Jean Coste (Lavergne)/III

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Jean Coste, (1901)
P. Ollendorff (p. 18-23).
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III

Tout en cheminant, Coste, de plus en plus attendri, se remémorait ainsi ou plutôt, grâce aux prestiges de son imagination, voyait, par scènes incohérentes mais lumineuses, se dérouler en lui tout ce passé si cher. Il s’attristait, souffrait presque maintenant à l’idée de laisser derrière lui une partie — la meilleure peut-être — de son existence, en quittant, si brusquement et pour l’inconnu, cette ville paisible et aimée. À chaque pas, à chaque tournant de rue, ne lui rappelait-elle pas tant de doux souvenirs qu’y avait semés son amour et dont elle semblait s’embellir, se parfumer, plus souriante, plus familière, plus parlante, ce matin-là, comme pour mieux se faire regretter ?

Et Jean se sentit très triste tout d’un coup. Il est vrai que sa tristesse s’évapora, tandis qu’il causait avec l’inspecteur primaire chez qui il venait de monter et qui ne fit aucune difficulté pour lui octroyer une liberté entière.

De là, il traversa obliquement la place Gambetta, si vaste et si nue sous la coruscation du soleil ; il longea, un moment, la promenade avec ses quatre rangées hautes et profondes de platanes, où il se rappela les rendez-vous qu’il y donnait jadis à Louise, par les soirs sans lune et si mystérieux d’automne. Il franchit le pont jeté sur le ruisseau, presque à sec, qui baigne Peyras et arriva enfin devant la maison dont il occupait le second étage, loué deux cents francs.

Avant de grimper, deux à deux, les marches usées de l’escalier, il eut une minute d’hésitation. Il se promit d’annoncer sans brusquerie son changement à sa femme. Louise avait besoin de ménagements, car elle était de nouveau enceinte de sept mois et très fatiguée par une grossesse pénible.

Au bruit de ce pas bien connu, Paul et sa petite sœur Rose, bébé de trois ans et demi, parurent sur le palier. Ils passèrent leurs têtes ébouriffées et mutines entre les barreaux de la rampe, et s’écrièrent joyeusement :

— Y’là p’pa… Bonjour, bonjour, pérotte !

Jean mit un gros baiser sur les joues offertes. Il trouva sa femme affalée sur une chaise basse, et se plaignant de mal au cœur. Il l’embrassa et la regarda avec tendresse. Malgré la pâleur plus accentuée de ses joues tirées, malgré le cerne de ses yeux, malgré ses lèvres décolorées, elle lui paraissait toujours la chère et adorable créature d’antan.

Sous ce chaud regard d’amour qui l’enveloppait toute, la figure souffrante de Louise s’épanouit : elle sourit et ses gencives apparurent presque aussi blanches que ses dents.

— Mais, — remarqua-t-elle, — il est donc déjà midi que tu sois là… Je ne croyais pas qu’il fût si tard.

— À peine onze heures, chérie… C’est une surprise… je viens de chez l’inspecteur et, en passant, j’ai voulu t’embrasser.

— Mon bon Jean, — murmura-t-elle en souriant.

— Tu sais, — fit-il, — il y a du nouveau… Devine.

— Quoi donc ?… je ne sais pas.

— Oui, du nouveau, devine, — répéta-t-il, embarrassé.

— Une augmentation de traitement ?

— Non, malheureusement ; je crois que j’attendrai encore.

— Alors ?… alors ?…

Louise réfléchit, puis comme une enfant gâtée :

— Est-ce que ça me fera plaisir ?

— Euh ! euh ! je n’en sais trop rien… couci-couci… Non, plutôt, car tu aimes trop ton Peyras…

Elle n’osa comprendre.

— Mais parle donc ! — s’écria-t-elle, impatiente.

— Eh bien !… eh bien ! ma chérie, c’est qu’il va falloir emballer tout ça et… partir pour Maleval où je suis nommé.

Il tira sa nomination de sa poche, la déplia et la lui tendit.

Louise la parcourut. Ses yeux se remplirent de larmes et un profond soupir s’exhala de sa poitrine oppressée.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !… quitter Peyras et mes parents !… mais non, non… je ne veux pas, je ne veux pas… tu vas refuser tout de suite…

Elle sanglotait. Les enfants, voyant pleurer leur mère, s’étaient blottis contre elle, les yeux pleins de larmes aussi.

Jean se fit câlin et tendre pour tous.

— Allons, ma Louison, mon aimée, du courage, sois raisonnable !… Ne t’ai-je pas dit, bien souvent, que je ne pouvais rester adjoint toute ma vie ?… Le mieux est d’accepter ce poste de village ; d’ailleurs je ne puis faire autrement… impossible de refuser ; on ne m’écouterait pas… Puis, n’est-ce pas le sûr, le seul moyen de revenir plus tard… dans quelques années, comme directeur à Peyras ?

Louise pleurait silencieusement.

Paul et Rose lui grimpèrent sur les genoux, la caressant de leurs menottes en lui disant :

— Pleure pas, p’tite mère, pleure pas, mérette chérie…

— Hou ! hou ! le vilain papa, — s’écria soudain Paul, tapant du pied et avec une grimace si drôle que Louise et Jean sourirent aussitôt.

— Mes anges ! — fit Louise, en les serrant contre elle, passionnément. — Est-ce loin Maleval ? — interrogea-t-elle, plus calme.

— Non, à trois lieues de Montclapiers… Si tu y languis trop, tu pourras de temps à autre revenir à Peyras.

— Est-ce grand ?

— Trois cents habitants, je crois ; tu verras comme nous y vivrons tranquilles… Et puis, — s’empressa-t-il d’ajouter avec volubilité, voyant Louise prête à pleurer de nouveau, — et puis, tu sais, je serai enfin débarrassé des ennuis que j’ai avec le père Largue, depuis notre refroidissement… Il devenait par trop embêtant, l’animal, je l’avais constamment sur le dos… Si tu l’avais vu tout à l’heure, et comme il était aimable et sucré, le bonhomme !… Pas de regrets entre nous ; aussi on va se quitter le cœur content et, pour une fois, comme les meilleurs amis du monde.

Louise restait triste ; cependant, puisque son mari qu’elle aimait était satisfait, elle s’efforça de sourire ; mais, malgré elle, ses larmes crevèrent.

Jean, un peu énervé, ne savait plus que faire ni que dire. Il devenait gauche ; il eut un signe d’agacement sur le visage et se dandina fébrilement sur sa chaise. Louise s’en aperçut.

— Oh ! mon ami, je voudrais être contente ; mais cela me brise le cœur de falloir quitter Peyras… J’étais si heureuse ici. Ah ! — ajouta-t-elle avec ce dédain qu’ont, pour le village et ses habitants, les artisans des petites villes, — que ferai-je au milieu de ces paysans méfiants et inconnus avec lesquels nous allons vivre ?

— Ne te tourmente pas… Au contraire, tu y seras plus considérée qu’ici… Toi qui es coquette, — fit-il en la taquinant, — tu seras, là-bas, madame gros comme le bras. Et puis, c’est un poste de début. On y restera deux ou trois ans au plus et, je te le répète, on tâchera après de se rapprocher de Peyras… M. Largue prend sa retraite dans six ans… d’ici là, pourquoi ne viendrais-je pas le remplacer comme directeur ? Louise sembla un peu réconfortée par les assurances de son mari ; elle fut sensible aux paroles de Jean, elle était femme et sa vanité, mise en jeu, y trouvait déjà à glaner.

— Mais, — demanda-t-elle, inquiète encore, — vas-tu gagner là-bas comme ici ?…

— À peu près… oui, ça reviendra au même. J’aurai mon traitement fixe de mille francs… J’espère, avec mes dix ans de services, que l’on me donnera bientôt ma quatrième classe, ce qui fera deux cents francs de plus. — Il disait cela pour rassurer sa femme bien qu’il n’y comptât pas trop, tant on est avare de promotions aujourd’hui. — En outre, le secrétariat de la mairie me rapportera bien trois ou quatre cents francs. Avec ça, on peut vivre dans un village. Tout y est bon marché. Ensuite, tu sais, il y a le tour du bâton : les cadeaux affluent, avec ces gens-là, lorsqu’ils tuent leur cochon, entrent leurs récoltes, etc., etc… Va, Louison, nous y serons aussi bien si ce n’est mieux qu’ici où tout est horriblement cher…

Louise parut rassérénée. Elle souriait maintenant aux paroles de son mari.

— Mais, — objecta-t-elle, — ça va nous coûter beaucoup, le déménagement, et tu sais qu’il ne nous reste pas grand’chose, ce mois-ci !…

— Bah ! — affirma-t-il, — pas plus d’une soixantaine de francs… Mes collègues sont garçons… je me ferai prêter cinquante francs par l’un d’eux… Une fois à Maleval, je demanderai une indemnité et on rendra l’argent… Tu vois bien que tu avais tort de désespérer, puisque tout peut s’arranger admirablement…

N’ayant jamais été déplacé, depuis son mariage, et insouciant, du reste, Coste ignorait réellement que l’instituteur, pour si modique que soit sa bourse, ne reçoit aucune indemnité de déplacement, ce qui est injuste et ce qui cause bien des tracas à la plupart d’entre eux. Son ignorance, d’ailleurs, était d ? autant plus explicable que le Conseil général avait, pendant les années précédentes, voté une somme à cet effet, crédit supprimé justement cette année-là pour raisons d’économie, car c’est toujours sur l’argent des petits qu’on économise d’abord. Bien que le regret de partir persistât encore chez elle, Louise, rassurée, fit taire son chagrin.

— Le mieux est de se préparer vite, — fit Jean. — Tu n’auras pas ainsi le temps de te manger les sangs, comme tu dis… Une fois là-bas, tu t’acclimateras promptement et tu seras heureuse… Je cours prévenir tes parents et les prier de nous aider à emballer, ne serait-ce que ce soir, à la veillée. Notre mobilier est mince… ce sera fait en un tour de main… Le chemin de fer ne va pas jusqu’à Maleval… Je vais donc louer une voiture de déménagement… Allons, les amours, au revoir et faites risette à père… Courage, chérie…

Et il redescendit, en sifflotant ; Louise souriait de la gaieté bon enfant de son « petit homme » et de la mobilité de ses impressions.

Jean revint une heure après.

— C’est entendu ; ta mère va venir et ton père sera là aussi, la journée faite.

— Qu’ont-ils dit ?

— Mais rien : ils ont fort bien compris les choses. Ton père est content même ; il se promet d’aller nous voir souvent, en se rendant au marché de Montclapiers.

— Oh ! mon père, — fit Louise, — je le connais. Voilà au moins dix ans qu’il parle de fréquenter le marché de Montclapiers… mais l’argent, s’il sait bien le gagner, ne s’arrête pas longtemps dans sa poche et alors…

Jean se mit à l’œuvre après le déjeuner. Quelques voisins et amis vinrent l’aider.

Le surlendemain, ils débarquaient à la gare de Montclapiers.