Jean Rhobin/01

La bibliothèque libre.
Éditions Serge Brousseau (p. 9-18).



Dans le calme et l’obscurité de cette nuit d’été, il y avait belle lurette que tout le monde était endormi au village de La Baie.

J’étais seul à ne pas sentir le besoin de me reposer.

Obsédé par des rêves et séduit par cette parfaite tranquillité, je décidai de sortir.

Je flânais dans la rue.

Pierre Rhobin, un habitant de la Grand’Plaine, vint brusquement troubler ce silence de cimetière. D’un ton bref, il commanda à son cheval de s’arrêter, il lança les guides sur le devant de la voiture et sauta sur la chaussée avec fracas.

Martelant de ses grosses bottes les marches du balcon, il essayait de réveiller mon voisin, le docteur Blondin, par de longs et vibrants coups de sonnette. Enfin, une lumière pâle perça dans la fenêtre de gauche, à l’étage supérieur. Quelques instants après, la porte s’ouvrit.

Je continuai de marcher dans la grand’rue. Je m’acheminai vers le sommet de la côte. Le docteur et le fermier passèrent. Je les vis disparaître dans l’ombre.

Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber sur les toitures métalliques des habitations, faisant résonner la tôle de sons intermittents.

La nuit s’en trouvait toute transformée, elle avait perdu son cachet de silence impénétrable. Elle vivait par petits coups brefs.

Un instant, fasciné, je fixai l’astre.

Pour ne pas éveiller mes vieux parents, je rentrai chez moi et je rejoignis mon lit sans faire le moindre bruit. D’humeur chagrine et maussade, je n’aurais pu endurer les remarques qu’ils n’auraient pas manqué de me faire sur cette soirée innocente et prolongée.

Le tonnerre grondait au loin. Le vent fouettait les branches des arbres qui entourent la maison.

Je m’endormis au son de la pluie qui tournait en un véritable orage.

***

Le lendemain matin l’air était plus frais.

Ma mère, levée de bonne heure comme toujours, s’affairait dans la maison. Ce matin-là, elle monta à ma chambre sous prétexte de fermer la fenêtre. En passant près de mon lit, elle me toucha doucement l’épaule et me dit : « C’est aujourd’hui la fête de saint Antoine ; tu devrais te lever et aller à la messe. Il faut continuer à aimer le bon Dieu pendant les vacances pour que ta prochaine année de collège soit aussi bonne que celle que tu viens de finir. »

J’entendais mon père brasser le feu à l’étage inférieur. Je pensai qu’il souhaitait lui aussi que son fils se rendît prier avec les dévots du village.

Je me sentais peu disposé à la dévotion, ce matin-là. Je sautai quand même sur la descente du lit, bien résolu à aller dormir devant les statues qui ornent notre église pour continuer le repos de cette trop courte nuit.

Toute la maisonnée sortit avant moi.

J’étais en retard.

Le vent fit claquer la porte sur mes pas. Une petite vieille en conflit avec une bourrasque m’apparut au coin de la rue. Un gros livre de prières à la main, elle haletait sous le souffle du vent qui semblait vouloir la renverser. L’octogénaire traînait sur le trottoir de vieux souliers démodés, d’une pointure démesurée.

Au même moment, mon habitant ramenait le docteur chez lui.

De loin, le médecin me cria : « Vous vous rendez à la messe ? Attendez-moi, nous allons monter ensemble. »

Le docteur Blondin était à cette époque tout frais déballé de l’université. Il avait encore la tête bourrée des principes que nous admirons tous au collège, mais que très peu, malheureusement, mettent en pratique après les études terminées. Ses conversations étaient farcies de longues sentences latines et grecques, qui m’ennuyaient un peu. Il me parlait ainsi — c’était trop évident — pour se donner une allure de savant. D’ailleurs, il aimait vraiment les livres et passait à lire le temps que lui laissait sa clientèle.

Les moineaux, levés de bon matin, affrontaient le grand jour, et de leurs petits bonds, au milieu de la rue, semblaient nous devancer comme pour nous mieux conduire vers la maison de Dieu.

Quand nous pénétrâmes dans l’église, le curé Bibeau, qui officiait, retiré un peu à l’écart du maître-autel, commentait la fête de saint Antoine, le patron de la paroisse.

Pour éviter de troubler les fidèles, nous avancions tous les deux sur la pointe des pieds. Malheur, c’était au temps des chaussures bruyantes. Le docteur en portait une paire qui craquaient à lui faire sortir la langue. Les gens tournaient la tête vers les nouveaux arrivants, au grand désespoir du pauvre curé que nous dérangions dans son improvisation.

Je ne portais pas beaucoup d’attention aux paroles du pasteur ; toutefois, malgré mes distractions, elles me paraissaient assez touchantes.

Je feuilletais un vieux livre de prières, qui contenait plusieurs images détachées. Une seule captiva mon attention. Elle représentait le martyre de Jean de Brébeuf.

Ces premiers missionnaires du Canada me transportèrent aux périodes héroïques de notre histoire.

Bien avant la canonisation de ces grands Canadiens, je me disais : Ô vous ! saint Jean de Brébeuf, saint Gabriel Lalemant, saint Charles Garnier…

Légion envoyée de France vous êtes l’orgueil de notre pays.

Je vous invoque avec confiance. Je suis assuré que vos intercessions nous obtiendront de Dieu la paix sur la terre et la joie de l’éternel séjour.

***

Ces distractions me possédaient et j’avais beau faire, je ne pouvais les chasser. Je n’entendais rien du sermon.

Quand l’office reprit, j’avais toujours les yeux sur la même image. Je poussai du coude le docteur, un peu somnolent. Il se réveilla, se moucha, se mit bravement en devoir de réciter son chapelet.

À la fin de la messe, je me laissai distraire par un infirme qui était venu s’agenouiller dans le banc voisin du nôtre. Je reconnus le mendiant Helloboy. Chaque fois qu’il passait à La Baie, il recevait l’hospitalité chez mon grand-père.

Quand il entrait chez mon aïeul, celui-ci recevait toujours la première poignée de main accompagnée d’un joyeux « Hello boy ». À chaque porte, il saluait de la même façon. Sans connaître la signification de ces deux mots anglais, tout le monde du village l’avait baptisé Helloboy.

C’était une véritable joie pour mon grand-père de donner l’hospitalité à son quêteux préféré ; ça paraissait sur sa figure et dans ses agissements.

Dans le temps, la radio n’apportait pas comme aujourd’hui les nouvelles quotidiennes ; les journaux étaient rares d’ailleurs, mon grand-père ne savait pas lire. Je vois encore le mendiant Helloboy s’attabler au côté du maître de la maison qui se réservait toujours le privilège de l’interroger. Tous les membres de la famille mangeaient en silence ; ils écoutaient religieusement le dialogue. Après le souper, j’étais chargé de réunir quelques amis de la famille. Le quêteux continuait de répondre aux questions de tous les curieux qui étaient venus dans l’espoir de se renseigner. On avait bien soin de ne pas lui remettre le même soir le sou qu’on devait à tous les mendiants. On savait que, le lendemain, le pauvre passerait de porte en porte pour le demander. La soirée terminée — si c’était en hiver — je courais au hangar chercher les robes de carriole que ma grand’mère étendait près du poêle. C’était le lit qu’on préparait pour les quêteux. Helloboy était fier de pouvoir se rendre utile. Il disait à mon grand-père : « Cette nuit, dormez tranquille, c’est moi qui surveillerai le feu. »

Quand nous sortîmes de l’église, le quêteux Helloboy tendait son chapeau aux fidèles qui le croisaient. Un vent frais passait sur le crâne chauve du mendiant et refoulait sur son épaule sa longue barbe blanche.

Les yeux larmoyants, il remerciait avec un air de reconnaissance ceux qui sacrifiaient quelques sous au nom de la charité chrétienne.

Cependant, plusieurs rentiers du village passaient leur chemin, sans se laisser toucher par la pitié.

Je fis remarquer au docteur : « Ces gratteux de rentiers sont bien salauds ; ils ne pratiquent pas beaucoup la charité. Ils pensent, leur petite fortune faite, que tout ce qui leur reste d’occupation dans la vie est de prêter leur argent avec usure, à haut intérêt. »

Pauvres rentiers ! comment pouvez-vous mêler la messe à l’avarice ? Chaque jour, vous demandez la protection du Ciel et vous refusez de donner un sou de la fortune que Dieu vous a prêtée ! Vous qui avez un pied dans le cercueil, vous restez insensibles au malheur !

Mais vous n’êtes pas exempts de la charité : comme tout le monde, vous devez le sou du pauvre.

Le docteur approuvait entièrement ma manière de maudire les rentiers pingres et cupides de mon village. Cependant, nous reconnûmes que nous avions des gens bien rentés et très charitables ; mais un lésineur, un seul liardeur suffisait à ce moment à révolter ma jeunesse assoiffée d’absolu.