Jean-qui-lit et Snobinet/VIII

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H. Laurens (p. 63-70).

VIII

Les Parisiens de Paris.

En revenant de la promenade, Jean a dîné chez Snobinet et, au sortir de table, pendant que les grandes personnes sont restées au salon, les deux camarades ont passé dans la salle d’étude où ils bavardent de leur côté.

Snobinet a pris sa place favorite sur le divan, Jean qui affectionne les postures fantaisistes est affalé dans le fauteuil, les deux pieds plus hauts que la tête.

JEAN

J’ai bien dîné.

SNOBINET

Tu vois que ce qu’on mange à Paris est tout de même meilleur que la nourriture qu’on t’offrirait si tu étais chez tes fameux sauvages des cinq parties du monde.

JEAN

Hé, hé ! mon vieux, il y avait, au dessert, des bananes qu’on n’a certes pas cueillies sur la place de l’Opéra, non plus que les mandarines ; ces fruits-là se récoltent dans les pays chauds, chez « mes » sauvages. Et tu as fort apprécié certain gâteau de riz à la vanille, riz d’Indo-Chine et vanille de Madagascar. À Paris, qui est une ville magnifique, j’en conviens, on n’aurait pas grand’chose à se mettre sous la dent si l’on devait se contenter de ce qui pousse sur le pavé de bois des chaussées, l’asphalte des avenues ou le bitume des trottoirs : tout ce qu’on mange, tout ce qu’on boit vient d’ailleurs. Ce soir, on a servi comme hors-d’œuvre du saucisson de Lyon, des sardines de Nantes, des anchois de Norvège et du beurre de Normandie. La poularde était du Mans, les truffes venaient de Périgueux, le jambon de Bayonne et, avec le pâté d’Amiens, la salade était assaisonnée avec de l’huile d’olives de Nice et du vinaigre d’Orléans.

Sans reparler du savoureux gâteau de riz, à la fois asiatique et africain, j’ai vu passer, au dessert, du fromage de Coulommiers, des pruneaux de Tours, du pain d’épices de Dijon, du miel de Narbonne, du nougat de Montélimar et des berlingots à la menthe baptisés « Bêtises de Cambrai » qui m’ont prouvé qu’à Cambrai les confiseurs n’étaient point si bêtes que ça. Toi-même, Snobinet, tu as bu du vin de Bordeaux et même de Bourgogne et tu as redemandé deux fois du Champagne.

Mon bon, on dresserait une carte de France rien qu’avec le menu du dîner de ce soir, et Paris ne serait qu’un petit point sur cette carte-là.

SNOBINET (doctoral).

Paris est la capitale de l’Univers ; les Parisiens sont les premiers en tout.

JEAN (malicieux).

Snobinet ! Snobinet ! tu es Parisien et, en classe, tu es souvent trente-quatrième sur trente-quatre.

SNOBINET (entêté).

Il n’y a que les Parisiens !

JEAN (non moins entêté).

Il n’y a pas de parisiens !

SNOBINET

Qu’est-ce que tu dis ? Il n’y a pas de Parisiens ?


JEAN

Non. Les Parisiens, on ne les voit jamais, les vrais passent l’été à la mer, l’automne à la campagne, pour chasser, et l’hiver dans le Midi. Au printemps ils voyagent en Italie. Il n’y a qu’à regarder les affiches des chemins de fer pour constater ça.

SNOBINET

Mais pourtant, les gens qu’on rencontre sur les boulevards, dans les musées, au théâtre ?

JEAN

Ce sont des étrangers, des Italiens, des Russes, des

Espagnols, des Américains, des Brésiliens, des Allemands,

quelques Scandinaves, pas mal de Turcs.

Et surtout d’innombrables Anglais.

Puisque les Parisiens sont toujours partis, il faut bien que les habitants des autres pays viennent les remplacer, sans quoi la capitale serait une ville déserte.

SNOBINET

Il y a tout de même à Paris d’autres gens que les étrangers.

JEAN

Certes ! ceux qui viennent de la province. Les maçons sont Limousins ; les frotteurs, Savoyards ; les marchands de marrons, Auvergnats ainsi que les charbonniers.

La plupart des chanteurs d’opéra viennent de Toulouse et beaucoup de députés peuvent être traités de Gascons parce qu’ils font parfois à leurs électeurs de très belles et très sages promesses qu’ils ne tiennent qu’à moitié, au quart, au quinze millième ou pas du tout une fois que ceux-ci les ont nommés.

Snobinet a l’air si déconfit, l’idée qu’il n’y a pas de Parisiens à Paris semble le désoler à un tel point que Jean, bon garçon, veut le consoler un peu.

— Snobinet, j’ai exagéré. On en rencontre tout de même quelques-uns : par exemple, ces musiciens qu’on voit en passant devant les cafés, ces violonistes, violoncellistes, contrebassistes vêtus d’une veste rouge soutachée et garnie de brandebourgs à la façon hongroise…

— Les tziganes ?

— Oui, mon vieux, ils sont tous de Belleville.