Jean Chrysostome et l’impératrice Eudoxie/04

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seconde partie[1].

VI.

« Qui avait mis le feu à la basilique et amené cet effroyable désastre ? — À quelle heure l’incendie avait-il éclaté, et dans quelles circonstances ? » — Telles étaient les questions qui se croisaient de toutes parts dans Constantinople pendant les jours qui suivirent l’embrasement de Sainte-Sophie, et auxquelles répondaient vingt versions différentes, mais se rattachant toutes à certains points principaux. En ce qui concernait les auteurs de l’incendie, ces points étaient au nombre de quatre.

1° C’était Jean qui, assisté des évêques ses partisans, de ses clercs et de ses diaconesses, avait mis le feu à l’église pendant le temps où on les y avait laissés seuls, avant son départ. Son motif était d’empêcher un autre que lui de prêcher dans cette chaire, théâtre de sa popularité et de sa renommée. Il espérait aussi que le feu, gagnant de proche en proche, pourrait atteindre le palais occupé par l’impératrice et l’empereur, et les envelopper tous deux dans la même ruine que l’église.

Cette version était celle des évêques et des courtisans ennemis de Chrysostome. Les magistrats chargés de l’instruction judiciaire l’admirent pour un instant, puis reculèrent, comme on le verra, devant l’énormité de l’accusation ; les évêques ne reculèrent pas. Antiochus, Acacius, Cyrinus, Sévérien, en un mot les sycophantes de Jean, (qualification que leur inflige l’histoire), envoyèrent au pape Innocent une relation dans laquelle ils dénonçaient l’archevêque comme le destructeur de sa propre église, et cette odieuse dénonciation resta annexée aux pièces que le pape réunissait à Rome en vue du concile œcuménique.

2o Les coupables étaient des païens et des Juifs qui, au plus fort du tumulte dont le départ de Chrysostome avait été suivi dans l’intérieur de Sainte-Sophie, voyant tant de chrétiens rassemblés dans une même enceinte, avaient eu l’idée infernale de les brûler tous avec leur église.

Cette version venait évidemment des chrétiens ; mais elle prit peu de consistance comme invraisemblable, et ne figura point dans l’instruction judiciaire qui s’ouvrit bientôt. Il était peu croyable en effet, vu le peu de distance qui séparait la grande Curie de la basilique chrétienne, que des païens se fussent imaginés d’allumer dans celle-ci un incendie qui pouvait aisément gagner l’autre et détruire, avec leur plus beau temple, leurs simulacres les plus révérés.

3o C’étaient des joannites du peuple qui avaient commis le crime, par vengeance, pour punir la ville et l’empereur des violences exercées contre leur idole, et faire que nul autre évêque ne vînt occuper le siége de Jean.

Cette version devint la plus accréditée : elle servit de base à l’enquête des magistrats, et elle est restée dans l’histoire comme la plus probable ; plus d’un écrivain ecclésiastique n’hésite même point à l’admettre. L’hypothèse du reste était très dangereuse comme base d’une information judiciaire, car le soupçon, n’attaquant personne en particulier, attaquait tout le monde, et on se trouvait conduit presque malgré soi à englober de hauts et respectables personnages dans la complicité d’un crime que pouvaient avoir commis quelques furieux aveuglés par le fanatisme. L’idée d’un complot en ressortait naturellement, et c’est ce que, avec une grande bonne volonté, exploita le zèle des magistrats romains.

4o Une quatrième version circula encore à côté des trois autres ; mais celle-ci provenait manifestement d’amis exaltés de l’archevêque, admirateurs de sa sainteté comme de son génie, et qui se le représentaient entouré déjà de l’auréole céleste. Cette version était celle-ci : on avait vu, pendant la tempête qui ébranlait la basilique du faîte jusqu’aux fondemens, la voûte s’entr’ouvrir et une colonne de feu descendre sur le trône épiscopal, embraser ce trône et se répandre de là en longues spirales de feu dans toutes les parties de l’édifice. Cette hypothèse qui faisait Dieu même auteur de l’incendie resta confinée à peu près dans le cercle des adorateurs mystiques de l’archevêque. Personne ne l’invoqua dans les débats du procès, et les lettres de Chrysostome n’en parlent point ; néanmoins Palladius y fait allusion dans ses dialogues, et un chroniqueur de la fin du siècle la reproduit purement et simplement, comme un fait dont il ne paraît pas douter.

Telles étaient les suppositions sur les causes de l’incendie ; quant à l’heure où il était apparu pour la première fois, les témoignages se divisaient encore plus. Les uns prétendaient que le feu avait éclaté quelques instans seulement après la sortie de l’archevêque, ce qui semblait corroborer les idées de ses accusateurs ; suivant d’autres, on ne l’avait aperçu que beaucoup plus tard, vers le soir ; une troisième version le reculait jusqu’au lendemain matin : suivant elle, des joannites enfermés dans l’église l’auraient allumé avant de sortir, et l’incendie, après avoir couvé toute la nuit, aurait fait irruption au lever du jour. Une circonstance admise à peu près par tout le monde, c’est que la flamme jaillit d’abord du trône de l’archevêque, et que l’embrasement, excité par le vent, prit une force, une extension si grande qu’en moins de trois heures basilique, curie, demeures particulières, tout était consumé.

Sous ces nombreuses préoccupations de l’opinion, l’enquête judiciaire commença. Le magistrat chargé de l’affaire, Studius, préfet de la ville, obéissant aux préventions de la cour, lança un mandat d’arrêt contre les deux évêques Eulysius et Cyriacus et quelques clercs métropolitains qui accompagnaient Chrysostome dans sa marche vers l’exil ; contre Chrysostome, il ne l’osa pas. L’exilé suivait alors, avec son escorte de prétoriens, la grande route qui conduisait de Chalcédoine, où il avait débarqué, à Nicée de Bithynie, qui devait être la première halte de son voyage. Ses compagnons et lui cheminaient tristement, sans se douter que l’église qu’ils venaient de quitter n’était plus maintenant qu’un monceau de décombres et de cendres. Ils se trouvaient déjà fort loin de la côte, lorsqu’ils furent rejoints par l’officier porteur du mandat d’arrêt et un groupe de cavaliers, accourus derrière eux de toute la vitesse de leurs chevaux. À la nouvelle qu’apportaient ces hommes de l’embrasement de Sainte-Sophie, l’archevêque et ses compagnons furent d’abord consternés ; mais leur surprise se changea en indignation lorsqu’ils surent qu’eux-mêmes étaient accusés d’avoir mis le feu, et qu’ordre était donné par le préfet de les conduire dans les prisons de Constantinople, enchaînés comme des criminels, pour y répondre sur cette accusation.

Le mandat d’arrêt, comme on l’a vu, ne concernait point Chrysostome ; mais Chrysostome voulut y être compris. « Je ne me séparerai point de mes frères, disait-il avec animation ; s’ils sont coupables, je le suis ; s’ils sont les instrumens d’un crime, j’en dois être l’auteur ou le provocateur. Il faut que je sois interrogé, que mes amis et mes ennemis sachent bien si je suis un incendiaire ou non. » L’officier n’avait pouvoir de rien décider là-dessus, en dehors du mandat du juge ; il se borna donc à recevoir une protestation écrite que lui remit l’archevêque. Elle était conçue en ces termes : « quoiqu’en d’autres circonstances vous ayez refusé de m’entendre sur les incriminations portées contre moi, il faut pourtant bien que vous m’entendiez sur le fait de l’incendie de mon église, puisque vous m’accusez d’en être l’auteur. » L’archevêque, on le voit, avait deviné sans peine qu’une si outrageante pensée n’avait pu venir que des évêques et des courtisans ses ennemis. Pendant qu’il écrivait, les fers étaient mis aux pieds et aux mains de ses compagnons, que les cavaliers firent rétrograder vers les prisons de Chalcédoine, d’où ils furent transférés dans celles de Constantinople, et enfin relâchés, à la condition de ne plus reparaître jamais dans la ville impériale.

À leur départ, Chrysostome resta atterré. Il était seul désormais, complètement seul ; plus d’amis pour épancher son cœur, pour le plaindre, pour l’assister dans les défaillances fréquentes de sa santé, car on lui avait refusé d’emmener un domestique pour le servir ; il n’avait plus autour de lui que des soldats grossiers, ses gardiens. Qu’allait-il devenir, par un voyage si pénible, sous les ardeurs de la canicule, avec des infirmités dont la fatigue et le chagrin aggravaient encore le poids ? Dans cette extrémité, Dieu, son unique recours, ne l’abandonna pas. Son escorte, ainsi que je l’ai dit, se composait de prétoriens, hommes simples et rustiques, mais plus pitoyables que ceux dont ils exécutaient les volontés. La scène à laquelle ils venaient d’assister les avait émus, et ils se prirent d’une compassion involontaire pour ce prêtre presque mourant, que le peuple aimait, et dont le nom avait retenti bien des fois à leurs oreilles. En le voyant en proie à tant de souffrances de corps et d’esprit, ils se firent un devoir de l’assister et de faire l’office des serviteurs qui lui manquaient, quoiqu’il s’y refusât et les repoussât doucement. C’étaient eux qui cherchaient à lui procurer dans les stations une nourriture moins mauvaise que la leur, et quelques heures de repos, lorsqu’il quittait sa litière. La chaleur étouffante lui ayant rendu ses maux d’estomac plus douloureux que jamais, il ressentit des accès de fièvre quarte pour lesquels il ne connaissait qu’un remède efficace, les bains ; or son escorte avait pour instruction, à ce qu’il paraît, de ne point s’arrêter dans les villes, seul lieu où il eût pu trouver des thermes publics ; force lui fut donc, quand quelque crise violente approchait, de faire usage de fonds de tonneau en guise de baignoires. Ses gardiens l’aidaient dans tous ces soins avec un empressement touchant. Après l’avoir plaint, ils finirent par l’aimer, et l’on verra que plus d’une fois il leur dut presque la vie. L’escorte était commandée par deux jeunes officiers constantinopolitains qui, loin de trouver mauvais les procédés obligeans de leurs soldats, entouraient eux-mêmes l’exilé d’une sollicitude respectueuse. Ils se nommaient Anatolius et Theodorus, et étaient de familles et d’éducation distinguées. Chrysostome les mentionne avec éloge dans ses lettres. Grâce à leur tolérance, le prisonnier pouvait communiquer sur la route avec des prêtres ses partisans qui lui apportaient des nouvelles, écrire des lettres et en recevoir. Ce fut une grande consolation pour cet homme qu’une séquestration complète eût fait bientôt mourir.

Où le conduisait-on ? Quel serait le lieu de son exil ? Il ne le savait pas, et ses gardiens ne le savaient pas plus que lui. Ils devaient trouver à Nicée le rescrit impérial qui fixerait le sort de l’exilé. Un bruit recueilli sur la route indiqua d’abord la Scythie-Pontique, province extrême de l’empire romain, du côté du Caucase, et plutôt une terre barbare qu’une contrée romaine ; puis heureusement ce bruit tomba, et l’on parla avec persistance de l’Arménie, dont Chrysostome prenait en effet la direction en s’approchant de Nicée. Cette nouvelle paraissant probable, il s’empressa d’écrire à sa chère diaconesse Olympias que, si le fait était vrai, elle lui fît obtenir pour résidence l’Arménie supérieure et sa métropole Sébaste, ville importante, en communication avec les principales cités de l’Orient, et qui présentait d’ailleurs toutes les ressources désirables pour les besoins de la vie. « Elle obtiendrait aisément cette faveur, lui disait-il, par l’intermédiaire d’un évêque de leurs amis, nommé Cyriacus, comme celui qui était maintenant détenu à Chalcédoine ; il y ajoutait d’autres personnages sur lesquels il comptait aussi beaucoup, tels que l’eunuque Brison, premier chambellan de l’impératrice, mais resté en sympathie de cœur avec lui, Péanius, homme important qui avait l’oreille des grands, et surtout un riche Arménien de Sébaste nommé Arabius, dont la femme était liée d’une amitié étroite avec la diaconesse, sa chère et pieuse fille. » Nous verrons plus tard ce qu’il advint de ces recommandations. Chrysostome, dévoré de soucis et grelottant du froid de la fièvre, atteignit au bout de dix jours de marche environ la ville de Nicée.

Tandis que l’archevêque s’acheminait vers cette première halte de son exil, les agens de l’enquête judiciaire à Constantinople faisaient main basse sur ses amis, évêques, prêtres ou diacres, qui allaient garnir l’un après l’autre les prisons de la ville ; on poursuivait jusqu’à des femmes. Il paraît que malgré ces rigueurs le préfet Studius, qui les ordonnait, devint suspect à la cour, peut-être à cause d’une certaine modération dans les formes ou de ménagemens pour les personnes, comme on l’a vu à l’égard de Chrysostome ; en tout cas, il fut révoqué au bout de quelques jours, et la préfecture de la ville passa de ses mains, en dehors du roulement régulier des magistratures, dans celles d’un homme qui allait plus au cœur de l’impératrice, et fit tout en effet pour n’être pas suspecté. Il se nommait Optatus, et les contemporains nous disent qu’il était païen, non pas assurément du paganisme grossier du peuple, lequel consistait à adorer des dieux de pierre et de bois, mais de celui de la classe éclairée et riche, du polythéisme des sophistes et des mystagogues, que l’on nommait alors l’hellénisme. Le christianisme n’avait pas d’ennemie plus mortelle que cette secte superbe et haineuse, et les chrétiens de juges plus redoutables que ses adeptes, qui semblaient avoir pris pour mot d’ordre cette parole d’un historien païen à propos de l’incendie de Rome sous Néron : que les chrétiens, « quoi qu’ils fissent, étaient toujours coupables et méritaient toujours les dernières rigueurs. » C’est avec des convictions de ce genre qu’Optatus alla continuer, au sujet de l’embrasement de Sainte-Sophie, l’action criminelle commencée par son prédécesseur. En sectaire et courtisan également zélé, il voulut procéder par lui-même aux interrogatoires, et alla s’installer au forum, sur son tribunal, flanqué des instrumens de la torture, brasiers ardens, grilles, chevalets, ceps, tenailles à l’ordre les membres, et environné des dénonciateurs, des bourreaux, des inquisiteurs et autres agens de la question. Il paraît que parmi ces derniers siégeaient des clercs du parti de la cour chargés d’assister le juge et les questionneurs au besoin en leur suggérant des demandes captieuses dans lesquelles l’accusé pouvait s’embarrasser, ou détournant au profit de l’accusation des mots arrachés par la douleur. On se refuserait à croire de telles infamies, si des textes contemporains n’en faisaient foi.

Studius avait commencé les interrogatoires, Optatus commença les supplices ; il fallait en effet, par la force, obtenir des aveux de gens qui avaient tout nié jusqu’alors. Un des premiers amenés de prison devant le préfet fut un jeune lecteur de l’église métropolitaine, attaché pendant quelque temps comme serviteur à la personne de l’archevêque. C’était un adolescent de mœurs douces, de complexion délicate et frêle, tout à fait semblable à une jeune fille, dont il portait au front la candeur virginale. On eût dit qu’il n’appartenait pas à ce monde, tant il lui paraissait étranger par la pureté de son âme et la faiblesse de son corps. Le juge voulut lui faire désigner l’archevêque Jean son maître et les amis de Jean, qui étaient aussi ses patrons, comme les auteurs de l’incendie de l’église, et Eutropius (c’était son nom) répondit qu’il ne savait rien de tout cela. Pour l’obliger de confesser qu’il le savait, le préfet le fit étendre sur le chevalet, où on le fustigea cruellement. Les inquisiteurs attendaient qu’il sortît de sa bouche quelque parole imprudente dont le juge profiterait ; mais ils attendirent vainement, l’enfant ne laissa échapper que cette déclaration : « je ne sais rien de ce que vous me demandez. » On recourut alors aux grands moyens : les lanières garnies de plomb ne suffisant pas pour le faire parler au gré du juge, on lui laboura les côtes avec des ongles d’acier, on lui déchira le front jusqu’à lui arracher les sourcils ; les chairs des côtes ayant été mises à nu, on en approcha des torches enflammées, mais Eutropius se taisait ; quand on le détacha du chevalet, il était mort. Il fallait maintenant l’enterrer, car on ne pouvait reporter à la prison un cadavre, et, comme on n’avait sous la main aucun prêtre joannite (ils étaient tous dispersés ou cachés), les clercs d’Acacius, assesseurs de la torture, se virent contraints d’ensevelir eux-mêmes leur victime et de la conduire au cimetière pendant la nuit. Les joannites racontèrent qu’au moment où ces mains infidèles déposaient le jeune lecteur dans la fosse, le ciel s’ouvrit, et qu’on entendit le chœur des anges entonner l’hymne de bienvenue pour celui à qui manquaient les prières des morts et le dernier adieu de ses frères.

Un autre des clercs de Chrysostome, mais plus important qu’Eutropius, l’ancien diacre Tigris ou Tigrius, aujourd’hui prêtre, se trouvait aussi sous la main des geôliers. Ce personnage a déjà joué un rôle dans la première partie de ces récits ; je résumerai en peu de mots ce qu’il était et ce qui lui advint dans la circonstance présente. Barbare d’origine et né vraisemblablement sur les bords du fleuve dont il portait le nom, Tigrius avait passé son enfance dans l’esclavage, où son intelligence, sa bonne conduite et un rare dévoûment à son maître lui valurent de bonne heure la liberté. Devenu libre, il se fit chrétien, entra dans les ordres, et Chrysostome l’attacha à son église. Ce fut pour l’ancien esclave le comble des honneurs, et son évêque fut pour lui dès lors un second maître auquel il se dévoua, comme il s’était dévoué au premier. Il ne vit plus au monde que Chrysostome ; tout ami de l’archevêque devint son ami, tout adversaire son ennemi. Placé près d’un homme qu’entraînait trop fréquemment une humeur irascible et impérieuse, Tigrius, loin de chercher à le calmer, l’excitait dans ses colères les plus imprudentes, et on peut lui reprocher avec justice d’avoir été un des mauvais génies du maître qu’il idolâtrait et pour lequel il eût donné mille fois sa vie. Il fut même signalé au concile du Chêne comme un de ceux qui avaient le plus participé aux troubles de l’église de Constantinople ; aussi ne l’oublia-t-on point lorsque, après l’embrasement de Sainte-Sophie, des enquêtes se dirigèrent contre les membres du clergé. Attendre d’un tel homme une dénonciation même vraie contre son maître eût été une espérance insensée ; mais vouloir lui faire dire que Chrysostome était un incendiaire, et l’incendiaire de sa propre église, c’était attirer sur ceux qui l’interrogeaient toute l’indignation de son cœur. On ne sait ce qu’il répondit au préfet ; mais le supplice le plus ignominieux lui fut aussitôt infligé. On le dépouilla de ses vêtemens et on le fouetta avec des courroies plombées jusqu’à ce que les chairs détachées lui descendissent des reins ; on lui mit les ceps aux pieds pour en distendre les doigts, et enfin on l’écartela sur le chevalet jusqu’à ce qu’il eût perdu tout sentiment, après quoi on l’envoya pourrir sur la paille de son cachot. Tigrius pourtant n’en mourut pas. Lorsque ses plaies furent à peu près cicatrisées et qu’il fut en état de supporter les secousses d’un chariot, on l’envoya en Mésopotamie revoir les rives du fleuve qu’il avait quittées esclave et moins infortuné.

Le nom de Sérapion se joint ordinairement à celui de Tigrius dans la liste des conseillers funestes de Chrysostome, qui hâtèrent par leur violence la perte de ce grand et malheureux homme. Le parti triomphant aurait bien voulu mettre la main sur l’ancien diacre de Sainte-Sophie, devenu évêque d’Héraclée, en Thrace ; mais Sérapion était dans son diocèse au moment de l’incendie, et, quoiqu’il eût pu opposer à toute accusation un alibi incontestable, il connaissait trop bien ses ennemis pour ne se fier qu’à son bon droit : il s’était donc mis en lieu sûr dès l’ouverture de l’enquête. Un couvent de moines goths catholiques qu’on appelait Marses le déroba pendant quelque temps à toutes les recherches de l’autorité civile, et il ne fut découvert que lorsque la première effervescence des haines était un peu calmée. Plus tôt, on l’aurait tué ; on se contenta de le torturer. Entre autres supplices, on lui arracha la peau du front avec les sourcils au moyen d’ongles et de tenailles d’acier ; puis on le déporta en Égypte sous la garde du patriarche d’Alexandrie : Sérapion aurait préféré sans aucun doute la garde des geôliers de l’empereur.

L’avénement d’un métropolitain de Constantinople en remplacement de l’archevêque exilé arriva comme un intermède au milieu de ces sanglantes tragédies. Chrysostome avait été enlevé de la ville impériale le vingtième jour de juin, et dès le 27 son successeur était installé. La cour ni les évêques qui maintenant conduisaient tout n’avaient perdu de temps ; la cour espérait que le peuple oublierait plus aisément son idole en perdant l’espoir d’un retour, et les évêques de leur côté n’étaient pas fâchés de mettre cette barrière entre eux et un repentir possible d’Augusta. Toutefois l’enfantement du nouvel archevêque, quoique précipité, n’avait point été facile. L’empereur n’osant choisir aucun des évêques ses familiers, ni Acacius, ni Antiochus, ni Sévérien (ceux-ci d’ailleurs n’auraient point osé accepter par crainte de l’indignation publique), tout le monde s’en était remis aux inspirations de l’impératrice, qui fit tomber sa préférence sur un homme non moins ennemi de Chrysostome, mais moins compromis que les autres, parce qu’il s’était montré plus lâche. Cet homme, frère de Nectaire, ancien préfet et plus tard archevêque de Constantinople, appartenait aux rangs élevés de la cour, et occupait dans le clergé métropolitain depuis plusieurs années la place d’archiprêtre. Il se nommait Arsace, et n’avait pas moins de quatre-vingts ans lorsque l’impératrice le désigna ; mais cet âge même laissait l’espérance aux rivaux ambitieux, qui purent ne voir dans Arsace qu’un archevêque de passage. Ce prêtre n’avait guère fait parler de lui jusqu’alors malgré sa haute position dans le monde et un savoir théologique qu’on ne pouvait lui dénier ; mais il était insouciant et mou toutes les fois qu’il ne se sentait pas stimulé par un intérêt pressant. Les critiques disaient malignement de ce successeur de l’abondant et impétueux Chrysostome qu’il avait la faconde d’un poisson, et mettait dans son action oratoire la chaleur d’une grenouille. On citait à son sujet une anecdote qui ne lui faisait pas grand honneur comme prêtre et comme évêque. Lorsque son frère Nectaire, non encore baptisé, était monté de la préfecture de Constantinople au siége épiscopal de cette première métropole de l’Orient par la volonté du grand Théodose, cette élévation subite qui étonnait tout le monde ne fut pas sans exciter un peu de jalousie dans le cœur d’Arsace : lui-même en effet, comme s’il eût aspiré à une fortune pareille, se hâta d’entrer dans les ordres. Nectaire, qui était son aîné, le réprimanda vivement. « Je te devine, lui dit-il avec quelque amertume ; tu convoites l’épouse que Dieu m’a donnée en la personne de cette église, et tu attends ma succession… » Arsace se défendant d’avoir conçu une telle pensée : « Eh bien ! donc, s’écria Nectaire, pars à l’instant pour Tarse, dont je t’assure d’avance l’évêché. » Arsace refusa de partir ; mais la honte le prit : saisissant le livre des Évangiles, il jura dessus, entre les mains de son frère, qu’il n’accepterait jamais l’épiscopat. Ce serment, on le voit, ne tint pas contre les séductions d’Eudoxie. Dans ses rapports avec Chrysostome comme archiprêtre, il se conduisit en ennemi souterrain, dénigrant continuellement son évêque, qu’il dénonça même au concile du Chêne ; mais son manque de foi, si honteux qu’il fût, n’avait pas eu assez d’éclat pour empêcher le choix de la cour. Appelé par l’empereur, élu par un simulacre d’assemblée et ordonné par les évêques de la faction triomphante, il fut intronisé dans la basilique des Apôtres, qui servait de métropole à Constantinople jusqu’à ce qu’on eût reconstruit une nouvelle Sainte-Sophie sur les décombres de l’ancienne.

Arsace était déjà en possession de son épiscopat contesté, lorsque le préfet Optatus donna une nouvelle face au procès des joannites. Las de lutter contre l’opiniâtreté des hommes, ce magistrat crut avoir meilleur marché des femmes, et s’adressa d’abord à celles qui, attachées au service de l’église, pouvaient connaître les secrets de Chrysostome ou même avoir été les instrumens dociles de ses vengeances ; je veux parler des diaconesses. La première qu’il fit appeler devant son tribunal fut Olympias, cette matrone illustre, si célèbre dans tout l’Orient par l’éclat de sa naissance, la hauteur de son âme et cette immense fortune qu’elle avait dépensée à nourrir les pauvres et l’église ; elle était d’ailleurs une de celles à qui Chrysostome en partant avait adressé ses dernières recommandations. Avant de l’amener en face d’Optatus, les appariteurs, comme pour l’éprouver, la promenèrent à travers les instrumens de supplice que préparaient les bourreaux. Le préfet, en l’apercevant, lui demanda d’une voix menaçante pourquoi elle avait mis le feu à la basilique de Sainte-Sophie. « Ma vie entière, répondit-elle avec calme, suffit pour réfuter une pareille accusation ; j’ai été riche autrefois, et on sait que mes richesses ont été employées à construire ou à décorer les temples de Dieu ; ce n’est pas comme cela qu’on apprend à les brûler. — Oh ! je connais ta vie !… s’écria le préfet en colère. — Eh bien ! si tu connais ma vie, répliqua-t-elle avec hauteur, descends de ce tribunal où tu siéges comme juge et viens t’asseoir ici comme accusateur ; un autre jugera entre nous… » Or le banc des accusateurs était vide.

Interdit par tant de présence d’esprit et de courage, le préfet feignit de prendre le change et ne parla plus de l’accusation d’incendie ; mais, donnant à sa voix un ton de commisération hypocrite, « je veux, dit-il, adresser un conseil à toi et à toutes celles qui te ressemblent : vous êtes folles, vous autres femmes, de repousser comme vous faites la communion de votre évêque, quand les tribulations et les châtimens sont la conséquence infaillible de votre conduite. Croyez-moi, revenez à résipiscence tandis qu’il en est encore temps. » On voit que l’accusation avait changé de face ; au lieu du crime d’incendie, c’était celui de rébellion et de schisme. Cette manœuvre n’échappa point à Olympias. « Optatus, lui dit-elle, il, n’est pas juste qu’ayant été amenée ici avec une multitude de gens pour avoir à m’expliquer au sujet d’un crime que je n’ai point commis et dont aucun témoignage ne peut me convaincre, tu viennes interrompre la défense pour m’occuper de griefs qui n’ont point de rapports avec celui-ci. Si c’est un nouveau crime dont tu me trouves coupable et une nouvelle accusation que tu m’intentes, permets-moi de consulter des avocats avant de te répondre, car si, contre la justice et les lois, je suis forcée de communiquer avec ceux avec qui je ne dois point le faire, je saurai du moins jusqu’où le devoir et la conscience m’obligent. » Le préfet, mis à bout, lui assigna un délai pour consulter ses défenseurs et revenir à sa barre. Elle y revint au bout de quelque temps, aussi inflexible que la première fois. Le juge la condamna à une amende considérable et à l’exil. Elle accepta tout plutôt que de communiquer avec Arsace, et son exil fut fixé d’abord à Cyzique, puis à Nicomédie ; mais, comme elle avait des amis puissans à la cour, on ne pressa point son départ.

Pentadia, la seconde des diaconesses dans l’affection de Chrysostome et qui avait reçu ses adieux au baptistère avec Olympias, Salvina et Ampructé, fut amenée, la seconde aussi, devant le tribunal du préfet. La veuve du consul Timasius n’y trouva, comme sa compagne Olympias, qu’insultes brutales et cruauté. Une lettre que lui écrivit plus tard Chrysostome nous donne le tableau résumé de ce qu’elle eut alors à souffrir ; on y voit avec quelle rage la cour et les agens de la cour poursuivaient ces nobles femmes qui joignaient au crime d’un dévoûment invincible à l’archevêque celui d’une fortune et d’un rang qui rejaillissaient sur sa cause en l’ennoblissant. « Réjouissez-vous, lui disait Chrysostome, répondant du fond de son exil aux détails qu’elle lui donnait de sa confession, réjouissez-vous, car vous avez été facilement victorieuse : d’un mot, vous avez confondu l’impudence des bêtes féroces et bâillonné leur bouche pleine de rage. La vérité, pour laquelle vous combattiez et contre laquelle on vous égorgeait, a cette force en effet, qu’un mot lui suffit pour triompher des sycophantes, tandis que le mensonge a beau s’envelopper d’un tissu d’artifices, il tombe et se dissipe au moindre vent, plus faible qu’une toile d’araignée… Quelle embûche n’ont-ils pas essayée contre vous ? quel genre de machines n’ont-ils pas fait mouvoir pour ébranler votre âme si forte, si généreuse, si fidèle à Dieu ? Vous qui ne connaissiez rien au monde que l’église et votre chambre, ils vous ont traînée au forum, du forum au tribunal, du tribunal à la prison. Ils ont aiguisé, les langues de faux témoins, forgé de misérables calomnies, et pour vous effrayer ils ont commis des meurtres sous vos yeux. Vous avez vu couler des torrens de sang, des corps de jeunes gens déchirés par le fer, consumés par le feu, des personnages illustres et en grand nombre couverts de plaies et livrés aux tortures, enfin il n’est pas une pierre qu’on n’ait remuée pour vous épouvanter, et vous amener par la crainte à dire le contraire de ce que vous aviez vu. Vous, semblable à un aigle qui s’élance vers le ciel, vous avez rompu leurs filets pour gagner ces sphères sereines et libres où la vertu se complaît. Non-seulement ils n’ont pas su vous envelopper de leurs lacs, mais ils s’y sont pris eux-mêmes, et cette accusation d’incendie, que de misérables et malheureux hommes dirigeaient contre vous comme un sujet de triomphe, n’a servi qu’à les convaincre de calomnie par votre bouche… Songez donc à ce qui s’est passé, à tous les flots qui vous ont soulevée sans pouvoir vous entraîner et faire de vous le jouet de la tempête, à tous les orages qui n’ont pu vous faire sombrer, et au milieu desquels votre barque a sillonné tranquillement une mer furieuse. Songez à tout cela ; mais regardez aussi devant vous le port qui est proche et où se préparent vos couronnes. »

Après Pentadia, ce fut le tour d’Ampructé et des autres diaconesses ou dames attachées à l’église ; mais l’histoire ne mentionne point Salvina parmi les accusées. La cour exempta sans doute d’une comparution ignominieuse cette fille d’un roi maure devenue Romaine par son mariage avec un parent du grand Théodose, et alliée par conséquent à l’empereur régnant. Beaucoup d’autres femmes moins illustres souffrirent comme celles-ci pour une cause qu’elles croyaient être celle de Dieu. Plusieurs furent torturées, flagellées, déchirées avec des ongles de fer : quelques-unes périrent, ou sur le chevalet ou dans les geôles. Le nouvel archevêque de son côté déclara la guerre aux couvens pour les forcer à le reconnaître ; tous les moyens de coercition furent employés, la menace, les châtimens et jusqu’à la faim ; on interceptait leurs provisions, espérant les réduire par la famine. On obtint ainsi l’acquiescement de beaucoup de moines ou de religieuses : que pouvaient faire ces malheureux ? Leur soumission devenait pour Arsace autant de victoires que le parti ennemi de Chrysostome célébrait avec jactance. Olympias avait fondé dans Constantinople un couvent de vierges auquel elle attachait toute son affection et tous ses soins. Pendant son procès, les pauvres filles, se croyant abandonnées, cédèrent aux sollicitations ou à la crainte et firent leur paix avec l’intrus : Olympias ne les revit jamais.

Il y avait en ce temps à Constantinople une vierge déjà fort âgée, connue et respectée de tout le monde ; elle était Bithynienne, d’une famille riche et distinguée de Nicomédie, et se nommait Nicarète, c’est-à-dire Vertu victorieuse. La vertu de Nicarète, c’était la charité. Maîtresse d’un grand patrimoine, elle le dispersa, suivant le mot de l’Écriture, en aumônes, en libéralités aux églises, en bienfaits de toute sorte. Pour être plus à même de le placer, elle vint à Constantinople, ce foyer des misères comme des splendeurs de l’empire, et s’y fit pauvre pour être plus près des pauvres et les pouvoir mieux assister. Par l’inspiration d’une charité presque surhumaine, elle apprit la médecine et la préparation des remèdes, transformant sa maison en laboratoire de drogues, qu’elle distribuait aux indigens malades, et que la plupart du temps elle leur portait elle-même. Elle devint bientôt le médecin de tout le peuple de Constantinople, qui disait avec une naïve confiance : « Les remèdes de Nicarète guérissent toujours. » La vie obscure où se confinait la noble femme n’avait point effacé chez elle les dons de l’esprit et ceux du savoir ; un historien ecclésiastique qui la connut nous dit que sa conversation était grave, élevée, nourrie des préceptes de la divine philosophie où elle avait puisé le goût de la retraite. Plus d’une fois on voulut la faire entrer dans l’église, soit comme diaconesse, soit comme supérieure de quelque congrégation de filles ; elle refusa obstinément, repoussant jusqu’aux vives instances de Chrysostome. La charité, cachée entre elle, les pauvres et Dieu, c’était la vocation qu’elle s’était donnée. Le préfet Optatus eut l’affreux courage d’aller chercher cette sainte fille dans sa retraite pour la forcer de renier son archevêque légitime et de communiquer avec l’intrus ; il eut un courage plus affreux encore, celui de punir son refus d’une forte amende. C’était confisquer le pain des pauvres. Nicarète ruinée sut encore être charitable : elle se fit une vie en commun avec ses servantes, mangeant, se vêtant comme elles, et à force d’économies sur elle-même elle trouva le moyen de guérir toujours des malades et de nourrir des gens qui mouraient de faim. Sa charité finit par sembler trop factieuse, et les ennemis de Chrysostome la firent exiler en Bithynie.

Ces événemens se passaient à l’insu de Chrysostome, tandis qu’on le traînait d’étape en étape aux extrémités de l’empire. L’absence de communications avec ses amis, l’incertitude et l’irrégularité de la correspondance furent pour lui peut-être le plus insupportable des maux de l’exil. Il ne savait que par ouï-dire, le long de sa route, ce qui lui importait le plus, le sort de son église, celui de ses frères, le sien propre, et lorsque les faits parvenaient à sa connaissance par des lettres, ils étaient consommés, irrévocables, ou venaient le frapper à l’improviste comme des coups de foudre. Avec un esprit tel que le sien, c’était le supplice de mille morts. Le bruit lui étant arrivé, entre Chalcédoine et Nicée, qu’on s’occupait à Constantinople de son remplacement, il s’était hâté de mander à Olympias qu’elle employât tout pour empêcher une élection qui ne pouvait qu’être funeste dans les circonstances présentes. « Si cette élection se fait, lui écrivait-il, il se passera deux choses non moins affligeantes pour moi que pernicieuses pour l’église. D’abord celui qu’on me donnera pour successeur sera choisi par des hommes qui n’en ont pas le droit, et que l’église connaît déjà pour ses persécuteurs ; ensuite il est évident que ces gens-là n’ont pas le dessein de faire un bon choix. Or qui peut prévoir, au milieu du trouble des esprits, les conséquences d’une mauvaise élection ? » Cette lettre nous révèle, avec les inquiétudes de l’exilé, l’autorité morale qu’exerçait en temps ordinaire la diaconesse Olympias dans le clergé, le peuple, et même près de la cour ; mais la face des choses était changée, et Chrysostome l’ignorait.

L’élection d’Arsace, lorsqu’il l’apprit plus tard, lui causa une indignation violente, et il s’en explique dans une lettre à un de ses fidèles, l’évêque Cyriacus de Synnades. « On m’a rapporté, dit-il, ce qui s’est passé en la personne d’Arsace, ce radoteur imbécile, élevé par l’impératrice sur mon siége épiscopal. J’ai su les cruautés exercées par l’infâme contre nos frères qui n’ont pas voulu communiquer avec lui, et comment plusieurs d’entre eux sont morts en prison pour la défense de ma cause. C’est un loup sous une peau de brebis, un adultère sous un masque d’évêque ; de même en effet qu’on appelle adultère la femme qui, du vivant de son mari, a commerce avec un autre homme, ainsi Arsace est un adultère, non selon la chair, mais selon l’esprit, puisque, moi vivant, il m’a enlevé l’église dont je suis l’époux. » Dans une lettre à Olympias, dont il comprend toute la douleur, il l’exhorte à ne point se laisser abattre par un tel événement, les bonnes causes et les hommes de bien étant soumis à des épreuves dont la providence de Dieu connaît seule le secret. « Barabbas, lui dit-il, n’a-t-il pas été préféré à Jésus ? Et pendant que le peuple juif demandait la délivrance d’un voleur et d’un meurtrier, ne voulait-il pas qu’on crucifiât l’auteur même de son salut ? » Il lui disait encore dans une autre lettre : « Ne vous affligez pas jusqu’à l’abattement du cœur de ce que telle église est assaillie par des vagues furieuses, telle autre ébranlée par une tempête, telle autre encore frappée d’insupportables plaies ; de ce que celle-ci a reçu chez elle un loup au lieu d’un pasteur, celle-là un pirate au lieu d’un pilote, un bourreau au lieu d’un médecin ; oui, pleurez-en, ressentez-en de la douleur, mais une douleur modérée, forte, courageuse, et n’oubliez pas, en face des décrets de Dieu, que rien n’est plus pernicieux à l’âme, plus préjudiciable au salut que le désespoir. »

Au fond, son cœur était ulcéré, et chaque nouvelle d’une défection à sa cause parmi ses fidèles venait le brûler comme un fer chaud. Aussi les exhortait-il de loin et leur tressait-il des couronnes célestes comme la mère des Macchabées à ses enfans. Il avait bien dit à ses diaconesses lors de ses adieux dans le baptistère de Sainte-Sophie : « Acceptez le successeur qu’on me donnera comme si c’était moi-même, afin de ne point diviser l’église ; » mais il avait ajouté : « si ce successeur arrive à mon siége sans brigue et par une sincère élection du peuple. » Il n’avait jamais dit et n’aurait jamais pu dire : « Recevez comme moi-même mon ennemi, mon dénonciateur ou un des juges prévaricateurs qui m’ont condamné. » C’eût été justifier en quelque sorte sa condamnation et douter de sa cause jusqu’à la renier ; or, à ses yeux comme aux yeux des vrais catholiques, sa cause, c’était celle de Dieu.

VII.

Nicée, où Chrysostome arriva dans les derniers jours de juin, lui procura un repos nécessaire après tant de fatigues. Les brises rafraîchissantes du lac Ascanius calmèrent peu à peu les ardeurs de la fièvre qui le dévorait : cette grande ville lui offrait d’ailleurs tous les moyens de médication désirables, les bains surtout, qui étaient devenus son premier besoin. « L’air de Nicée m’a remis, » écrivait-il lui-même. S’il y retrouva la santé, il n’y rencontra pas ce qu’il désirait à l’égal de la santé, des lettres de ses meilleurs amis, du prêtre Tigrius par exemple, et surtout d’Olympias, sa religieuse fille et sa dame bien-aimée, comme il l’appelle, cette douce confidente de ses maux, grâce à qui nous connaissons non-seulement les actions, mais les plus intimes pensées de l’exilé entre son départ de Constantinople et sa mort. Cette absence de lettres le contraria ; il ne nous le cache pas. Tantôt il accusait ses amis d’indifférence ou du moins d’une négligence cruelle, tantôt il se figurait qu’ils étaient malades ou enveloppés dans sa disgrâce ; mais il n’osait aborder la triste vérité. Il en voulait principalement à Olympias, à moins qu’elle ne fût mourante, auquel cas il lui pardonnait trop. Nous aurons à parler souvent dans la suite de ces récits de l’amitié qui unissait Chrysostome et Olympias ; jamais plus vive et plus touchante affection n’exista entre deux êtres rapprochés seulement par un lien spirituel. C’était une âme en deux corps, ou plutôt c’étaient deux âmes semblables subordonnées l’une à l’autre. Je me sers ici des formules mêmes du grand moraliste lorsque, dans ses écrits, il veut caractériser les amitiés chrétiennes. La première, celle d’Olympias, était tendre et dévouée à l’excès : forte jusqu’à l’héroïsme en face de ses propres maux, faible jusqu’au plus pusillanime abattement devant ceux de l’homme qui était pour elle un ami, un père, un guide céleste, presque un dieu. La seconde, celle de Chrysostome, énergique et dominatrice, soutenait l’autre dans ses défaillances, comme une plante délicate qui a besoin de redressement et de support. Le gouvernement de cette âme vouée à la sienne était pour Chrysostome un de ses plus chers et de ses plus impérieux devoirs. Nous le verrons aux plus mauvais jours de son exil consacrer une partie des loisirs que lui laisse la captivité à combattre dans son amie, par de tendres exhortations et souvent de dures réprimandes, des excès de douleur qui minent sa vie, et la font presque douter de la Providence. Ses deux derniers ouvrages, les plus parfaits peut-être de tous, sont employés à soutenir cette thèse, que la persécution dont il est l’objet est une grâce d’en haut dont ses amis doivent bénir Dieu, comme il se plaît lui-même à le faire. Ces deux traités composés dans le donjon d’un château-fort, il les écrit pour Olympia.

Si Chrysostome ne recevait point de Constantinople les nouvelles qu’il désirait, il en reçut une en revanche dont il se serait volontiers passé. Le rescrit impérial que son escorte et lui attendaient si impatiemment, ils le trouvèrent à Nicée ; l’empereur fixait la résidence de l’exilé à Gueuse, dans la Petite-Arménie, et non à Sébaste, dans l’Arménie supérieure, comme celui-ci l’avait demandé. Ce fut pour lui un grand sujet de chagrin. Cucuse était une petite ville pauvre, sans commerce comme sans ressources pour la vie de l’esprit, perdue au fond d’une vallée sauvage du Taurus, à l’entrecroisement des chaînes de la Cilicie et de la Cappadoce. L’histoire profane ne la nomme point, mais elle avait acquis quelque célébrité dans l’histoire ecclésiastique pour avoir servi de lieu de bannissement et de tombeau à un archevêque de Constantinople, Paul, martyr de la persécution arienne sous le règne de Constance : une pareille gloire avait dû attirer sur elle le choix d’Eudoxie. Ce rapprochement peut-être ou du moins la certitude d’une telle prison fut pour lui comme un coup de foudre, car il avait bien compté que ses amis lui obtiendraient Sébaste ; — ils n’avaient donc rien fait pour lui, eux, si influens, si puissans quand ils voulaient, et qui se targuaient de la fidélité de leur dévoûment ; ils n’avaient pas daigné lui tendre la main pour le sauver ! On le supposait déjà mort, et on le rejetait comme un cadavre ! — Tous ces ombrages l’assaillirent, et il était presque désespéré, moins encore de son propre sort que de l’abandon possible de ceux qu’il aimait. Il dut s’en vouloir à lui-même de ces injustices lorsqu’il connut plus tard la vérité. Les amis qu’il accusait d’indifférence avaient remué ciel et terre pour obtenir de l’empereur la résidence de Sébaste, et l’empereur était près de céder quand l’impératrice intervint et exigea Cucuse. On voit que les ressentimens d’Augusta ne s’adoucissaient point avec la victoire, car une pareille résidence était une aggravation cruelle de l’exil.

Sous l’empire de ces injustes soupçons, que rien n’avait encore dissipés, il écrivait quelques semaines après à une matrone de Constantinople nommée Théodora : « Ne cessez point de faire honte à ceux qui professent quelque affection pour moi de ce que, possédant tant d’amis si riches, si importans, je n’aie pu obtenir ce qui s’accorde aux plus scélérats des hommes, un exil moins dur et moins éloigné. » Il n’osa point verser son chagrin en termes aussi amers dans le cœur d’Olympias, de peur de la blesser par une accusation dont elle pouvait prendre une grande part pour elle-même ; il n’en eut pas le courage ; son langage, dans la lettre qu’il lui écrit en partant de Nicée, est tout différent ; cependant la même pensée y perce sous des mots plus doux. « N’allez pas, lui dit-il, vous tourmenter de ce que mes amis n’ont pu obtenir pour moi la résidence que j’avais demandée. Je suis résigné à celle-ci, et je la regarde comme un bienfait. Peut-être mes amis ont-ils voulu me servir et ne l’ont-ils pas pu. Gloire à Dieu en toutes choses ! Je ne cesserai jamais de répéter ce mot, quoi qu’il me puisse advenir. » Il donna d’ailleurs à Olympias, pour la rassurer, des détails d’une exagération évidente sur son état. « Il faut, écrivait-il, que vous chassiez toute crainte au sujet de mon voyage ; mon corps semble avoir pris plus de force et de santé ; l’air qu’on respire ici m’est favorable, et ceux qui me conduisent déploient à m’être utile tout le zèle imaginable, au-delà même de ce que je voudrais. C’est au moment de quitter Nicée que je vous expédie cette lettre le 3 juillet. Écrivez-moi fréquemment touchant votre santé. Vous pouvez, à cet effet, user de l’entremise de mon cher Pergamius, en qui j’ai toute confiance. Il ne suffit pas que vous me parliez de la santé de votre corps, je veux savoir davantage, je veux apprendre de vous que le nuage de votre tristesse est évanoui. Si vous me transmettez cette bonne nouvelle, je vous écrirai plus souvent et plus longuement, sûr d’obtenir un des résultats que je souhaite le plus au monde, le calme de votre âme. »

Un de ses premiers soins durant son séjour à Nicée fut d’écrire à ses compagnons d’exil, prêtres, évêques et diacres, arrêtés en route, comme on l’a vu, par un mandement du préfet et détenus à Chalcédoine sous l’inculpation du crime d’incendie. La lettre est simple et belle ; il les félicite de souffrir, et de souffrir avec courage les fers et la prison, comme avaient fait les apôtres, les exhortant à avoir d’autant plus de confiance en Dieu qu’ils endureront plus d’injustices et de mépris de la part des hommes. « Je ne doute point, ajoute-t-il, que vos souffrances même n’augmentent votre crédit auprès de Dieu, qui vous accordera plus de force encore pour les supporter… Les apôtres chargés de chaînes se souvenaient toujours de leur mission au fond des cachots, étendant leur sollicitude sur le monde entier : la vôtre aussi se portera sur les maux de nos églises. Saisissez donc toutes les occasions qui se présenteront d’exercer votre zèle et votre ardeur, soit par vous-mêmes, soit par d’autres, plus libres d’agir ; ne négligez rien, dans votre conduite ni dans vos paroles, pour apaiser la tempête déchaînée. Ce zèle produira de bons fruits, on n’en saurait douter ; s’il en était autrement, Dieu ne vous en récompenserait pas moins de vos intentions et de vos efforts. »

Cette lettre, où Chrysostome donne pour consolation à des gens emprisonnés sous une accusation capitale de s’occuper des maux de l’église, nous peint au juste l’état de son âme. Ses fatigues, ses ennuis, le déplaisir même d’être transporté dans une bourgade aux extrémités de l’empire, tout cela disparut à la première idée d’un devoir à remplir. Chassant alors, comme il le conseillait à Olympias, les nuages de tristesse qui assombrissaient son esprit, il se mit au travail avec la même ardeur et la même sérénité que s’il eût encore été à Constantinople dans l’exercice de ses fonctions épiscopales. Ce travail, ce n’était pas moins que la conversion religieuse de la Phénicie, et il se l’était donné, il y avait cinq ans, lors de la tournée ou plutôt de l’expédition pastorale dans l’Asie-Mineure qui attira sur lui tant de haines et fut le commencement de ses longs malheurs. Il avait pu observer pendant son voyage dans les provinces syriennes la situation de la Phénicie sous le point de vue religieux. La Phénicie était encore païenne malgré les tentatives de prédication faites à différentes époques par les évêques des églises voisines, ou plutôt ces tentatives n’avaient point été sérieuses ; d’un côté les fonctionnaires civils, qui en aucun temps n’aiment à se créer des embarras et que d’ailleurs ne dévorait guère le zèle du prosélytisme chrétien, ne les avaient point favorisées ; de l’autre l’entreprise était rude, vu l’humeur récalcitrante des Phéniciens. Ce peuple en effet occupait une trop grande place dans l’histoire mythologique de l’antiquité pour la laisser ravir sans combattre par une religion nouvelle ; patrie de tant de grands dieux qu’elle avait donnés au monde païen, la Phénicie tenait à son culte comme à une portion de son existence nationale. Ces raisons, jointes à la mollesse de l’autorité civile, faisaient que la propagande du christianisme y avait été à peu près sans succès. Chrysostome, en 399, avait entrepris de réveiller par une vive secousse les tiédeurs administratives et religieuses. Voyant l’impuissance du clergé séculier ou son peu de zèle, il s’était adressé aux moines, et en avait lancé une troupe déterminée sur ce pays. Les temples furent attaqués, dévastés, plusieurs démolis, les prêtres païens forcés de fuir devant la violence ; le fruit de ces victoires partielles fut la construction de quelques églises, en petit nombre, et de quelques couvens qui ne durèrent pas. Les magistrats, qu’intimidait la puissance de l’archevêque de Constantinople, quoique son crédit commençât à baisser près de la cour, obéirent à son impulsion et sortirent pour quelque temps de leur engourdissement ; mais les choses n’allèrent pas longtemps ainsi. Avec les disgrâces de Chrysostome, son procès au concile du Chêne, son premier exil, l’aversion déclarée que lui montraient l’impératrice et les évêques favoris de l’empereur, son œuvre déclina ; sa seconde persécution l’acheva tout à fait. Les prêtres païens rentrèrent dans leurs temples, et on les y laissa rentrer ; les églises à leur tour furent démolies et les moines expulsés de toute la province par une réaction à laquelle probablement la haine contre Chrysostome eut beaucoup de part.

Voilà ce qu’apprit l’exilé pendant son séjour à Nicée par des prêtres venus de la Syrie ou de l’Asie-Mineure. Son cœur en fut ému. Profitant des courts instans que lui laissait cette halte sur le chemin de l’exil, il conçut l’idée de remonter son entreprise perdue. Il prêcha tous les prêtres qu’il vit, cherchant à leur souffler un peu de l’ardeur qui le consumait ; il écrivit même à un de ses amis d’Antioche, le prêtre Constance, pour en faire un second lui-même dans la capitale de la Syrie. Ce n’est pas qu’il crût trouver en Constance un missionnaire actif, un chef armé de propagande, exécutant lui-même et donnant l’exemple aux travailleurs ; l’ami de Chrysostome n’avait pas ces qualités, quoiqu’il en eût beaucoup d’autres, et d’ailleurs plus d’un catholique fidèle dans Antioche lui réservait la succession de l’archevêque Flavien, arrivé aux limites de l’âge. Ce fut donc un travail de direction que lui imposa Chrysostome, l’engageant à chercher des ouvriers parmi les moines, lui promettant de l’argent en abondance, des armes de démolition, pioches, pelles, leviers, tout ce qu’il fallait en un mot pour une pareille guerre, avec des vivres pour sa petite armée, qu’on tenterait de chasser par la famine. L’exilé promettait tout cela, n’ayant pas lui-même une obole, gardé par des soldats et à la veille d’un voyage lointain, et pourtant il tint tout cela, tant sa parole sut remuer de cœurs et ouvrir de bourses ! Il fit plus encore : un chef d’action manquait à l’entreprise, il le chercha et le trouva. Aux environs de Nicée vivait un ermite retiré dans une caverne où il s’était en quelque sorte muré ; il avait juré d’y mourir, disait-il, loin de la vie active et du commerce des hommes, avec lesquels il avait décidément rompu. Ce fut ce solitaire que Chrysostome choisit comme général pour aller conduire la guerre chrétienne en Phénicie. « Sors de tes montagnes, lui écrivit-il, et laisse là la stérile vocation, qui ne peut servir ni aux hommes ni à Dieu. Prends un bâton et pars ; va trouver à Antioche le prêtre Constance, et entends-toi avec lui pour renverser les idoles de la Phénicie ; il te fournira tout ce dont la sainte milice aura besoin. » L’ermite hésitait, Chrysostome lui récrivit avec colère, et il partit.

Cependant le temps de séjour était expiré, le prisonnier dut se remettre en marche avec son escorte le 5 ou 6 juillet, se dirigeant vers Césarée de Cappadoce ; mais, sur le point de quitter Nicée, il adressa à sa chère fille Olympias cette lettre charmante, où il veut la rassurer sur la disposition de son âme et sur sa santé :

« À mesure qu’augmentent nos épreuves, nos consolations augmentent aussi, et nous concevons de plus riantes espérances pour l’avenir ; tout maintenant semble nous venir à souhait, nous naviguons le vent en poupe. Qui l’a vu ? qui l’a entendu ? Des roches et des récifs cachés sous l’eau, des tourbillons et des courans qui se choquent avec bruit, une nuit sans lune, un brouillard épais, des précipices, des écueils,…. et pourtant, sillonnant de notre navire une pareille mer, nous n’y sommes pas plus mal que ceux qui se balancent mollement dans le port. Méditez sur ces choses de votre côté, ma très religieuse dame, élevez-vous au-dessus de ces tumultes et de ce fracas, et informez-moi de votre santé ; je vous en prie. Quant à nous, nous sommes vraiment bien et même joyeux, car notre corps a gagné des forces, et l’air que nous respirons est pur… Une seule chose nous manque, c’est d’apprendre avec certitude que votre santé n’a point souffert ; faites en sorte que je le sache, afin que j’obtienne encore cette joie et que je puisse en reporter la reconnaissance sur mon seigneur et très doux fils Pergamius. Si vous voulez bien nous écrire, confiez-lui vos lettres, car c’est un ami sûr qui nous est sincèrement attaché et qui révère plus que personne vos vertus et votre piété. »

La route de Nicée à Cucuse par Césarée, seconde halte du voyage, traversait la Phrygie et une partie de la Cappadoce. Au sortir de Nicée et à quelque distance de cette ville, elle longeait le fleuve Sangarius, en remontait le cours, et pénétrait avec lui dans les deux provinces phrygiennes appelées Galaties. Dans le voisinage du fleuve, le pays, quoique pauvre, était habitable ; mais quand on se jetait dans l’intérieur, on ne trouvait que des plaines sans fin, d’une terre noire et bitumineuse qui ressemblait à de la cendre, et produisait pour tout fruit de sèches et maigres prairies. Le voyageur n’y rencontrait que de rares habitations et d’immenses troupeaux de moutons d’une laine âpre et courte qui parcouraient la campagne sous la conduite de quelques bergers. Comme l’itinéraire de l’escorte lui prescrivait d’éviter les villes, elle ne s’arrêtait guère que dans des villages où on trouvait pour toute nourriture du pain dur et moisi qu’il fallait faire détremper dans l’eau ; encore cette eau, tirée de puits profonds, était-elle saumâtre, nauséabonde, et plus propre à provoquer la soif qu’à l’éteindre. Quant aux bains dont Chrysostome avait besoin, on eut toutes les peines du monde à les lui procurer. Pendant la route, sa souffrance devint extrême, et la fièvre le reprit pour ne plus le quitter ; ils avaient sur leur tête un soleil torride, sous les pieds une poussière presque aussi chaude, et nulle part un souffle de brise ou un arbre qui leur procurât quelque ombre. C’eût été peu encore, si l’inclémence du ciel n’eût été surpassée par celle des hommes. Tant que Chrysostome chemina dans la seconde Galatie, sur les terres du diocèse de Pessinonte, dont l’évêque Demetrius était son ami, et poursuivait même alors en Italie la défense de sa cause, il eut affaire à des populations incultes et peu hospitalières sans doute, mais qui ne lui montrèrent aucune malveillance. Il n’en fut pas de même dans la Haute-Galatie, sur les terres du diocèse d’Ancyre. Le métropolitain de cette ville, Léontius, avait été un des adversaires les plus acharnés de l’archevêque et l’orateur qui avait soutenu plus particulièrement au dernier concile la validité des canons d’Antioche. Il était vainqueur, mais la victoire ne l’avait point fléchi. En traversant les villages de sa juridiction, Chrysostome courut, à ce qu’il paraît, les plus grands dangers. Que se passa-t-il alors, et de quelles embûches parle l’histoire ? Les populations ameutées par leur évêque se portèrent-elles à des violences, à des menaces de mort contre l’exilé ? Léontius joua-t-il dans ces menaces et dans ces violences un rôle personnel ? Nous l’ignorons. Un mot de Chrysostome peut nous porter à supposer toutefois que le péril avait été grand, et que, « échappé au Galate, » ainsi qu’il l’écrit à Olympias, il put saluer dans la Cappadoce une terre de délivrance.

Là en effet un tout autre spectacle s’offrit à lui. Ce n’étaient plus des bandes de forcenés venant l’assaillir, l’outrage à la bouche ; des populations respectueuses, dévouées, l’attendaient à son passage ou accouraient en foule au-devant lui. Il y avait là des hommes et des femmes de toute condition, des moines, des vierges, des solitaires descendus de leurs montagnes, tous déplorant avec larmes l’état où ils le trouvaient réduit. On les rencontrait par troupes dans les villes, dans les villages, sur les chemins ; ils se disaient entre eux : « Mieux vaudrait que le soleil retirât sa lumière de la terre que de voir cette bouche d’or réduite au silence. » Chrysostome s’efforçait de les consoler ; mais quand il leur disait : Ne pleurez pas ainsi pour moi, leurs larmes s’échappaient avec plus d’abondance encore ; lui-même ne pouvait s’empêcher de pleurer avec eux. Un incident le frappa et le ramena cependant à de sérieuses réflexions. Comme il atteignait Césarée, des personnes s’approchant de sa litière vinrent lui dire à plusieurs reprises : « Le seigneur Pharetrius t’attend ; il parcourt déjà la route pour ne point manquer ta rencontre, car il ne souhaite rien tant que de te voir et de t’embrasser. Il rassemble même les moines de la ville pour célébrer ta bienvenue. » Ces propos ne furent pas sans inquiéter Chrysostome. Pharetrius en effet, métropolitain de Césarée, était ce même évêque dont nous avons parlé lors du concile de Constantinople, et qui, n’osant pas venir condamner Jean ouvertement par crainte du peuple, avait mandé à la cour qu’il souscrivait d’avance à tout ce qu’on déciderait contre lui. Non moins méchant que Leontius, Pharetrius était de plus hypocrite et peureux, capable de toute espèce de crime, pourvu qu’il le commît dans l’ombre et avec sécurité ; le premier avait l’audace du brigand, celui-ci la lâcheté de l’empoisonneur. L’itinéraire qui faisait passer l’exilé par Césarée pour le conduire à Gueuse le contrariait vivement, et le jeta dans une grande perplexité, car enfin, s’il le traitait mal, il ne répondait pas au sentiment de son clergé, presque tout entier joannite, et démentait la comédie de commisération que lui-même avait jouée depuis le décret de bannissement ; s’il le traitait bien, il s’exposait aux vengeances de l’impératrice et perdait le mérite de sa lâcheté. Il louvoyait donc, attendant quelque événement qui le tirât de peine et le débarrassât de cet hôte incommode.

Il ne se trouva point à la porte de la ville, quoiqu’il se fût fait annoncer, et ne fit point proposer à Chrysostome de descendre au palais épiscopal. Celui-ci, comprenant ce qu’une telle conduite signifiait, accepta un logement qu’on lui proposa à l’extrémité même de Césarée. Une nombreuse assistance composée d’habitans distingués de la ville, magistrats, bourgeois, savans et moines, l’y avait précédé pour le saluer ; le clergé métropolitain semblait s’y trouver au complet, moins l’évêque. Chrysostome, exténué de fatigue, brûlé par la fièvre, avait moins besoin de complimens que de repos et de visiteurs que de médecins ; il en demanda un. Il y en avait deux dans la compagnie ; ils s’empressèrent près de lui, l’entourèrent des soins les plus attentifs, se montrèrent, en un mot, à son égard des cœurs secourables et affectionnés. Un d’eux insista même pour l’accompagner jusqu’à Cucuse. Ces honnêtes gens se nommaient Hymnetius et Theodorus. « Leur douce compassion, nous dit-il, lui fit autant de bien que leurs remèdes. »

Il commença donc à respirer un peu, et il est curieux de voir dans ses épanchemens d’amitié avec quelle joie d’enfant il compare les souffrances éprouvées tout le long de la route au calme dont il ressent les premières douceurs. « Non, s’écrie-t-il dans une lettre à Theodora avec moins de ménagement sans doute qu’il n’en eût mis avec Olympias, non, les prisonniers dans leurs cachots et les forçats dans leurs mines ne souffrent pas ce que j’ai souffert dans ce voyage et ce que je souffre encore par intervalles. Dévoré par une fièvre continue et obligé pourtant de voyager jour et nuit, tour à tour accablé par la chaleur et consumé par le besoin de sommeil, je n’avais personne pour me venir en aide dans mon dénûment de toutes choses. Enfin je suis à Césarée comme le nautonier dans le port après l’orage ; mais la bonace de ce port est impuissante à réparer tout le mal que m’a fait la tourmente, tant les jours précédens m’ont exténué ! À Césarée, je me sentis revivre quelque peu ; j’y bus de l’eau potable, j’y mangeai du pain qui n’avait ni dureté ni moisissure ; je ne fus plus réduit à me baigner dans des fonds de tonneau, et je pus coucher dans un lit. J’aurais bien des choses à dire encore, mais je me contenterai de cela pour ne point trop vous émouvoir… »

Les nouvelles qu’il recueillit à Césarée ne levèrent que très imparfaitement le voile qui recouvrait pour lui les événemens de Constantinople. La visite d’un ami qui venait de la ville impériale lui en apprit davantage ; mais il vit avec chagrin qu’il ne lui apportait de lettres ni de l’évêque Cyriacus, ni de Tigrius, ni même d’Olympias. Les informations que lui donna le voyageur étaient d’une date assez vieille, et se taisaient sur ce qu’il voulait le plus savoir. Que devenaient tant d’amis dont il avait tant à apprendre et qui restaient silencieux ? Il écrivit deux jours après à Olympias pour la réprimander doucement. « Voilà bien des lettres que je vous écris, lui disait-il, sur ce qui me concerne ; mais les vôtres sont fort rares. Cela tiendrait-il à la difficulté de trouver des messagers ? Je vous répondrai non, car le frère du bienheureux évêque Maxime m’est venu voir il y a deux jours, et, quand je lui demandai s’il avait des lettres pour moi, il me dit qu’il n’en avait ni de vous, ni du prêtre Tigrius, ni de l’évêque Cyriacus et des autres prisonniers de Chalcédoine. Si vous savez quelque chose de leur sort, tâchez de me le mander. Quant à moi, je vais bien, et jouis jusqu’à ce jour d’une paix et d’une sérénité parfaites… Ne tourmentez pas mes amis sur ce qu’ils n’ont pu obtenir mon changement de résidence. Ils ont tout fait et ont échoué, je le veux, ils n’ont pu me venir voir, je l’admets ; mais faut-il que j’admette aussi qu’ils n’ont pas pu m’écrire ?… Témoignez ma reconnaissance à mes vénérables dames — les sœurs du très digne évêque Pergamius — pour le zèle infatigable qu’elles déploient à mon intention. Je leur dois en effet les excellentes dispositions dont le gendre de ce seigneur, commandant-militaire de la province, se montre animé envers moi, si bien que malgré ses hautes fonctions il a désiré me visiter ici. »

On aperçoit par cette lettre même que son âme était loin d’être aussi calme qu’il voulait le persuader à sa pieuse et bien-aimée fille. L’ignorance où les circonstances le tenaient de ce qu’il eût voulu savoir l’excitait contre ses amis : il se croyait négligé, oublié, tandis que ces mêmes amis souffraient pour lui ; mais à la première lettre, au premier signe d’affection, les ombrages se dissipèrent, et il ne lui resta que les joies de l’amitié. Tel fut l’état de cette âme tourmentée et confiante jusqu’à la fin de son exil. Au reste il devait trouver à Gueuse, avec des nouvelles plus sûres et plus circonstanciées touchant les personnes et les événemens une abondance de lettres qui le dédommagerait amplement des privations qu’il avait subies durant son voyage.

Le repos, l’air salubre, le bon accueil des habitans de Césarée, améliorèrent rapidement son état ; les soins d’Hymnetius et de Theodorus achevèrent de le remettre sur pied. « C’étaient, nous dit-il, de très savans médecins, et des cœurs dévoués. » La nouvelle qu’il allait résider à Gueuse ayant pénétré jusqu’en Arménie, un riche seigneur du pays, nommé Dioscorus, qui possédait une maison dans cette ville, s’empressa de la lui offrir et envoya son intendant, au-devant de lui jusqu’à Césarée. Cependant l’affluence des visiteurs ne tarissait pas autour de l’exilé. Les premiers magistrats de la cité semblaient se faire un devoir d’y paraître, et le clergé lui fournissait toute une petite cour où l’évêque seul manquait. Des bruits venus jusqu’à Chrysostome lui firent connaître que l’humeur de ce collègue inhospitalier devenait de plus en plus acre et malveillante à mesure que le séjour de son hôte se prolongeait. Tout lui déplaisait dans la présence du prisonnier, surtout la considération dont les plus hauts personnages l’entouraient et l’empressement de son propre clergé, où le métropolitain ne pouvait s’empêcher de lire une amère critique de sa conduite. Il se mit en tête qu’on pourrait le soupçonner à la cour d’être complice de ces démonstrations, qui retombaient directement sur Augusta, et cette idée le fit frémir ; or la peur rendait Pharetrius féroce, quand elle ne le rendait pas lâche. Il comptait donc avec impatience les jours qui s’écoulaient sans incident nouveau ; son cœur enfin se détendit lorsqu’il apprit que le départ était fixé pour un jour très prochain, et que l’escorte s’occupait des préparatifs. Chrysostome avait achevé sans doute la plus grande partie de son voyage, puisqu’il ne lui restait plus que cent vingt-huit milles, environ cinquante lieues à parcourir pour atteindre Gueuse ; mais ce qui restait était précisément le plus pénible. Le chemin, ouvert dans d’âpres vallées à travers le Taurus, réservait à un voyageur aussi débile des difficultés et des fatigues bien autrement grandes que celles qu’il avait éprouvées jusqu’alors. On disait d’ailleurs le pays qu’il devait traverser infesté en ce moment par des bandes d’Isaures. Cette dernière circonstance, loin d’attendrir le métropolitain de Césarée, semblait ne lui faire souhaiter que plus ardemment un départ immédiat. Enfin tout était prêt, et l’escorte allait se mettre en route, quand retentit la nouvelle qu’un parti d’Isaures avait paru presque en vue de la ville, fourrageant la plaine, coupant les blés mûrs, emmenant les paysans captifs dans la montagne ; on annonça même qu’ils venaient de brûler un des gros villages de la banlieue. Il n’y eut alors qu’un cri dans Césarée : « aux armes ! » C’est ici le lieu de dire ce que c’était que ces Isaures, dont nous aurons lieu bien souvent de parler dans la suite de ce récit.

Au-dessus de ce labyrinthe de montagnes dont l’entre-croisement forme les provinces de Cilicie, d’Arménie et de Cappadoce, s’élève l’Isaurie, dont les cimes neigeuses dominent au loin les chaînes du Taurus et de l’Anti-Taurus, comme les murailles d’une immense citadelle. Ce lieu, défendu par des ravins affreux et par de longs hivers, semble avoir été prédestiné par la nature à être le repaire d’un peuple de brigands, et c’est sous ces couleurs en effet que les Isaures nous apparaissent dès les premiers temps de l’histoire. À l’époque des dynasties phrygienne et persane non moins que sous les successeurs d’Alexandre, les Isaures furent l’effroi de l’Asie-Mineure : tantôt, alliés avec les Ciliciens, ils infestaient de flottes de pirates les mers de la Cilicie et de la Grèce ; tantôt, suivant la ligne de leurs montagnes, ils allaient promener leurs dévastations par terre jusque sur les villes du Pont-Euxin. Au déclin de la république romaine, Servilius les battit et se glorifia du surnom d’Isaurique ; Pompée leur fit éprouver une autre défaite sur mer. L’empire les contint sans les dompter. Chaque fois qu’en Orient la révolte de quelque province ou de quelques légions venait troubler la paix publique, l’Isaurie ne manquait pas d’ajouter le fléau de ses déprédations à celui de la guerre civile.

Probus imagina, pour réduire ces féroces tribus, un moyen dont la politique moderne nous donnait encore tout récemment un exemple : après avoir forcé l’entrée de leurs montagnes, il en exporta les hommes, qu’il envoya peupler des déserts au pied du Caucase, garda les femmes, et y colonisa des légionnaires ; mais il n’atteignit point son but. La sève native et les nécessités du climat l’emportant, les fils des vétérans mariés avec les femmes isauriennes devinrent de véritables Isaures, non moins indépendans, non moins voleurs, non moins redoutables que les autres. On prit alors le parti de bloquer, pour ainsi dire, le pays par une ceinture de garnisons, et d’augmenter la force militaire des cités voisines. Au temps dont nous parlons, les forts de l’Isaurie étaient occupés par deux mille sept cents hommes de pied et quelques escadrons de cavalerie. Ces forces avaient suffi pour maintenir la paix sous le grand Théodose ; mais la faiblesse de ses fils, l’invasion des Huns du Caucase, appelés par Rufin, puis l’agitation causée par les querelles religieuses, qui allait toujours en croissant dans ces provinces, enhardirent les brigands, toujours aux aguets : ils essayèrent des courses du côté de la Cilicie et jusqu’en Syrie. Leur apparition sur un point avait suffi pour répandre l’épouvante sur tous les autres, et tout le long de la route, depuis Nicée, Chrysostome avait entendu parler des Isaures. Il avait espéré pourtant leur échapper et atteindre son domicile futur de Gueuse avant que ces bandes, qui s’étaient portées jusqu’alors vers l’ouest et le midi, eussent changé la direction de leurs ravages.

À ce cri, « aux armes, voici les Isaures ! » tous les habitans de Césarée, jeunes ou vieux, coururent aux remparts ; la garnison, le tribun en tête, fit une sortie contre les bandes disséminées dans la plaine ; avant le coucher du soleil, ces braves et agiles soldats avaient tout balayé et refoulé les brigands dans la montagne. Cette journée fut pour la ville pleine d’émotion ; on y pourvut en toute hâte à des travaux de défense, car on ne doutait point que les fourrageurs qui venaient de se montrer ne formassent l’avant-garde d’une troupe plus considérable. De son côté, l’escorte de Chrysostome avait achevé ses préparatifs et se disposait à partir ; mais celui-ci se trouva pris d’un redoublement de fièvre, et d’ailleurs la circonstance invitait peu à se mettre en route. L’escorte se décida donc à rester quelques jours encore.

La nuit se passa tranquillement ; le lendemain matin, à l’aube du jour, un vacarme effroyable se fit entendre dans le quartier habité par l’exilé et précisément devant sa maison. Ce vacarme était occasionné par une horde de plusieurs centaines de moines armés de pierres et de bâtons qui venaient enfoncer la porte de l’étranger, le jeter dehors avec ses gardes et les forcer de quitter à l’instant Césarée. Ils poussaient des clameurs féroces et menaçaient de les brûler vifs avec la maison, s’ils ne se mettaient en devoir de partir. Les prétoriens tinrent bon et défendaient l’entrée ; mais les moines leur crièrent qu’ils n’avaient pas peur d’eux, qu’ils en avaient assommé bien d’autres, et ils brandissaient leurs bâtons avec des gestes insultans. Vainement les officiers de l’escorte essayèrent de parlementer avec ces furieux, leur expliquant que le prisonnier était malade et pouvait à peine se traîner, que d’ailleurs les Isaures occupaient la route qu’il devait suivre ; les moines les interrompaient, criant à tue-tête : Qu’il s’en aille, qu’il parte ! Instruit de ce qui se passait, le préfet de la ville, Carterius, se rend à la maison de Chrysostome afin de lui porter secours, et quelques notables le suivent. Il veut faire entendre raison aux moines ; ceux-ci le repoussent comme ils avaient repoussé les officiers de l’escorte. Convaincu par tout ce qu’il voyait, par tout ce qu’il apprenait, que l’évêque de Césarée était le vrai provocateur du tumulte, et que ces gens n’agissaient que par ses ordres, il déclara qu’il allait le trouver et lui remontrer qu’on ne pouvait traiter ainsi l’hôte de la ville, et envoyer à une mort certaine un vieillard infirme et exténué ; il espérait, disait-il, obtenir de Pharetrius au moins deux jours de répit ; autour de Chrysostome, personne ne le crut. Une sorte de trêve cependant résulta de l’intervention du préfet, et les moines retournèrent dans leur couvent. Chrysostome employa la soirée à envoyer chez ceux des prêtres, qui le visitaient le plus fréquemment et lui témoignaient le plus d’affection, pour les engager à le venir voir, le conseiller, l’assister ; aucun ne vint. Ils étaient tous absens ou plutôt ils feignaient de l’être : la peur les avait paralysés.

Le lendemain, la scène recommença avec des symptômes encore plus menaçans que la veille ; les moines avaient fait dans la soirée de nouvelles recrues, et ils arrivaient décidés à tout. Les officiers dirent alors à Chrysostome : « Nous sommes trop peu nombreux pour résister à ce troupeau de bêtes féroces, nous y péririons honteusement. Mieux vaut affronter les bandes des Isaures que de rester au pouvoir de ces misérables. Nous t’en conjurons donc, très saint père, mettons-nous en route sans tarder. » Chrysostome ordonna de préparer le mulet qui portait sa litière, et ils partirent. Il était alors midi. Une foule consternée ou indignée, proférant des malédictions contre l’évêque, garnissait les rues où ils passèrent. Hors des portes, Chrysostome reconnut plusieurs ecclésiastiques qui s’étaient postés là, comme en cachette, pour lui adresser un dernier adieu : il s’aperçut qu’ils pleuraient. Un d’eux, s’approchant de la litière, lui dit : « Va et hâte-toi, car ta vie n’est plus en sûreté ; tombe, s’il le faut, au pouvoir des Isaures, pourvu que tu échappes aux nôtres ; tout vaut mieux pour toi que ce qui se passe ici. » Pendant que ce prêtre parlait, urne dame de Césarée que Chrysostome avait vue quelquefois et qui se nommait Séleucie vint prier l’exilé de s’arrêter dans sa villa, qui n’était éloignée que de cinq milles, et près de la route qu’il parcourait. « Il pourrait y passer la nuit, disait-elle, et se reposer tout à son aise. Les Isaures étaient assez loin déjà pour qu’on n’en entendît plus parler, et quant aux moines, ils n’oseraient certes pas l’aller chercher jusque-là. » Chrysostome, ressaisi par la fièvre, accepta ; des domestiques qui accompagnaient la dame furent chargés d’introduire l’escorte dans la villa, et Séleucie retourna vers Césarée.

La villa de Séleucie était une vaste habitation rurale composée d’une maison de plaisance et de logemens de colons, et fermiers groupés autour d’un château-fort, sorte de donjon qui servait de demeure particulière au seigneur et de lieu de refuge pour tout le monde en cas de péril. L’intendant offrit à Chrysostome de l’y loger : celui-ci refusa, se croyant parfaitement en sûreté dans la maison de plaisance, d’après les paroles mêmes de Séleucie ; mais la maîtresse était revenue, ne montrant plus la même sécurité, car, à l’insu de ses hôtes, elle recommanda à l’intendant de faire armer ses serviteurs et les colons de ses autres villas pour repousser une attaque possible des moines pendant la nuit. L’intendant fit ce qu’elle lui ordonnait et n’en dit rien à Chrysostome. Or voici ce qui était advenu dans l’intervalle. Séleucie rentrait à peine à Césarée que Pharetrius, informé de ce qu’elle avait fait, la manda près de lui pour lui adresser des reproches et l’obliger par de graves menaces à mettre dehors à l’instant l’hôte qu’elle avait reçu sous son toit. La dame se récria contre une pareille injonction, sortit indignée, et courut à la villa prendre les mesures dont nous avons parlé ; mais l’évêque la demanda de nouveau avec instance et elle revint. On ignore ce qui se passa dans cette seconde entrevue, et si Pharetrius ne fit pas craindre à cette femme de se trouver compromise dans un complot contre l’impératrice et l’empereur ; le fait est qu’elle le quitta épouvantée et résolue enfin à obéir. On était arrivé à la seconde moitié de la nuit, et Chrysostome commençait à goûter un peu de repos, lorsqu’un prêtre nommé Evethius, qui l’avait suivi depuis Césarée, entra précipitamment dans sa chambre, et le réveillant en sursaut : « Lève-toi, lui dit-il, lève-toi, je t’en conjure, les Isaures sont là ! » Et avant que Chrysostome eût eu le temps de reprendre ses sens et de l’interroger, Evethius enleva tous les effets de l’exilé et l’entraîna dehors. L’escorte était déjà sur pied, et le mulet attelé à la litière ; personne d’ailleurs n’était là pour prêter assistance ; la maison de Séleucie se trouvait dans un désarroi complet ; on n’y parlait que des Isaures ; les uns s’armaient, les autres se cachaient ; l’escorte était abandonnée à elle-même, elle se procura un guide comme elle put.

C’était une nuit sans lune et d’une obscurité tellement épaisse qu’on ne distinguait rien à quelques pas de soi. Chrysostome fit allumer les torches ; Evethius accourut les éteindre, disant qu’elles serviraient de fanal aux brigands. Sous l’empire des mêmes frayeurs, le guide chargé de les conduire prit, à ce qu’il paraît, un chemin détourné qui rejoignait plus tard la grande route, mais n’était qu’un sentier raboteux, taillé dans le roc et embarrassé de pierres roulantes ; on n’y avançait qu’à tâtons. Le mulet qui portait la litière fit un faux pas et tomba sur les genoux ; la secousse lança Chrysostome hors de la litière et l’envoya sur un des côtés de la voie, étendu tout de son long et sans mouvement. Evethius, sautant à bas de son cheval, vint le relever et le crut mort. Chrysostome reprit enfin ses sens, et, soutenu ou plutôt traîné par les mains du prêtre, il essaya de marcher, c’est-à-dire, suivant son expression, « de ramper, » car ils ne savaient tous deux où mettre le pied et ne voyaient pas où ils allaient. Chrysostome, découragé, voulait retourner à la ville, où ses compagnons et lui, répétait-il, ne trouveraient pas plus de souffrances qu’ils n’en pouvaient redouter chez les Isaures ; on le calma, et il finit par remonter dans sa litière. Les Isaures ne parurent point, et le convoi continua son voyage de cinquante lieues à travers les pentes abruptes, les précipices et les torrens, péniblement sans doute, mais sans aventure qu’on ait jugé digne d’être mentionnée. Chrysostome atteignit de cette façon Gueuse, soixante-dix jours après avoir quitté Constantinople. Pharetrius triomphait donc ! Il pouvait écrire à la cour que les saints moines des couvens de Césarée, ne pouvant soutenir la vue d’un ennemi de l’impératrice, avaient chassé l’exilé de leur ville, l’obligeant de fuir au milieu de la nuit. Il espérait pouvoir ajouter prochainement que la main de Dieu, pour le complet châtiment de ses crimes, avait conduit Jean sous la main des Isaures, qui l’avaient tué ou emmené captif dans leurs cavernes. L’impératrice sans doute reconnaîtrait les services d’un évêque qui l’avait délivrée de l’ombre même de son ennemi.

L’image de cette nuit funèbre resta gravée en traits effrayans dans l’imagination de Chrysostome. Il n’aimait point à en parler, et, quand il s’y voyait contraint, il ne le faisait qu’avec une réserve qui décelait encore l’épouvante. Dans les épanchemens intimes de l’amitié, il en envoya le récit à Olympias, et c’est ce récit que nous avons suivi ; mais en même temps il recommandait à sa très chère et très pieuse diaconesse de garder tout cela pour elle seule, bien que les soldats de l’escorte pussent en remplir la ville entière de Constantinople, puisqu’ils avaient eux-mêmes couru les plus grands dangers. « Qu’il fassent ce qu’ils voudront, ajoutait-il, cela ne me regarde pas ; je désire seulement qu’on n’apprenne pas ces choses de vous, et que vous imposiez même silence à ceux qui voudraient vous en parler. » Il donne de sa réserve un motif plein de charité, à savoir que le clergé de Césarée l’avait traité généralement avec affection, et que, plusieurs membres de ce clergé se trouvant actuellement à Constantinople, on ne manquerait pas de les rendre responsables en quelque sorte du crime de leur évêque, ce qui serait injuste de tout point. Il allait même jusqu’à atténuer la légitime indignation que méritait la conduite de ce dernier, se rejetant sur la faiblesse de son caractère et sur la jalousie qu’avait dû lui causer l’accueil chaleureux des habitans de Césarée et de ses prêtres mêmes pour l’exilé. Il lui échappe cependant, dans cette lettre à Olympias, un mot qui fait frissonner dans la bouche d’un homme tel que lui. « Je suis maintenant à Gueuse, lui dit-il, bien vu de tout le monde et en sûreté : ne craignez pas pour moi les Isaures, que l’hiver emprisonne dans leurs montagnes ; quant à moi, je ne redoute rien que les évêques, un petit nombre excepté. »

VIII.

Pendant que le vrai pasteur de l’église de Constantinople, l’archevêque légitime pour tous les catholiques fidèles, gagnait, à travers tant d’aventures diverses, la prison de son exil, le faux pasteur, l’intrus, Arsace en un mot, faisait peser sur ces mêmes fidèles le poids de toutes les rigueurs ecclésiastiques et civiles. Malgré l’acharnement d’Optatus et son habileté féroce, l’information sur le crime d’incendie n’aboutissait pas ; on n’avait pu obtenir aucun aveu, et Arcadius, las de tant de cruautés inutiles, inclinait enfin vers la clémence. Il rendit, à la date du 29 août 404, plus de deux mois après l’ouverture des enquêtes, un décret qui confessait franchement l’inanité de la procédure et ouvrait les prisons aux détenus. Les évêques, clercs, moines ou laïques incarcérés sous cette accusation furent donc relâchés, mais à la condition de quitter la ville impériale et de se rendre dans leur domicile particulier comme dans une sorte d’exil. Tel fut le sort des évêques Eulysius et Cyriacus et des clercs de Constantinople, anciens compagnons de Chrysostome, arrêtés avec lui sur le chemin de Nicée et traînés ensuite de cachot en cachot ; leur ordre de mise en liberté n’était après tout qu’une sentence de bannissement.

La joie causée par ce décret au corps entier des joannites fut de bien courte durée, car un autre décret, à la date du 11 septembre, ouvrit contre les schismatiques une persécution non moins rude et non moins injuste que la première. Deux crimes religieux, le schisme et l’hérésie, avaient pris place dans la loi romaine depuis les empereurs chrétiens. Le schisme légal était la séparation d’avec l’église officielle reconnue par le prince, de la même façon que l’hérésie légale était l’adoption d’un symbole autre que celui de la croyance professée par le prince, ce qui n’empêchait pas qu’aux yeux de l’église et sous l’autorité des canons ces mots de schisme et d’hérésie ne reçussent des applications très différentes de la définition légale. Ainsi, dans ce cas particulier, les schismatiques de la loi n’étaient pas ceux de l’église, au moins de la minorité qui défendait le droit hiérarchique et les règles disciplinaires, minorité appuyée en Occident par le sentiment de l’église romaine et d’un grand nombre d’évêques occidentaux. Pour le parti de Chrysostome, l’église d’Arsace était le schisme ; pour le parti d’Arsace, le schisme était dans les joannites et dans leurs réunions. On se rejetait donc d’un côté à l’autre ces mots de schisme et de schismatiques ; mais les joannites, qui avaient le prince contre eux, eurent aussi contre eux la loi, et le parti qu’ils traitaient eux-mêmes de schismatique le leur fit bien voir dans l’application du décret du 11 septembre 404.

L’histoire nous dit que ce fut Arsace qui, voyant ses basiliques presque désertes et les catholiques de Constantinople s’obstiner à tenir des assemblées séparées, sollicita lui-même du prince l’emploi des moyens de rigueur. Des soldats furent préposés à la chasse des joannites dans les bois, dans les montagnes, dans les édifices abandonnés de la banlieue de Constantinople ; on dispersa les assemblées à coups de pierres et de bâtons ; le cirque de bois fut pris et repris ; des domiciles privés furent violés pour y surprendre des prêtres et des fidèles en contravention. Suivaient les comparutions devant le juge, les incarcérations, la question pour la révélation des complices. Une des choses qui éloignaient le plus les joannites d’un rapprochement avec ce qui était pour eux le schisme, c’est qu’on les obligeait, à leur entrée dans les basiliques, d’anathématiser Chrysostome ; ils préféraient à une pareille tyrannie les fers, les cachots, la torture. Quand les peines corporelles ne leur étaient pas appliquées, on leur faisait payer des sommes qui les ruinaient. On alla jusqu’à condamner à l’amende les corporations quand un de leurs membres était surpris dans les assemblées prohibées, ou les maîtres quand leurs serviteurs ou leurs esclaves se rendaient coupables du même crime, les constituant ainsi gardiens de l’exécution de la loi. Toutes ces mesures iniques et cruelles, prises sur la sollicitation d’Arsace, justifiaient assez les termes énergiques dont se servait l’exilé, quand il écrivait qu’on avait livré la direction de l’église à un loup, non à un pasteur, à un pirate, non à un pilote, et que la santé des âmes était confiée aux soins non d’un médecin, mais d’un bourreau.

Toutefois la persécution ne continua pas longtemps avec cette intensité, ou Arsace y prit une part de moins en moins directe. Au fond, ce vieillard n’était pas né persécuteur ; il ne possédait ni l’activité ni la passion nécessaires pour être un Hérode ou un Néron : c’était tout simplement un ambitieux de peu de conscience, et quand il crut avoir acquitté suffisamment envers l’impératrice la dette de son épiscopat, il voulut en jouir et se reposer. Acacius, Antiochus, Sévérien et les autres « cabaleurs et sycophantes de Jean, » suivant un surnom bien mérité, eurent beau le stimuler et le réprimander ; il les laissa dire et ne fit rien. Quelques écrivains religieux vont même jusqu’à louer sa douceur, comme si l’on pouvait donner le nom d’une vertu à la mollesse et à l’inertie égoïstes. Antiochus et ses collègues avaient imaginé un plan qui devait leur soumettre tous les évêques de l’Orient au moyen d’un triumvirat des patriarches d’Alexandrie, d’Antioche, de Constantinople, auquel l’empereur attribuerait tout pouvoir sur les autres églises, et Arcadius y avait consenti. L’exécution de ce plan, enveloppant dans de même réseau les joannites de toutes les provinces, le schisme, lui disaient-ils, sera sûrement étouffé. Quand il fallut se mettre à l’œuvre avec un homme aussi mou qu’Arsace, les cabaleurs y renoncèrent pour la reprendre en temps plus favorable, ainsi que nous le verrons bientôt. Arsace se trouva donc en butte à une double attaque de la part des joannites et de celle des anti-joannites. Si les premiers prétendaient qu’il avait la faconde d’un poisson et la chaleur oratoire d’une grenouille, comme après tout le poisson, qui ne parle pas, s’agite et nage, les seconds le qualifièrent, d’après leur rancune, de vieux tronc pourri et de soliveau.

Il se passa pourtant sous l’épiscopat de ce soliveau un événement considérable ; l’impératrice mourut le 6 octobre, trois mois et demi après l’expulsion de Chrysostome ; elle rendit l’âme au milieu d’inexprimables douleurs, en accouchant d’un enfant mort. On raconta que l’enfant avait déjà cessé de vivre depuis trois jours, et tombait en putréfaction sans qu’aucun art humain pût délivrer la mère, lorsque par une inspiration désespérée celle-ci fit appel aux remèdes surnaturels. Un magicien mandé au palais lui apposa sur le ventre certains caractères magiques dont l’effet fut, dit-on, de faire sortir l’enfant ; mais la mère mourut à l’instant même. Quatre mois plus tôt, cet événement aurait remué tout l’empire et changé peut-être la face de l’église d’Orient. Aujourd’hui que les faits étaient consommés, Chrysostome en exil, ses ennemis maîtres de toutes les positions ecclésiastiques, l’émotion générale fut à peine sensible. Les évêques de cour la regrettèrent, et son mari seul la pleura. Le faible Arcadius, habitué à porter son joug, ne pouvait se faire à l’idée de n’être plus mené ; mais il trouva dans son entourage d’autres tyrans qui surent continuer les traditions d’Eudoxie.

Dans le parti joannite, cette mort si imprévue, si rapprochée du départ de Jean et marquée d’un cachet si tragique, fut regardée comme un châtiment de Dieu. Un concours bizarre d’autres événemens qui semblaient se rattacher à celui-ci par le lien d’une cause commune servit à donner à tout ce qui se passait une apparence de fatalité ou de justice divine. Beaucoup de ceux qui avaient poursuivi Chrysostome ou l’avaient condamné furent frappés de morts ou de maladies étranges dans l’espace de quelques mois. Les joannites aimaient à récapituler ces faits comme une preuve de la sainteté de leur cause, et les autres ne les entendaient pas sans une secrète terreur. Palladius, le biographe et l’ami de Chrysostome, leur a consacré un long passage de ses Dialogues, et l’histoire ecclésiastique ne craint pas de leur reconnaître un caractère surhumain. Ainsi un des évêques, juge impitoyable de l’exilé au concile de Constantinople, se tuait raide quelque temps après en tombant de cheval ; un autre, atteint d’une hydropisie purulente, était dévoré tout vivant par les vers ; un troisième, malade d’un érysipèle de mauvaise nature, rendit l’âme au milieu d’épouvantables démangeaisons ; un autre, accusateur et calomniateur de Jean, éprouva une telle enflure de la langue qu’il ne pouvait respirer qu’à grand’peine, et avant d’être entièrement suffoqué il écrivit sur ses tablettes, pour que tout le monde le sût, qu’il subissait la peine de son crime. Il y eut encore divers accidens de ce genre dont la superstition tira parti. Le plus grave sans contredit fut la mort de Cyrinus de Chalcédoine. Cet évêque, comme on l’a vu, s’était montré ennemi acharné de Chrysostome avant même que la persécution ne fût commencée. Égyptien et créature de Théophile, on eût dit qu’il respirait toutes les passions du patriarche d’Alexandrie. Dans un conciliabule qu’il tenait chez lui avec quelques autres évêques antérieurement au synode du Chêne, cet homme, très violent dans son allure et très agité en ce moment, s’était choqué contre Maruthas, évêque de Mésopotamie, qui l’avait blessé grièvement en lui marchant sur le pied. La plaie s’envenima malgré tous les remèdes, mais n’empêcha pas le patient de venir cabaler contre Jean au concile de Constantinople ; il fut même un des quatre ou cinq évêques qui prirent sur leur tête, pour rassurer l’empereur, la responsabilité de sa déposition. Après le concile, Cyrinus alla de plus mal en plus mal : la gangrène se mit à son pied, qu’il fallut couper, puis à la jambe, qu’il fallut couper aussi, puis à l’autre pied, tant son humeur et ses chairs étaient corrompues. Le second pied ayant été retranché comme l’autre, la gangrène gagna les intestins, et Cyrinus expira dans d’effroyables tortures. « Voilà, s’écriaient les joannites et même beaucoup de gens d’un esprit moins exalté, voilà la responsabilité qu’avait appelée sur lui Cyrinus ! »

L’imagination de l’empereur ne fut pas la dernière, comme on le pense bien, à s’émouvoir de ces rapprochemens ; une suite de fléaux naturels dont Constantinople fut accablée sur ces entrefaites acheva de l’épouvanter. La ville fut ébranlée à plusieurs reprises par des tremblemens de terre tellement violens que les chroniqueurs ont cru devoir leur donner place dans leurs livres. En même temps des orages se succédaient à de courts intervalles ; la foudre tomba plusieurs fois dans l’enceinte des murs, tandis qu’une grêle d’une grosseur prodigieuse détruisait les moissons sur quelques milles alentour. Il n’en fallait pas davantage pour persuader à l’empereur que le courroux du ciel était véritablement déchaîné contre lui et contre ses sujets, et il écrivit à un solitaire d’une sainteté reconnue qui habitait le mont Sinaï pour obtenir ses prières, toutes puissantes, disait-on, auprès de Dieu. Ce solitaire se nommait Nilus, et l’église l’honore encore aujourd’hui sous le nom de saint Nil.

Nilus n’avait pas toujours été un pauvre moine caché au fond d’un désert. Il avait brillé à la cour du grand Théodose par la fortune, l’élégance des manières, la beauté du corps, par un esprit honnête et droit qui l’avait fait surnommer le Sage. Juste appréciateur de ses rares qualités, Théodose lui confia des postes importans, et entre autres la préfecture du prétoire d’Orient. Il s’était marié à une jeune femme qu’il aimait, et avait eu d’elle deux fils. Un matin, cet homme si favorisé de tout ce que le monde recherche déposa ses honneurs, dit adieu à sa femme, et partit, emmenant avec lui un de ses fils. Où allait-il ? Il allait chercher la paix de l’âme que le monde ne lui avait point donnée, et consacrer son fils à Dieu sur quelque montagne solitaire, comme le patriarche Abraham sur les hauteurs de Moria ; mais il attendait que le ciel lui indiquât sa demeure. Les déserts de l’Égypte et de la Syrie ne lui plurent pas ; ils étaient trop peuplés de moines et trop voisins des villes ; il ne s’arrêta que dans le grand désert d’Arabie, sur une des pentes du mont Sinaï. Il y trouva quelques anachorètes en petit nombre, vivant épars dans des cavernes ; il les réunit, en attira d’autres, et avec l’argent qui lui restait de sa fortune il construisit une église et un monastère au lieu dit le Buisson, parce que c’était là que Dieu avait apparu à Moïse dans un buisson ardent. Le monastère voulut avoir Nilus pour abbé. Dans son nouvel état, l’ancien préfet du prétoire se distingua par des vertus austères dont la pratique s’unissait en lui à des connaissances profanes étendues et à de fortes études sur les Écritures, si bien que Nilus devint bientôt l’oracle des moines de son temps. On disait, tant il était prévoyant et secourable, que Dieu lui avait conféré le don de prophétie avec celui des miracles, et qu’il n’avait jamais rien refusé à ses prières.

Arcadius, qui l’avait connu enfant à la cour de son père, crut pouvoir recourir à lui avec confiance pour qu’il détournât la colère de Dieu suspendue sur la ville impériale et sur lui-même ; mais Nilus refusa de prier. « Comment veux-tu, lui répondit-il avec une sainte liberté, que j’ose prier pour une ville qui mérite par tant d’actes coupables la justice de Dieu qui la menace, une ville où le crime s’appuie sur l’autorité des lois, et qui a banni le très heureux Jean, la colonne de l’église, la lampe de la vérité, la trompette du Seigneur ? Tu demandes que je prie pour elle ; mais tu le demandes à un esprit trop accablé d’affliction par l’excès des maux qu’elle a commis. » il lui dit encore dans une autre lettre : « Tu as banni Jean, la plus grande lumière de la terre sans en avoir aucune raison, et pour t’être laissé aller trop légèrement aux mauvais conseils de quelques évêques dont le cœur n’est pas sain. Songe donc à toi, et après avoir privé l’église catholique des pures et saintes instructions qu’elle recevait de lui, reconnais du moins la faute et repens-toi. » Arcadius ne se repentit point. Les fléaux de la nature s’étaient calmés, et le prince, avec son insouciance habituelle, reprit le train des affaires, trouvant plus doux les mauvais conseils de ses flatteurs que les dures paroles qui lui venaient du Sinaï. Bientôt même, sous ses nouveaux maîtres, il oublia le gouvernement d’Eudoxie. La persécution ne vivait plus ; mais l’esprit de persécution, des passions jalouses et haineuses subsistaient toujours, et continuèrent à pousser le faible empereur dans la voie où elles l’avaient jeté.

Cependant Arsace mourut le 1er novembre 405, dans le seizième mois de son épiscopat et la quatre-vingt-deuxième année de son âge, laissant le siége de Constantinople vacant pour la seconde fois depuis le départ de Chrysostome. On ne le pleura guère : les persécutions de son début ajoutées à l’inactivité du reste de sa vie ne lui méritaient ni les larmes des orthodoxes ni celles des schismatiques. On peut lire encore le jugement des contemporains sur son compte dans une sorte d’oraison funèbre burlesque recueillie par un écrivain des temps postérieurs. « Arsace mourut donc après avoir vécu seize mois sur le siége épiscopal sans y avoir fait œuvre d’homme vivant, lâche et engourdi qu’il était par nature, ou plutôt il n’existait plus depuis longtemps quand la mort le visita. Ô honte ! quel successeur, et de qui ? Un vieux tronc substitué par un caprice des princes d’un rameau vigoureux et florissant, un vieillard de quatre-vingts ans meilleur à placer sur un tombeau que sur un trône, un fou et un sot, inepte quand il parlait, stupide quand il voulait penser à quelque chose de raisonnable plus comparable à une pierre, à une bûche qu’à un être animé, digne tout au plus de passer sa vie dans le coin d’une chambre ou dans un lit, inutile à lui-même et aux autres, et indigne de regret. Tel fut Arsace, et tel il sortit de ce monde. »

On ignore si l’évêque Sévérien ou quelque autre de la faction des sycophantes de Jean se présenta aux suffrages du peuple et du clergé pour la succession d’Arsace ; l’histoire nous dit seulement que les compétitions furent nombreuses, et les luttes tellement acharnées que l’interrègne dura quatre mois. Au bout de ce temps, le choix s’arrêta sur un prêtre de Constantinople qui portait aussi au front le sceau de la bête, car il avait témoigné plusieurs fois contre l’évêque légitime au concile du Chêne et pressé sa condamnation. Trop d’ecclésiastiques en effet s’étaient compromis dans les dernières luttes, et les passions hostiles étaient trop prononcées pour qu’on pût s’attendre à voir nommer ou un joannite ou un homme tant soit peu soupçonné de l’être.

Le nouvel élu, nommé Atticus, était un Arménien originaire de Sébaste, où il avait passé son enfance parmi des moines macédoniens qui tenaient alors en ce lieu, suivant l’expression d’un écrivain ecclésiastique, « boutique de leur philosophie. » Devenu homme, l’Arménien quitta son pays, vint à Constantinople, et se laissa facilement convertir au catholicisme, plus par prudence que par doctrine, si l’on en croit le même historien. Il entra bientôt dans les ordres, et l’archevêque d’alors, soit Nectaire, soit son successeur, l’attacha à son église. Le jeune Macédonien, rompu aux études subtiles de son couvent sur la nature du Saint-Esprit et sa place dans la sainte Trinité, avait grandement négligé les lettres profanes et fit rire à ses dépens dans cette église savante des Grégoire de Nazianze et des Chrysostome, où les discours de Démosthène et d’Isocrate marchaient, presque de pair avec les psaumes de David et les épîtres de saint Paul. Atticus fut donc taxé d’ignorance par ses confrères. Il apportait d’ailleurs avec lui un terrible accent arménien qui eût gâté dans sa bouche l’éloquence même. Ces désavantages l’affectèrent à ce point qu’il n’osait pas improviser et apprenait ses sermons par cœur. Aussi ne trouva-t-il point de tachygraphe pour les recueillir, quoiqu’ils continssent, au fond, de très bonnes choses. Comme il était homme de résolution, il prit un moyen énergique de se corriger et de railler à son tour ses détracteurs. Se confinant dans une retraite absolue, il se mit à étudier nuit et jour, à l’insu de tout le monde, les grands modèles de la littérature hellénique, et à corriger par des efforts sur lui-même ce que sa prononciation arménienne avait de trop choquant pour des Grecs ; puis un beau jour il reparut dans la société, de ses collègues, parlant mieux qu’eux d’Aristote et de Platon, et pouvant presque passer pour un Athénien. Tout le monde s’inclina, devant cette volonté de fer, et Atticus dès lors jouit d’un grand crédit comme homme de conduite cependant beaucoup plus que comme homme de science. Il fut, sans trop se mettre en avant, un des meneurs des dernières cabales contre l’archevêque Jean, et c’est ce qui valut à sa candidature l’appui des évêques de la cour lorsque ses chances favorables commencèrent à se dessiner. Nommé vers la fin de février 406, il fut ordonné, comme Arsace, dans l’église des Apôtres, qui servait de basilique principale, tandis que Sainte-Sophie sortait peu à peu de ses ruines. Avec un pareil homme, l’occasion parut bonne à la faction des sycophantes de reprendre et de réaliser enfin ce grand plan de domination générale ou plutôt d’oppression des églises d’Orient que l’indolent Arsace avait laissé dormir dans ses mains. C’est ici le lieu de dire ce qu’était ce plan, et quelles effroyables douleurs l’exécution d’un pareil dessein fit tomber sur les catholiques des provinces.

La séparation que nous avons vu se former dans l’église de Constantinople après la seconde condamnation de Chrysostome avait passé dans les diocèses voisins, puis dans toutes les provinces, et chaque église avait actuellement son parti joannite, qui maintenait la communion avec l’archevêque exilé, et son parti anti-joannite, qui acceptait la communion de l’archevêque intrus. Les deux partis s’y faisaient la guerre, comme à Constantinople, avec un redoublement de vivacité qui répondait au tempérament asiatique ou syrien. En Syrie surtout ; patrie du grand homme dont l’infortune aujourd’hui remplissait le monde, comme autrefois son génie, la cause joannite comptait de chauds partisans parmi les évêques et les clercs, et surtout dans la masse du peuple. Or les persécuteurs se disaient avec raison qu’il n’y avait qu’une demi-victoire de gagnée, si l’on étouffait ce qu’ils appelaient le schisme à Constantinople en le laissant se développer ailleurs, et ils imaginèrent le moyen suivant de l’extirper dans tout l’empire. Ils proposèrent à l’empereur d’établir dans les trois grands patriarcats de l’Orient trois centres de communion religieuse auxquels tous les évêques d’une certaine circonscription seraient tenus de se rattacher sous peine de déposition et d’expulsion violente au besoin ; les trois patriarches étaient de plus investis du droit de nommer eux-mêmes d’autres évêques à la place des récalcitrans. Leurs droits s’étendaient en outre sur la composition des clergés des villes, et toute résistance était punie d’excommunication ecclésiastique accompagnée de pénalités civiles ; c’était en un mot la plus affreuse tyrannie pesant sur toutes les églises, leur droit électoral supprimé, leurs libertés abolies, leur dignité foulée aux pieds. Les ressorts de ces potentats comprenaient, outre l’étendue de leur juridiction métropolitaine, certains territoires annexés ; ainsi le patriarche d’Alexandrie avait sous son pouvoir l’Égypte et très probablement encore la Palestine ; le patriarche d’Antioche devait régner sur la Syrie, l’Arabie et la plus grande portion de l’Asie-Mineure ; le reste des églises ressortissait du patriarche de Constantinople. Le faible Arcadius s’était empressé de donner la sanction légale à cette usurpation des droits des églises, et il avait reconnu le triumvirat ecclésiastique par une loi rendue du vivant d’Arsace, le 18 novembre 404. Cette loi est curieuse, et fera voir quelles étaient à cette époque les relations de l’église et de l’état. Elle se divisait en deux parties d’après le dire des historiens, l’une concernant les assemblées des fidèles hors de l’église et des basiliques, l’autre les peines réservées aux évêques dissidens.

La première était ainsi conçue : « Que les gouverneurs des provinces soient avertis qu’ils doivent empêcher les assemblées illicites de ceux qui, méprisant les églises sacro-saintes, essaient de se réunir autre part, et qu’en outre ceux qui séparent leur communion de celle d’Arsace, de Théophile et de Porphyre (très révérés pontifes de la loi sacrée) doivent être mis hors de l’église comme schismatiques. — Donné à Constantinople le 14 des calendes de décembre, sous le sixième consulat d’Honorius Auguste et celui d’Aristenetus. » La seconde partie de la loi, laquelle ne se trouve pas dans le code, mais a été reproduite par les écrivains contemporains, portait ces dispositions : « Si quelqu’un des évêques refuse de communiquer avec Théophile, Arsace et Porphyre, qu’il soit chassé de son siége, et que ses biens soient confisqués tant en argent qu’en propriétés foncières. »

Ces lois oppressives que la mollesse d’Arsace ne lui permettait guère d’appliquer reçurent une nouvelle vie sous Atticus, qui porta dans l’exécution de ces mesures toute la rigidité de son esprit opiniâtre et froid, tandis que Porphyre, nouveau patriarche d’Antioche, y mettait les violences éhontées qui ont flétri à jamais son nom. Il est souvent difficile, quand on étudie l’histoire des dissensions religieuses, d’accepter comme tout à fait véridique l’appréciation des hommes d’un parti faite par des écrivains du parti contraire, et notre temps démontre assez qu’il peut en être de même dans l’ordre politique ; toutefois le jugement porté sur Porphyre par tous les écrivains ecclésiastiques du temps semble si bien confirmé par sa conduite dans des faits avérés qu’on ne court pas grand risque de calomnier ici un mort en répétant ce que disaient de lui les vivans.

Porphyre avait mené dès son enfance l’existence la moins conforme à l’état qu’il voulait embrasser, et ses instincts pervers, nous dit un historien, entretenus et nourris avec un soin tout paternel, n’avaient fait que se développer avec l’âge. Débauché, coureur de futilités et de spectacles, passionné pour les mimes et vivant familièrement avec eux, ce qui était le comble du déshonneur, même pour un laïque, il cultivait en outre les sciences occultes et passait pour magicien. En dépit de ces pratiques qui l’eussent dû exclure pour toujours du sacerdoce, il y parvint néanmoins à force d’intrigues et de bassesses, car il était souple, insinuant, flatteur des grands, habile à déguiser sous un air riant et satisfait les haines jalouses qui rongeaient son âme ; Porphyre était déjà vieux à l’époque de nos récits. On eût malaisément soupçonné à un pareil prêtre, toléré plutôt qu’accepté dans le sacerdoce, l’ambition, de l’épiscopat ; il l’avait pourtant, et comme il sentait aussi qu’il ne pouvait être qu’un évêque de hasard, il guettait soigneusement l’occasion. Dès le commencement des querelles entre Chrysostome et tes deux conciles, il s’était posé en ennemi de l’enfant d’Antioche, dépassant tout le monde dans l’exagération de ses attaques, et cherchant à compenser par la notoriété des passions de parti l’obscurité de son mérite et le mépris dû à son caractère.

Sur ces entrefaites et vers le temps où Chrysostome partait pour son second exil, le vieil évêque d’Antioche, Flavien, s’éteignait après une longue maladie, et le parti joannite perdait en lui un appui considérable ; aussi la lutte paraissait devoir être très vive pour le choix de son successeur. Sévérien de Gabales et ses deux complices ordinaires, les sycophantes Acacius et Antiochus, tous trois Syriens, partirent de Constantinople comme pour regagner leurs diocèses ; mais, se glissant secrètement dans Antioche, ils s’y cachèrent, afin d’observer eux-mêmes ce qui allait se passer et d’intervenir au besoin ; ils s’étaient munis d’ailleurs d’ordres et de pleins pouvoirs de la cour pour faire agir dans un sens ou dans l’autre l’autorité civile et l’autorité militaire. Le moment de l’élection approchant, les compétiteurs se présentaient en grand nombre. Le clergé se scindait en deux parts ; mais le peuple penchait en masse du côté du prêtre Constance, cet ami de Chrysostome dont nous avons parlé à propos de la mission de Phénicie, et qui devait la faveur populaire non moins, à ses vertus personnelles qu’à sa fidélité pour l’exilé. Porphyre, au milieu de ces débats, gardait sa place d’homme de parti, prêchant l’exclusion de tous les joannites, et ce ne fut que par des distributions d’argent considérables dans les dernières classes du peuple ou dans le bas clergé qu’il révéla sa propre candidature. On ne la prit pas d’abord au sérieux, tant l’homme était jugé indigne ; pourtant Sévérien et ses compagnons, convaincus de son habileté, s’abouchèrent secrètement avec lui, et leur pacte donna au projet de Porphyre une consistance qui lui manquait. Il fut reconnu dans ce petit conciliabule qu’on ne pouvait réussir que par surprise ; on se distribua les rôles, les évêques de la cour prévinrent le commandant de la force armée, et on se tint sur ses gardes pour saisir aux cheveux l’occasion.

Il devait se célébrer sous peu de jours, dans le bourg de Daphné, le lieu des divertissemens d’Antioche, une grande représentation de jeux dits olympiques, où l’on faisait passer en revue sous les yeux des spectateurs la vie et les travaux d’Hercule, avec force courses hippiques, luttes de pugilat. Or on connaît la passion des Antiochiens pour les jeux scéniques, les courses de chars et les combats d’athlètes, et Porphyre savait bien qu’une fois assis sur les bancs d’un cirque ou en face d’un amphithéâtre de mimes aucun d’entre eux ne se dérangerait, même pour l’affaire la plus importante. Tandis que les habitans, grands et petits, païens et chrétiens, désertent la ville pour gagner le bois de Daphné, il ramasse de son côté, au moyen de ses émissaires, plusieurs centaines de gens du peuple et quelques clercs, ses âmes damnées, et il se dirige avec eux vers l’église, où les trois évêques l’avaient précédé. À son arrivée, on ferme les portes, on s’empare des vases sacrés ; un simulacre de nomination a lieu, il s’agenouille, et les évêques l’ordonnent. Tout cela se fit avec une telle hâte qu’on n’acheva même pas les prières de l’ordination, tant on craignait quelque surprise ou le retour fortuit du peuple. Séverien et ses amis quittèrent alors précipitamment l’église, puis la ville, pour aller se réfugier dans les montagnes voisines et de là dans leurs diocèses, car ils appréhendaient la colère des habitans quand leur fraude serait découverte. Le soir en effet, les Antochiens, revenus des jeux, furent fort étonnés d’apprendre qu’ils avaient un évêque, et que cet évêque était Porphyre. La chose ne leur plut point ; mais, ne sachant encore que résoudre, ils passèrent la nuit à se consulter. Le lendemain matin, la résolution était prise, et une foule irritée se porta vers la maison épiscopale, où Porphyre s’était barricadé et faisait mine de se bien défendre, aidé de ses clercs et de ses domestiques. Un siége commença donc, et des gens du peuple amoncelèrent contre la maison de la paille et du bois pour y mettre le feu et brûler l’évêque avec l’évêché. La force armée avertie accourut à temps pour sauver l’évêque, et dégagea la place à grands coups d’épée. La bataille recommença les jours suivans, mais avec un plus grand déploiement de troupes ; bref, Porphyre fut installé sur le trône pontifical par les soldats. Conformément aux intentions de la cour, le gouverneur ordonna au clergé et au peuple de se rendre à l’église sous la menace des pénalités édictées par le décret impérial ; le peuple en grande partie refusa, il essaya de faire des litanies dans les rues en portant devant lui le signe de la croix ; le gouverneur (c’était un certain comte Valentinien) fit charger la litanie comme une émeute de séditieux ; la croix fut renversée dans le tumulte et foulée sous les pieds des chevaux.

D’Antioche, les mécontens se portèrent dans la campagne ; on les y pourchassa, et les scènes de violence qui avaient déshonoré et ensanglanté Constantinople et sa banlieue se renouvelèrent dans la métropole de la Syrie. Appuyé par l’autorité civile et par les exécutions militaires, le nouveau patriarche opprima non-seulement le clergé de son église, mais celui des églises voisines. Ce fut une révolution dans toute la province ; il suscitait partout des cabales, il faisait expulser les évêques ou les déposait lui-même pour en nommer de nouveaux, et alors on vit des scandales qui dépassaient de bien loin ceux qu’avait réprimés Chrysostome dans l’Asie-Mineure. L’épiscopat était à l’encan, on le demandait, on l’offrait, on le marchandait comme une chose vénale dans un marché public, et le plus indigne était toujours le plus recommandé par Porphyre. Des vols, des spoliations de biens ecclésiastiques, des énormités contre les canons, se passèrent dans ces exploitations de la dignité épiscopale et de la fortune des églises. On nommait, on ordonnait des gens inconnus ou sans garanties, et on ne savait bientôt plus qui on avait ordonné. Toutes les règles ecclésiastiques étaient bouleversées. Pour obtenir des évêques corrompus, on corrompait d’abord les électeurs, clercs ou laïques, et les moyens les plus bas étaient mis en usage. Des tables étaient dressées dans les rues, des repas publics servis à tout venant, de l’argent distribué. « Autrefois, dit avec amertume un écrivain du temps, les apôtres se préparaient par la prière et le jeûne à la sainte opération d’une élection d’évêque ; on s’y prépare aujourd’hui par la débauche et l’ivresse ; les églises sont devenues des foires où chaque candidat à l’épiscopat ou au sacerdoce vient étaler ses promesses et ses cadeaux. » Un autre ajoute qu’il s’abstiendra de dire combien d’évêques furent déposés, combien d’autres mis à leur place, combien de corrupteurs infestèrent les églises. « Ce sont choses trop tristes, dit-il, pour être enregistrées dans l’histoire. » Il y en eut une néanmoins tellement scandaleuse que l’histoire a dû l’enregistrer, ce fut la nomination d’un eunuque, ancien esclave et maintenant domestique d’un tribun, homme impur, chargé de crimes, et que les catholiques appelaient « l’abomination de la désolation. » Ce misérable fut élu évêque d’Éphèse à la place d’Héraclide, ancien diacre de Chrysostome. « Et l’on n’eut pas honte, s’écrie l’auteur que nous citons, de poser l’Évangile sur la tête d’un pareil monstre. » Tels furent les débuts de ce patriarcat de Porphyre, qui lui valurent l’honneur d’être désigné par un décret impérial comme un des trois types de la foi catholique en Orient.

Arsace, qui avait comme archevêque de Constantinople la primatie dans le triumvirat, laissait ces saturnales ecclésiastiques se passer en Syrie sans paraître s’en émouvoir ; Atticus, plus habile, fit succéder à des exécutions capricieuses une persécution savante, réglée, systématique, et la même méthode fut appliquée dans toute l’étendue de l’empire d’Orient. D’abord un second décret impérial fut rendu qui, en renouvelant les dispositions pénales du premier, substituait le nom d’Atticus à celui d’Arsace ; on procéda ensuite à une épuration générale des évêques et des clergés, diocèse par diocèse, chaque patriarche présidant aux opérations dans sa circonscription territoriale. Les évêques convaincus d’être de la communion joannite furent déposés, renvoyés de leurs églises, livrés à la justice séculière comme des coupables. Ceux que l’on ne faisait que soupçonner d’être fauteurs de l’archevêque Jean, ou qui, sans refuser de communiquer avec les patriarches du triumvirat, conservaient cependant des liens avec les joannites, étaient transférés dans d’autres diocèses, et la bassesse ne les sauvait pas toujours. On reléguait des évêques de Syrie, de Cappadoce, de l’Asie proconsulaire, sur des siéges situés en Thrace ou dans le Pont, et réciproquement. Ces translations s’appliquèrent même aux moines : on faisait passer ces solitaires d’une région de l’empire dans une autre, et pour des enfans du désert c’était souvent la mort. Des évêques déposés, les uns, ceux qu’on redoutait le plus, étaient incarcérés, bannis, mis sous une surveillance plus cruelle que celle des geôliers des prisons civiles, sous la surveillance des patriarches leurs ennemis. D’autres étaient traités avec plus de ménagemens : on se contentait de les ruiner par la confiscation de leurs biens, puis on leur disait de subsister comme ils pourraient. Dans ce nombre, les uns eurent recours à la charité des fidèles ; de nobles âmes les vêtaient et les nourrissaient, et on cite un évêque déposé qui, reçu secrètement chez un de ses collègues, y fut trois ans sans descendre les degrés de sa chambre, tant il craignait de compromettre son hôte. D’autres prirent des métiers pour vivre du travail de leurs mains ; l’évêque Brison, frère de Palladius d’Hellénopolis, cultiva lui-même un petit champ qu’il possédait ; un évêque de Troade acheta une barque, et vécut, sur les côtes de la mer Égée, du produit de sa pêche ; à l’inverse de Pierre, qui de pêcheur de poissons s’était fait pêcheur d’hommes, de pêcheur d’hommes il se fit pêcheur de poissons. Au milieu de cette misère qui affligeait les catholiques d’Orient, beaucoup cherchaient à se réfugier en Occident ; mais le passage de la mer n’était pas facile, et souvent on les arrêtait sur leur route. Un diacre et un prêtre envoyés par Chrysostome, de son exil de Cucuse, pour remettre une lettre au pape Innocent, cherchèrent longtemps sur la côte d’Asie une occasion de s’embarquer, et ils disparurent avec leur lettre.

Dans ce désarroi général, beaucoup d’églises faiblirent et se résignèrent à la communion des triumvirs. Celles qui résistèrent jusqu’au bout sont glorifiées par l’histoire. Dans ce nombre, on compte celles de Carie, qui se concertèrent pour envoyer leur profession de foi au pape Innocent, celles de Palestine, qui, malgré les divisions qui les déchiraient, chassèrent le prêtre qui leur apportait une sommation du triumvirat, celles de Cilicie, celle de Pessinonte, en Phrygie, et d’autres encore. La cour ayant tenté d’intimider ou de séduire l’archevêque de Thessalonique, dont l’église restait attachée au domaine spirituel de l’Occident, quoique son territoire, ainsi que toute l’Illyrie orientale, appartînt depuis Théodose au domaine civil d’Orient, le courageux évêque répondit : « Je suis en communion avec l’église de Rome ; ce que fera cette église, je le ferai. » Les évêques et les clercs venus de Constantinople et de la Grèce continentale en Italie, et que les Asiatiques essayaient de rejoindre, formaient à Rome comme un petit peuple qui sollicitait instamment, au nom du malheur et au nom du droit, la justification de Chrysostome ; là se préparait, ainsi que nous le verrons bientôt, une nouvelle phase de ce grand procès, qui de l’Orient étendait son importance sur le monde entier.

L’église orientale, on doit l’avouer, avec sa servilité, ses perpétuelles dissensions, les jalousies, les complots, les crimes de ses évêques (j’hésitais à écrire ce mot, mais il m’est imposé par les faits), cette église, dis-je, faisait bien les affaires de celle d’Occident, et travaillait de son mieux à la domination de sa rivale. Il y avait à peine vingt ans que dans le second concile œcuménique les pères réunis à Constantinople et l’empereur Théodose lui-même reprochaient aigrement au pape et aux évêques italiens de venir s’ingérer dans leurs affaires, qui ne les regardaient point, et les avertissaient de s’en abstenir désormais ; maintenant, grâce à tant de fautes accumulées, les catholiques orientaux, traqués entre un gouvernement trop mêlé aux choses religieuses et un triumvirat de despotes ecclésiastiques, ne voyaient plus de recours et d’espérance de justice qu’en Occident. L’ancre de salut était devenue, pour cette moitié du monde chrétien, l’ancre de la barque de Pierre, et de même qu’au milieu des tempêtes du lac de Génézareth Pierre criait à son maître : « Sauvez-nous, Seigneur, car nous périssons ! » ces catholiques opprimés, ces évêques fugitifs, ces diacres et ces prêtres enchaînés dans les mines ou dans des prisons et le grand exilé lui-même, ce Démosthène de l’éloquence chrétienne, s’écriaient, les bras tendus vers Rome : « Successeur de Pierre, sauve-nous ! »


  1. Voyez la Revue du 15 juillet, du 1er septembre 1867 et du 15 mai 1869.