, sous prétexte que ce ne sont pas des « animaux chics ».
Voilà pourquoi nos deux amis, en promenade dans les allées de la Ménagerie, au Jardin des Plantes, sont en grande discussion devant les lions, les tigres et les léopards.
Tiens ! le voilà ton « roi des animaux ». Il est vraiment un peu déchu et piteux derrière ses barreaux.
C’est un animal noble et indomptable.
Ne crois donc pas ça ! Il suffit d’avoir une grosse moustache cirée, de s’habiller d’un dolman à brandebourgs, d’un pantalon collant, et de le cravacher ferme pour qu’il vienne vous lécher les bottes. On lui fait faire l’imbécile et le clown à travers des cerceaux, on fourre la tête dans sa gueule sans qu’il proteste.
Il rugit…
Il ne dit rien du tout ! C’est un domestique du dompteur, derrière la cage ou le lion et son maître jouent tous les deux les paillasses, qui souffle dans un verre de lampe.
Et ton tigre royal, là, aplati sur le plancher de sa cabane, a-t-il assez l’air d’une descente de lit ? Sans compter qu’il n’a aucune éducation pour un animal de race souveraine, il bâille sans mettre sa patte devant sa mâchoire !
Et Jean fait un pied de nez au tigre royal et conduit Snobinet devant l’enclos où un cerf à favoris de maître d’hôtel dresse son front imposant en regardant le public avec des yeux de myope.
Et celui-là, est-ce un animal « chic » ?
Oh ! oui ! songe donc qu’il y a des maisons où, dans la salle à manger, on accroche sa tête au mur entre les portraits de famille.
Et le pied de sa femelle, la biche, au cordon de la sonnette.
Il a l’air hautain.
C’est de la prétention. Au fond, il est peureux comme un lièvre. Dès qu’il entend des cavaliers en habit rouge jouer du cor de chasse, il se sauve, et au galop encore !
On lui court après, on l’attrape, et il finit, la tête en bas,
pendu ignominieusement par les pattes à la devanture d’un
marchand de comestibles,
ni plus ni moins qu’un simple
lapin qui, lui, ne fait
pas tant de manières et ne
dévisage pas les gens de
toute sa hauteur.
D’ailleurs, si pour être un animal « chic » il faut se pousser du col, à la girafe le premier prix ! Chez quel chemisier devra-t-elle se faire habiller, celle-là, si elle est obligée de se mettre en toilette de soirée ?
Le cerf est fier parce qu’il a des cornes superbes.
Le colimaçon aussi a des cornes mais, modeste et discret autant que complaisant, il ne les sort que si on lui demande :
« Colimaçon borgne, montre-moi tes cornes », et ce mollusque débonnaire ne se froisse même pas d’être accusé de n’y voir que d’un œil.
Alors indique-moi donc un animal que tu trouves « chic ».
On va chercher ça.
Et nos deux garçons, continuant leur excursion, arrivent devant la maison des singes. Jean s’arrête :
— Dis donc, Snobinet, est-ce à la mode d’avoir une raie au milieu du front, d’avancer le menton et de marcher le cou tendu, les épaules voûtées, en balançant sa canne de la main droite ?
Snobinet convient que cette allure passe pour la plus distinguée qui soit.
— Voilà un quadrumane d’une distinction parfaite, dit Jean en désignant un petit singe qui, avec un sérieux imperturbable, un court bâton à la patte, longe le grillage de sa prison en se tenant exactement comme Snobinet quand il veut faire du genre.
Et, au retour, Jean-qui-Lit avoue qu’il préfère le veau au léopard, le mouton à la panthère, le porc au rhinocéros, la sole frite au requin, et, en fait de volatiles, il affirme que l’aigle est peut-être un oiseau « chic », mais qu’il ne vaut pas le canard, surtout quand celui-ci est encadré de petits pois, ou même de navets, ni la dinde lorsqu’elle est bien bourrée de marrons.
C’est un peu de la philosophie de gourmand. Mais il conclut, non sans sagesse, qu’il en est des animaux comme des gens, que les plus brillants ne sont pas toujours les plus intelligents, qu’un paon est bête comme une oie et que certains papillons aux ailes somptueuses lui paraissent moins intéressants et moins utiles qu’un ver à soie.
Et comme Snobinet fait sa moue dédaigneuse en déclarant que cette « vilaine chenille » le dégoûte, il se fait coller net par un argument sans réplique :
— Snobinet, s’il n’y avait pas des vilaines chenilles pour produire la soie et de pauvres ouvriers mal vêtus pour la travailler, tu n’aurais pas au cou cette belle cravate verte et rose.