Jean Narrache chez le diable/17

La bibliothèque libre.
Les Éditions de l’homme (p. 103-110).

NOUS CAUSONS
AVEC LE PIANISTE
LALIBERTÉ


L’écran s’était à peine illuminé que j’aperçus la bonne grosse face d’Alfred Laliberté et son grand sourire narquois. Il se mit aussitôt à tonner :

— « Ah ! Serpent noir de Serpent noir ! Si c’est pas mon « neveu » que je vois ! D’où sors-tu ? Es-tu au ciel ou bien chez le diable ? »

— « Chez le diable, mon « oncle », chez le diable ! »

— « Ça me le disait aussi, Serpent noir, que c’est là que tes poésies te mèneraient. »

— « Oh ! je suis seulement en promenade ici, laisse-moi te le dire, mon oncle. Et toi, où es-tu ? »

— Ça, c’est pas de tes petites affaires ! D’ailleurs, on a dû te dire que de pareilles questions ne se posent pas. Du reste, dès que j’ai un piano et mes grandes mains pour en jouer, c’est le bonheur ! »

— « C’est bien ce que tu me disais, un de ces soirs que je veillais avec toi, dans ton immense studio à l’Édifice King’s Hall, où logeait alors Radio-Canada. Il y a longtemps de cela, hein ? »

— « Une bonne trentaine d’années ! Et je te parie que ça n’a guère changé à Radio-Canada, même si le voilà rendu dans ses meubles. On y avait un peu trop tendance, en ce temps-là, à accueillir tous les Français à bras ouverts, sans distinction ! »

— « Ça n’a pas tellement changé, mon oncle. »

— « Je voulais te le faire dire, mais je le sais ! Vois-tu, il m’arrive encore de regarder CBFT et d’écouter CBF… Le malheur, c’est que les Français, qui nous arrivent en si grand nombre, ne sont pas tous d’égale valeur. Il y en a pour qui le Canada est le pays de Cocagne de tous les artistes ratés ou sur le retour. Ils viennent au pays redorer leur blason et, surtout, regarnir leurs goussets. »

— « Que veux-tu, mon oncle, tu sais bien que les Canadiens ont le culte de la France fortement chevillé à l’âme. »

— « Serpent noir de Serpent noir ! Nous sommes restés Français, malgré la France ; mais qu’est-ce qu’elle a fait pour nous ? »

— « Depuis la cession du Canada à l’Angleterre, ZÉRO ! »

— « Aie, aie, aie ! mon neveu, tu oublies que, vers 1855, la corvette La Capricieuse redécouvrit la province de Québec. »

— « C’est à ce moment-là, mon oncle, que la France fut estomaquée de découvrir plus d’un million de sauvages blancs parlant le français, ou presque ! »

— « Elle s’est avisée que le Québec serait un merveilleux débouché pour ses surplus de parfums et de littérature ! »

— « Et, surtout depuis la dernière guerre, peux-tu compter les myriades de disques de chansons idiotes qu’elle nous vend ? »

— « Que veux-tu, mon oncle, c’est si commode pour la France de nous refiler les disques que même ses coloniaux les plus stupides ne veulent ni entendre, ni acheter ! »

— « En tout cas, ce n’est ni toi, ni moi qui en avons acheté, hein ? »

— « Assurément ! Mais je me souviens encore, après toutes ces années, des merveilleux disques des grands maîtres que tu nous faisais tourner à ton studio. Te souviens-tu, lorsque tu montais sur une chaise et faisais de grands gestes, en battant la mesure, et quand tu nous nommais les divers mouvements de la musique des Maîtres-chanteurs ou de Percival ! »

— « Oui, comme c’est loin, tout cela ! Je te revois, affalé dans un de mes fauteuils, envoûté, au point que tu oubliais de souffrir de ne pouvoir fumer dans mon studio. Avoue, Serpent noir ! que tu devais trouver cela dur par moments ! »

— « Eh bien, non, mon oncle, je ne trouvais pas cela dur ! D’ailleurs, je savais que ta défense de fumer était un magnifique moyen d’éloigner de ton studio, les snobs et les parasites qui t’auraient infesté. »

— « Ah, tu avais deviné mon truc ? Je ne te croyais pas si intelligent !… Et puis, je t’avouerai que je suis touché que tu te rappelles encore ces soirs-là. »

— « Veiller chez toi, mon oncle, c’était un grand honneur pour moi ; t’en es-tu jamais douté ? »

— « Serpent noir ! je ne te croyais pas si bête ! »

— « Dis-moi que je suis bête, si cela te plait. Je sais que tu n’en penses pas un mot. Moi, aussi, je t’ai compris. Tu étais le bourru qui provoquait tout le monde, qui nous engueulait tour à tour, pour que nous ne nous apercevions pas de ton excessive sensibilité ! Tu étais un autre Valdombre. Mais tu ne me la faisais pas, oh ! pas du tout ! Quand tu avais fini de nous enguirlander, tu nous aurais donné ta dernière chemise, si nous te l’avions demandée. »

— « Serpent noir de tête de pioche, vas-tu bien te taire ! »

— Ce que je regrette le plus, mon oncle, c’est d’avoir eu si peu l’occasion de t’entendre jouer tes propres œuvres. »

— « Tu sais les vers de Chanteclerc :

« Nul, coq du matin ou rossignol du soir,

N’a tout à fait le chant qu’il rêverait d’avoir. » Je préférais te faire entendre n’importe quelle musique, plutôt que la mienne. »

— « Eh bien, tu avais tort, mon oncle ! Tu ne voulais même plus jouer en public. Pendant ce temps, une myriade de pianoteux ne se faisaient pas faute de donner des récitals et de se pousser à la radio. »

— « Vois-tu, je n’ai jamais su me prendre au sérieux. Je me suis contenté de tendre vers un idéal de beauté que je n’ai jamais pu atteindre. C’est ce qui, vers la fin de mes jours, me fit rester dans l’ombre. Mais, toute ma vie, je me suis efforcé d’inspirer à mes élèves le culte de l’art et de la beauté. »

— « J’en connais un, en tout cas, mon oncle, qui a écouté tes leçons ; c’est Robert Choquette. »

— « Ah ! mon « vieux » Robert Choquette ! Lui, il a su donner à ses vers une musique d’une harmonie, d’une profondeur et d’une beauté sereine que mes grands doigts et mon pauvre grand cœur n’ont jamais su exprimer par mon piano. »

— « Robert Choquette restera toujours pour moi le plus grand de nos poètes, et toi, mon oncle, le plus grand de nos pianistes… Pour toi, l’Idéal, c’était donc le but que l’on atteint jamais ? »

— « Rappelle-toi Moïse, qui consacra toute sa vie à conduire son peuple vers la Terre Promise. Du haut du mont Nébo, les bras en croix, les yeux embrumés de larmes, il se contenta de regarder cette Terre Promise où, enfin, entraient les siens, puis mourut sans y pénétrer. L’idéal, ce fut ma Terre Promise… et je ne fus même pas Moïse. »

— « Avoue donc que tu fus toujours trop modeste. Pourquoi n’as-tu jamais voulu publier tes délicieuses harmonisations de nos chansons de folklore ? »

— « Pauvre toi ! Est-ce que les oiseaux des bois font endisquer leurs trilles ? Au début, qu’on soit musicien, poète, peintre ou sculpteur, romancier ou auteur dramatique, on veut à tout prix faire connaître sa première œuvre au public. C’est cette œuvre-là qu’on travaille avec tout son cœur. Les autres, hélas ! on les compose plutôt, avec son cerveau, après s’être fait passer à tabac par les critiques. Et puis, vois-tu, parce qu’il faut bien vivre. Maudit argent, va ! Ensuite, à mesure qu’on vieillit, on se rend compte de plus en plus de l’affreux abîme qui se creuse entre le rêve, l’idéal et la réalité. Au fond, comme tant d’autres l’ont dit avant moi, qu’est-ce que nous pouvons exprimer avec nos pauvres notes, nos pauvres mots, nos fades couleurs et nos pauvres moyens humains ? »

— « Dommage, mon oncle, qu’il y en ait si peu aujourd’hui qui partagent ton opinion. Si tu voyais tout ce qui s’écrit, ce qui se joue, ce qui se sculpte et se peint ! Je te défie d’y trouver, la plupart du temps, quoi que ce soit qui fasse penser à la beauté. »

— « Autrefois, on travaillait et l’on se disait comme Saint-Thomas d’Aquin : « Le Beau, c’est la splendeur du Vrai. »

— « Aujourd’hui, mon oncle, on ne travaille plus, et le Beau, c’est la splendeur du Laid. »

— « Les artistes de toutes les disciplines attendaient autrefois l’inspiration, avant de travailler. Aujourd’hui, je crois qu’ils attendent le « delirium tremens » !

— « Serpent noir ! tu as raison, mon oncle ! »

— « Bon ! Te voilà qui me vole mon juron favori maintenant !… Te rappelles-tu les soirs où tu t’entêtais à soutenir que tu adorais la musique et que, pourtant, tu « digérais » mal l’opéra ? »

— « Oui ! et je m’entête encore à dire que l’opéra est généralement de la musique superbe, souvent massacrée par des voix humaines, et par des mots humains, toujours. »

— « Tête de pioche ! Comprends donc que la musique qui soutient nos pauvres mots les emporte vers l’infini, vers l’inexprimable et leur donne un sens et une profondeur qu’ils n’auraient pas sans elle. »

— « Exemple, mon oncle ; « Faust » ! Musique admirable faite sur un libretto stupide ! »

— « Ben, mon Serpent noir ! Les librettistes Carré et Barbier étaient des as ! »

— « Des as de… pique ! Je te dirai… carrément qu’ils sont tous les deux… barbants et que Goethe, dans son « Faust », a une philosophie lourde comme de la grosse bière allemande. »

Durant notre entretien, le diable nous avait écoutés, avec un intérêt évident, sans toutefois, se mêler à la conversation. Mais, tout à coup, ses yeux brillèrent et il toussa légèrement, comme pour attirer notre attention.