Jean Narrache chez le diable/02
PRÉPARATIFS
POUR ALLER
CHEZ LE DIABLE
Pour me rendre au désir si souvent exprimé par un bon nombre de mes lecteurs et de mes auditeurs à la radio, depuis quarante ans, j’ai enfin décidé d’aller chez le diable. Après avoir pris cette décision dans un moment d’enthousiasme, voici que je me mets à déchanter. Je constate, en effet, que les gens qui nous envoient si facilement chez le diable ne semblent guère se soucier de nous indiquer les moyens d’y aller, ni de nous payer les frais d’un tel voyage.
Je demanderais bien une bourse au Conseil des Arts, si j’avais les genoux plus flexibles. Du reste, à bien y penser, l’enfer n’étant pas en France, fille aînée de l’Église, mes espoirs de me faire payer ce voyage, seraient plutôt aléatoires.
J’ai toujours aimé voyager en bonne compagnie. L’idée m’est venue d’organiser une excursion à laquelle auraient pris part les poètes incompris, parce qu’ils sont incompréhensibles, les romanciers à thèse, les commentateurs de la radio et de la TV, les chanteurs de charme qui en sont toujours totalement dépourvus, les diseuses, qui ont parfois du charme, mais jamais de voix, les sculpteurs de ferraille de rebut et de mâchefer, les compositeurs de cet ahurissant vacarme appelé musique contemporaine ; enfin, tous les gens que le public envoie couramment chez le diable, et avec tant de raisons. Mais où trouver une agence de voyages qui voudrait se charger de promener pareille horde ? Où trouver une de ces compagnies de « broche à foin », expertes à organiser des pèlerinages en Terre Sainte, qui aurait consenti à s’engager dans une telle entreprise ?
Reste maintenant à savoir comment aller chez le diable. « Cruelle énigme ! » comme aurait dit Paul Bourget. Je ne peux tout de même pas m’en aller en m’écriant : « Partons dans un baiser pour un monde inconnu ! » comme Musset… Ça vous étonne, hein ? que j’aie lu Bourget et Alfred de Musset. J’ai même lu Pallascio Morin. Et ce qui est encore plus incroyable, j’ai tenté de lire « les cinq grands » de Roger Duhamel ! Les cinq grands quoi ? je me le demande encore. Doit-on dire les cinq grands gangsters ? Les cinq grands m’as-tu vu ? En tout cas, ce sont ces cinq grands-là, ces cinq monteurs de bateaux qui ont créé notre triste monde d’aujourd’hui. À quoi bon nous dire que Staline était un ignare gangster, que Churchill était ce que les Américains appellent un « fourflusher » et que ce pauvre Roosevelt, si sympathique pouvait-il être, était loin d’être un génie ! Quant aux deux autres, oublions-les charitablement ; ce n’étaient que des bouche-trous…
Enfin, l’idée me vint (pourquoi ne m’est-elle pas venue plus avant la longue digression qui précède ?) de tenter d’évoquer ceux qui sont déjà allés en enfer. Voilà au moins des gens susceptibles de me renseigner. S’ils sont susceptibles tout court, eh bien, ils m’enverront forcément chez le diable, sans plus de phrases. Mais comment les évoquer ?
En levant les yeux, je viens d’apercevoir le buste de Dante au-dessus de ma table de travail. Il y a si longtemps qu’il est là, figé dans le bronze, que je le regarde tous les jours sans le voir. Dante, un collègue en pharmacie pourtant ! On m’a dit qu’il était entré dans la guilde des apothicaires de Florence dans le but de faire de la politique. De son temps, il fallait, paraît-il, être membre d’une profession pour avoir le privilège (en était-ce un), de tremper dans la politicaillerie. De nos jours, au contraire, bien des gens, qui vivent mal de leur profession ou de leur métier, en sortent pour se jeter dans la mêlée. Rien de si facile que d’entrer dans la politique. On n’exige ni diplôme, ni carte de compétence. C’est le seul métier où il suffit d’avoir du front tout le tour de la tête et une bonne dose de suffisance. Vous voyez, même Caouette politicaille !…
Dante, en voilà un, au moins, qui se vante d’être allé en enfer. Mais comment lui parler ? Je sais autant d’italien qu’un fonctionnaire bilingue d’Ottawa sait de français ; donc pas un mot. Dommage tout de même ! Dante aurait pu me donner de précieux conseils, lui qui a trouvé le moyen d’aller visiter ses ennemis politiques, après les avoir envoyés chez le diable. Il a voulu sans doute s’assurer qu’ils s’y étaient bien rendus.
Force m’est donc de me remettre sur la réfléchissoire et de chercher un autre moyen… Ah ! je crois que j’ai trouvé. Il doit y avoir, dans mes vieux livres, quelques pages qui m’apprendront comment évoquer les esprits. Si j’avais encore, par exemple, « Le petit Albert » ou « Le grand Albert » ? Cherchons.
Le premier livre qui me tombe sous la main est « La Légende dorée » de Jacques de Voragines, tout à côté des « Dames galantes » de Brantôme. Drôle de voisinage, vous en conviendrez. Inutile de feuilleter. « La Légende dorée » ne traite que de gens qui se sont rendus au ciel ou qui s’apprêtent à y monter. Mon voyage ne sera pas, évidemment, dans cette direction.
Mais toutes ces réflexions ne m’avancent pas. Retournons à ma bibliothèque… « Eurêka ! » comme s’écrieraient tant de gens qui ont fait leurs études classiques dans les pages roses du Petit Larousse. J’ai trouvé… « Le diable boiteux », (pas de Sacha Guitry, mais de Lesage, pas Jean, mais René-Alain Lesage). Comme l’auteur est décédé vers 1748, son livre n’est pas un des « best-sellers » de la semaine, et ni l’auteur, ni son éditeur n’ont la moindre chance d’être dédommagés de leur fiasco par notre paternel gouvernement.
« Le diable boiteux » ! Enfin, je crois avoir trouvé le personnage qu’il me faut. D’abord, j’ai quelque chose de commun avec lui ; il est boiteux, mon style l’est aussi. Si, par hasard, vous ne vous en êtes pas encore aperçu, mes meilleurs amis auront tôt fait de vous ouvrir les yeux. À quoi servirait-il d’avoir des amis s’ils ne médisaient pas de vous ?
En feuilletant le bouquin, j’ai réappris que le diable boiteux s’appelait Asmodée et qu’il était à la fois le diable de l’amour et de la chimie. Je ne vois guère de rapprochement entre l’amour et la chimie. Il faudra que je me renseigne sur ce point, auprès de certain chimiste qui, fatigué de séparer les atomes, s’est mis en tête de séparer les provinces ; deux entreprises qui me paraissent également explosives.
J’ai beau feuilleter plus loin, je ne trouve rien qui puisse m’enseigner le moyen d’évoquer Asmodée ou un de ses compagnons. À franchement parler, le vieux bouquin devient assommant à lire, presque autant que le Hansard.
Le gouvernement devrait défendre la fabrication de tous ces fameux somnifères dont on parle tant et obliger les médecins à prescrire la lecture du Hansard à tous ceux qui souffrent d’insomnie. L’effet serait magique. Évidemment, il y aura toujours des cas rebelles. À ceux-là, on prescrirait la lecture de deux pages de « l’Histoire de la province de Québec » de Rumilly. Deux pages, dose maxima. Une page de plus, ce serait le coma.
Vu que je suis depuis longtemps immunisé contre le Hansard et la Rumillyade, je crois qu’une généreuse rasade de rhum ferait mieux mon affaire et serait infiniment plus agréable à avaler.
Comme vous le savez, le rhum était la liqueur préférée de nos pères. C’est ce qui fit dire à Mgr Camille Roy que les Canadiens français étaient tous des fervents catholiques « rhumains ». Moi, j’ai toujours eu le culte de nos traditions sous toutes leurs formes, solides (les galettes de sarrazin), liquides (le rhum), gazeuses (les discours patriotiques). C’est avec cette pensée que je me suis emporté du rhum en revenant de la Barbade… Vous n’alliez tout de même pas penser que j’étais allé en avion, à l’autre bout de la mer des Caraïbes, pour en rapporter des noix de coco et de la mélasse !…