Jean Narrache chez le diable/16

La bibliothèque libre.
Les Éditions de l’homme (p. 95-102).

OÙ NOUS PARLONS
D’INSTRUCTION


— « L’instruction vous intéresse donc à ce point ?  » demanda Francœur.

— « D’après ce que j’ai pu voir, l’instruction dans votre province est un problème de « brûlante actualité », comme le disent même vos journaux les plus stupides. Ils semblent s’y intéresser presque autant qu’à la boxe, au rugby ou au hockey, ce qui n’est pas peu dire. »

— « Eh oui ! reprit Francœur. Et le problème a surgi comme cela, tout à coup ! Voyez-vous, selon Duplessis, nous avions le meilleur système d’instruction publique au monde. »

— « Tout comme vous aviez le premier ministre le plus brillant du monde. Comment en douter, puisqu’il le disait lui-même ? »

— « De toutes façons, nous sommes en train de dépenser des millions à construire, à agrandir, à doter nos universités, nos couvents, nos collèges, nos écoles primaires. »

— « Tant mieux ! fit Francœur, tout cela va profiter à la jeunesse ! »

— « C’est encore à voir, Louis. »

— « Ce qui est sûr, dit le diable, entre ses dents, c’est que cela va profiter aux entrepreneurs en construction et aux marchands d’équipement scolaire ! »

— « Je dis tant mieux, reprit Francœur, parce que si vous avez les moyens de bâtir tous ces édifices et de les doter, la jeunesse en bénéficiera. »

— « Ces moyens, les avons-nous ? Aussi longtemps qu’il ne s’agit que de bâtir de ces merveilleux Taj-Mahals de la Science, nous semblons toujours avoir de l’argent. Mais où il devient difficile d’en trouver, c’est quand il s’agit de rémunérer les professeurs. Songez tous les deux que les professeurs sont une engeance qui s’obstine à vouloir, à tout prix, gagner raisonnablement sa vie à enseigner ! C’est incroyable ! »

— « Je vous écoute parler d’argent et vous préoccuper d’en avoir, reprit le diable. Je ne vous comprends pas ! Vous dépensez des sommes incroyables à la Régie des alcools ; vous ne manquez pas d’argent pour parier aux courses, pour assister aux combats de boxe, de lutte, aux parties de hockey. Oui ! Vous payez des sommes folles, pour aller voir courir des canassons drogués ou voir des joueurs ou des lutteurs qui n’ont d’intelligence que dans les pieds. Vous enrichissez à plaisir une horde d’exploiteurs et de parasites… et vous n’avez pas d’argent pour payer vos professeurs et faire instruire vos enfants ! »

— « Ah, monsieur le diable, c’est dur ce que vous dites là, mais c’est si vrai », remarqua Francœur.

— « Et dire que dans toutes les grandes envolées de nos orateurs, il y a tant de merveilleux couplets sur les beautés de l’instruction, fis-je remarquer à mon tour. Le plus cabochon de nos députés se targue de citer (de travers, du reste !) le mot de Montaigne à propos de « la tête bien faite » plutôt que « bien pleine ». »

— « Et je suppose, dit le diable, que c’est afin que vos enfants aient la tête bien pleine que vous leur faites apprendre l’histoire, par exemple. »

— « Il faut bien qu’ils l’apprennent », reprit Francœur.

— « Est-il vraiment si nécessaire de leur bourrer le crâne de l’histoire de tous les sacripants qui se sont succédés à travers les âges ; l’histoire d’Adam et d’Ève, ces imbéciles voleurs de pommes ; celle de Caïn le fratricide ; celle de la mère de Jacob, qui enseigna à son fils cadet comment voler l’héritage de son ainé Esaü, etc., etc. jusqu’à celle de Hitler qui massacra huit millions de Juifs, pour se venger d’une Juive qui lui avait généreusement donné la syphilis ? Il n’y a pas à dire, elle est « ragoûtante », votre histoire !… Et c’est de cette pâture-là que vous gavez l’intelligence et le cœur de vos enfants ! »

— « Même si je vous concède cela, monsieur le diable, répondit Francœur, il faut admettre qu’il y a quelques beaux passages dans notre histoire. Il y a les hauts faits de ceux qui furent réellement les bienfaiteurs de l’humanité. »

— « Je vous le concède, mon cher Francœur. Mais avouez que ce n’est pas l’histoire de ces héros-là qui passionne vos enfants et excite leur enthousiasme. Voyez-vous, ces bienfaiteurs n’ont jamais brandi d’épée, n’ont jamais massacré personne, ni conquis d’empire. Vos enfants trouvent ces vies-là trop monotones pour s’y arrêter. »

— « Moi, fis-je, j’ai envie de dire qu’apprendre l’histoire est bien inutile, puisque, suivant le dicton, elle se répète, tout comme se répètent les vieux films de France-Film à la TV ! »

— « Pour en revenir à la question, disons qu’il en coûte bien cher pour apprendre à lire à nos enfants », ajouta Francœur.

— « J’en conviens, reprit le diable. Cela vous coûte des millions en taxes, c’est entendu. Mais une fois instruits, qu’est-ce que vos enfants lisent ? »

— « Je vais te le dire, mon vieux, 99.44% (comme disent les annonces de savon) ne liront jamais d’autre chose que les « comics », les rapports du sport, la biographie de tous les veaux à cinq pattes qui s’illustrent au cinéma ou au théâtre de la chansonnette française ! »

— « Écoute, me répondit Francœur, tu exagères un peu ! Il faut tout de même que nos enfants s’instruisent pour gagner plus facilement leur vie. »

— « J’en connais même, fit le diable, en riant, qui gagnent très bien leur vie en écrivant. »

— « Oui ? En tout cas, dit Francœur, vous pouvez être assuré, monsieur le diable, que ni mon compagnon ni moi ne sommes de ces gens-là. »

— « Tu te rappelles, Louis, qu’Alfred Desrochers disait que nous étions des « littératés » et il se classait généreusement avec nous. »

— « Mes pauvres amis, reprit le diable, je vous plains et je vous blâme un peu aussi. Vous deux, Desrochers, Choquette et combien d’autres n’avez jamais su cultiver le genre littéraire qui paie réellement. Par contre, ouvrez les journaux, et presque tous les jours, vous y verrez une nouvelle dans le genre de celle-ci : « Un individu s’est présenté, ce matin, à la banque X et a glissé au caissier un billet ainsi conçu : « Donnez-moi tout l’argent de la caisse ou je tire. » Voilà un écrivain qui sait rendre l’instruction et la littérature parfaitement rentables. Et dire, mes braves amis, que vous aurez passé votre vie à écrire pour la gloire et pour des prunes, tandis que ce type-là aura gagné, avec une seule phrase bien tournée, dix, quinze ou vingt mille dollars ! »

Quand nous eûmes ri tous les trois de cette monumentale blague, Francœur reprit : « En voilà un qui a écrit sans espoir et même sans ambition d’appartenir à l’Académie canadienne, à la Société Royale, pas même à la Société des Auteurs. »

— « Voilà un homme absolument désintéressé de la gloire littéraire », ajoutai-je à titre de conclusion.

— « La gloire littéraire, est-ce que ça existe dans notre province ? » demanda Francœur.

— « Je laisse la réponse à notre ami », répondit le diable, en me montrant du doigt.

— « La gloire littéraire ? Bien sûr que ça existe dans la « belle » province ! Je l’ai connue, et si bien que je vais vous en citer deux exemples superbes. Après la publication d’un de mes bouquins qui, chose assez étrange, eut assez de vogue pour me valoir un éreintement de Valdombre, un cercle littéraire ultra snob de dames du grand monde m’invita à un de ses thés. Bien entendu, c’était « gratis pro deo ». Comme le véritable imbécile que je suis, j’acceptai. Or, après que j’eus débité ma petite causerie, on passa le thé et les petits fours (mais pas la moindre goutte de rhum !). Une dame d’âge plutôt mûr me dit tout ingénument : « Pensez si j’ai été chanceuse ! Je suis allée à la bibliothèque Fraser et l’on m’a passé votre dernier livre ; je n’ai pas eu la peine de l’acheter ». Premier exemple de la gloire littéraire ! »

— « Je pourrais, sans risque de me tromper, te nommer cette dame », fit Francœur en riant.

— « Pour l’amour ! Louis, ne va pas la nommer ! J’ai déjà assez d’embêtements ! Laisse-moi plutôt vous citer mon autre exemple. Un autre jour que je me trouvais encore « trappé » dans un cercle également snob de dames à prétentions littéraires, l’une d’elles me demanda le titre de mon plus récent ouvrage. Je répondis sur un ton bien naturel : « Les statues de neige ». Ce fut un concert d’éloges à en perdre la tête, mes amis ! Toutes ces dames l’avaient acheté, toutes l’avaient lu et relu. Pendant un bon quart d’heure, je croulai sous les compliments. »

— « Épatant, mon vieux ! Tu as dû te croire transporté au septième ciel ? »

— « De quoi te plains-tu ? remarqua Francœur. Tu peux te vanter d’avoir été apprécié. »

— « Vous oubliez, ou plutôt vous ignorez un tout petit détail, mes amis, c’est que je n’ai jamais écrit un livre qui s’intitulait « Les statues de neige » !

— « Petit pendard ! je ne te pardonnerai jamais de nous avoir fait ainsi marcher ! » conclut Francœur.

Quant au diable qui riait sous cape, il m’offrit un autre verre de rhum, en m’exprimant son regret que Francœur ne puisse nous accompagner. Puis le télé-vidéo se ferma et mon vieil ami Louis Francœur disparut de l’écran. Le diable me fit remarquer que Francœur l’avait énormément intéressé. Tout de même, je me sentis forcé d’admettre que Louis n’avait pas été à son meilleur.

— « C’est que, vois-tu, ton ami a probablement perdu l’habitude de discuter depuis qu’il est dans l’au-delà ! »

— « Je crois que tu as parfaitement raison. »

— « Maintenant qui veux-tu voir à l’appareil ? »

Après quelques minutes de réflexion, je lui demandai d’appeler le pianiste Alfred Laliberté.