Jean Narrache chez le diable/15

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Les Éditions de l’homme (p. 91-94).

OÙ NOUS
RETROUVONS
CHAPUT
ET LE CHAPUTISME


— « Justement. Parlons de Chaput et de son ralliement. Qu’en penses-tu ?  »

— « Ce que j’en pense, gros Louis ? Bien peu de chose. »

— « Moi aussi, même si, jadis, j’ai rêvé d’un mouvement nationaliste. »

— « Vois-tu, à mon avis, Chaput se fourvoie lorsque, par exemple, il attribue notre infériorité à nos compatriotes de langue anglaise. »

— « Explique-toi un peu avant que je puisse te donner raison », fit Francœur.

— « Chaput prétend que ces gens-là se sont évertués, de propos délibéré, à nous empêcher d’avancer et de prospérer. De ce fait, nous serions restés des porteurs d’eau et des scieurs de bois. »

— « Des scieurs de bois et des porteurs d’eau, dans un monde qui se chauffe au gaz et qui ne boit guère que du scotch ! Tu ne trouves pas que cette classique expression date un peu ? En tout cas, je ne crois pas du tout à la thèse de Chaput. »

— « Moi non plus, Louis. Regarde, par exemple, nos compatriotes d’ascendance israélite. Leurs grands-pères et leurs pères sont arrivés, ici, sans le sou, sans influence, sans protecteurs. »

— « Les premiers arrivés ont été plutôt des commerçants de ferraille, de guenilles et de rebuts. Ils ont été honnis, ridiculisés, bafoués de tous. »

— « N’empêche qu’aujourd’hui, ils contrôlent des industries et des commerces imposants. Ils sont riches à millions. Crois-tu réellement que c’est grâce au favoritisme de nos compatriotes de langue anglaise, qui les auraient aidés de préférence à nous ? »

— « Je n’en vois nulle part la preuve. »

— « Considère aussi les succès de nos compatriotes d’ascendance grecque, syrienne, italienne, chinoise. »

— C’est donc à dire que si tous ces gens-là, partis à zéro, ont réussi, il faut trouver ailleurs les raisons de notre infériorité et laisser Chaput et ses adeptes brailler et maudire les Anglais.

— « Qui sait, Louis, si la faute n’est pas due à notre propre insouciance, à notre paresse, à notre ignorance ? Trop des nôtres n’ont-ils pas plutôt du sirop d’érable que du sang dans les veines ! »

— « Tu as raison. Parmi les nôtres, il y en a cependant une foule qui ont merveilleusement réussi et qui se sont amassé de fort jolies fortunes. Regarde-les les uns après les autres. Tu constateras que ce sont des travailleurs, des audacieux, des gens qui ont du cœur au ventre et une tête sur les épaules. Par contre, nomme-moi donc des compatriotes de langue anglaise qui ont voulu les empêcher de réussir », ajouta Francœur.

— « Vois-tu, trop de pères de famille nombreuse (ô sainte revanche des berceaux !) ont laissé leurs fils quitter trop tôt l’école et aller s’enliser dans des situations sans issue, pourvu que cela puisse rapporter quelques cents de plus au foyer. »

— « Oui. Tous ces jeunes qui, encore de mon vivant, s’empressaient de devenir messagers de pharmacie, commissionnaires d’épicerie, livreurs de pain, de lait, passeurs de circulaires, laveurs de vitres, etc. »

— « D’autres pères de famille, qui se croyaient plus malins et plus avisés, utilisaient leurs petites influences et leur promesse de vote auprès de leur conseiller municipal ou de leur député. Leurs fils devenaient de minables manœuvres du fonctionnarisme : garçons d’ascenseur, portiers, facteurs, messagers au parlement, commis à la Régie des alcools, etc, etc », lui dis-je.

— « Aux yeux du père de famille, c’était là des situations de tout repos, à salaire assuré, ne demandant ni initiative, ni désir de monter plus haut. Du reste, pareil désir eut été vain, puisque leur manque d’instruction les rendait incapables de faire mieux. Pas vrai ? »

— « Leur manque d’instruction ? Oui, leur manque d’instruction !… Ceci me rappelle que j’ai rêvé d’être ministre de l’Instruction publique ! Duplessis n’a pas voulu et mon rêve est allé chez le diable. « Oh, pardon ! monsieur le diable ! J’oubliais que vous êtes là, et que nous sommes vos hôtes ! Mille pardons ! »

Le diable éclata de rire et reprit aussitôt :

— « Ne vous en faites pas, M. Francœur. Je suis habitué à ce genre de remarque qui, au fond, est assez juste. Tout ce qui rate dans le monde s’en va chez le diable. Vous savez bien que ceux qui ratent leur vie en ne faisant pas leur salut, descendent droit aux enfers. »

— « Décidément, vous êtes bon prince », fit Francœur.

— « Vous avez bien failli dire bon diable, hein ? » reprit le diable en riant.

— « Le fait est que vous êtes bon diable ! Mais, entre nous, vous devez vous ennuyer à mourir en nous écoutant discourir tous les deux. »

— « Pas le moins du monde, je vous assure. Au contraire, j’ai hâte de vous entendre parler d’Instruction. »