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Jean Rhobin/02

La bibliothèque libre.
Éditions Serge Brousseau (p. 19-28).


II


L’été était revenu dans toute sa splendeur.

Allongé sur le balcon, un livre à la main, à moitié refermé sur les genoux, je me confondais dans le murmure des choses.

La cloche tintait à l’église. Le quêteux avait repris la route poussiéreuse. J’entendais l’enclume sonore du forgeron Ti-Louis.


J’avais la vue fixée sur l’autre côté de la rue.

Le docteur Blondin retenait mon attention.

Le médecin se promenait au grand air sur la « galerie » de sa demeure, le nez fourré dans un gros livre ; il lui fallait interrompre sa marche à chaque page.

Emporté par la curiosité, je décidai d’aller faire quelques minutes de jasette avec le Faust de mon village, à qui il manquait pourtant la longue barbe et les lunettes du héros de l’Opéra.

— Vous faites là une lecture intéressante, docteur ?

Il s’arrêta dans sa lecture :

— Ah ! oui, mon garçon. Ce matin, je fouille ce gros machin pour essayer de préciser, de confirmer les présages qui accompagnent certaines naissances. Je suis convaincu que les enfants qui naissent entourés des ténèbres de la nuit sont privilégiés : des protégés du ciel. J’ai poussé mes études plus loin que le savoir universitaire ; et, je suis persuadé que les bébés, qui ont la bonne fortune de quitter le sein de leur mère pour tomber en ce monde aux « petites heures » de la nuit sont, d’après les augures qui les accompagnent, appelés à devenir des célébrités. À l’appui de cette théorie, nous avons dans l’histoire une infinité de personnages célèbres qui sont nés la nuit : Homère chez les Grecs, Jules César chez les Romains, Charlemagne, Napoléon chez les Français, et Papineau et Morin et Lafontaine… La légende fait naître tous ces grands hommes dans les nuits les plus ténébreuses. Ce sont quelques noms entre mille. Si j’avais la chance de voir naître un enfant qui deviendrait par sa conduite, son travail, un personnage de notoriété, de réputation rare, extraordinaire, je me rendrais célèbre par le fait même. Le docteur Blondin aurait lui aussi l’honneur de voir son nom passer à la postérité. Songez surtout que je protège par ma science ces bébés, qui, sans mes connaissances techniques, n’eussent jamais vu le jour.

Je reconnaissais à ce langage mon chimérique docteur Blondin. Ses idées saugrenues sur les présages, ainsi que sur tout le reste, m’étaient assez bien connues. J’aimais à lui faire exposer ses théories.

Il était surtout intarissable sur le langage secret et discret des augures, sur l’interprétation des songes, sur les présages des lieux, des animaux, du temps, etc. Tout ce bagage de conjectures faisait éclater la caboche du docteur. Il persistait à vouloir me convaincre que sa marotte n’était pas une folie.

— Au fait, lui dis-je, dans la nuit de mardi, vous êtes allé aux Concessions ? Je vous ai vu partir en voiture avec Pierre Rhobin.

— Exactement. Je suis allé assister à la naissance de son cinquième garçon. C’est pour essayer de me fixer sur les augures qui accompagnèrent cette naissance que je feuilletais ce volume. À mon arrivée chez les Rhobin, un chien aboyait à la maison voisine. Chez Pierre, au fond de la cour, une trentaine de gros dindons, juchés sur la clôture et les instruments aratoires, faisaient un vacarme d’enfer. Voilà d’où il faut tirer les présages heureux ou malheureux de fanfan Rhobin. Un chien qui aboie au loin, des dindons qui glougloutent dans le noir, effrayés, voilà quelque chose de précis, de certain. S’il faut que je lise mot à mot tous les gros livres que m’a laissés mon père, pour obtenir des conclusions satisfaisantes, je n’hésiterai pas à le faire : on ne devient pas célèbre sans peine.

***

Julienne Janelle, une jolie blonde aux yeux bleus, se présenta au bureau du médecin. Le temps était venu de me retirer ; d’ailleurs, je commençais à me demander si le docteur n’était pas devenu tout à fait fou ; et il m’agaçait.

Un chien qui aboie, des dindons qui glougloutent ! Cette idée folle me trotta dans la tête le reste de la journée.

Le soir venu, avant de m’endormir, j’entendais toujours le chien et les dindons qui me frappaient dans la cervelle. Cependant, je ne voulais pas attraper la manie de mon voisin.

Je répétais : un chien… mais un chien qui aboie, c’est un politicailleur. Des dindons qui glougloutent apeurés, rouges de mécontentement, quoi ! mais ce sont les claqueurs d’assemblée… qui écoutent et plus souvent interrompent.

J’avais hâte au lendemain pour aller soumettre au docteur le résultat de mes recherches. J’étais convaincu qu’il n’avait pas fait de meilleure découverte dans ses gros livres et qu’il trouverait que j’avais eu pour une fois une idée géniale.

À mon réveil, il pleuvait. Une pluie tiède et bienfaisante.

Après m’être roulé dans mon lit en jetant un regard par la fenêtre, je recommençai à retourner dans ma tête les soi-disant présages du dernier-né du rang de la Grand’Plaine.

Je passai la journée à rôder autour de la maison cherchant l’occasion de me glisser de l’autre côté de la chaussée pour aller faire part au docteur de ma perspicacité.

Vers trois heures de l’après-midi, la pluie continuait toujours de tomber, sans le moindre souffle de vent. Les feuilles des ormes qui ornent mon village étaient tapées une par une, et butaient sous le choc des dernières gouttes d’eau qui venaient de s’échapper d’un nuage plus épais.

Enfin, une éclaircie se fit dans le ciel. La pluie cessa de tomber. Le beau soleil se fit voir, tout ruisselant de lumière.

Le docteur apparut à la fenêtre de son antichambre. Les mains dans les poches de son pantalon, le gilet renvoyé sur les hanches, il paraissait jongleur.

Non. Ce n’est pas les trois règnes de la nature qui l’obsèdent, me dis-je. Ce doit être toujours le même leitmotiv : cette hantise de connaître l’avenir des nouveau-nés.

Au même moment il me fit signe de traverser.

En entrant chez lui, je lui présentai une cigarette. Il fit éclater une allumette sous la semelle de son soulier et les premières bouffées de fumée partirent en longues boucles dans l’air.

— Qu’est-ce que la vie vous dit de bon, aujourd’hui, docteur ?

— Ah ! mon vieux, pas beaucoup de clients. Cette température maussade, les averses qui se succèdent, nous laissent le temps de flâner.

— J’avais hâte de vous revoir.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? Je m’embête, seul depuis ce matin. Vous paraissez nerveux, inquiet ?

— Pas du tout, mon cher docteur. Je suis loin d’être troublé ; je pense avoir une bonne nouvelle à vous annoncer.

— Oh ! vraiment ? C’est gentil.

— Avez-vous continué les recherches commencées hier sur les augures ?

— Eh ! Eh ! Cette science vous intéresse, mon garçon ? Pour ma part, je ne connais rien de plus passionnant que l’art de prophétiser, de prédire l’avenir. Je ne suis tout de même pas encore fixé sur les augures concernant l’enfant Rhobin. Le chien, les dindons sont pourtant significatifs ; je ne sais à quoi les attribuer. Bref, je vous confesse que je n’y vois goutte ; je ne devine rien… rien, rien.

— Docteur, je pense que j’ai trouvé la juste interprétation du chien et des dindons.

— Mais, empressez-vous. Allez, dites.

— D’abord, le chien qui aboyait… Le nouveau Rhobin sera un hâbleur, un politicailleur, comme ses pères.

— Et les dindons ?

— Sur les dindons, je suis moins sûr, mais tout me fait croire qu’ils viennent confirmer le présage du chien jappeur. Ainsi, les dindons seraient l’auditoire, l’assemblée qui écoutera ce Rhobin fort en gueule.

— Vous me faites sourire, jeune homme. Vous ne pensez pas plutôt que l’enfant de la Grand’Plaine puisse devenir un grand homme d’état, un patriote, un homme de principe ? Le rêve de ma vie serait réalisé. C’est un enfant de ce genre que je rêve d’accoucher un jour.

— Docteur, un mot en partant : Vous connaissez les Rhobin : des partisans, des fanatiques, qui ont toujours voté pour le même parti. Le nouveau-né doit être déjà « peinturé » de la couleur politique de son papa. Fermez les gros livres et méditez ce certificat.

Mais le docteur ne m’écoutait plus. Il recommença de disserter sur ce grand homme qu’il rêvait de mettre au monde et qui contribuerait au renouveau spirituel de notre pays, en même temps qu’à sa gloire personnelle. Il ne croyait pas à l’hérédité, mais aux présages.

Pour lui, son cher nouveau-né, son nouveau-né de prédilection était pour l’heure l’enfant Rhobin. Il était sûr et certain que de ce Rhobin quelque chose de grand sortirait. Malgré ses toquades, le docteur Blondin était une grande âme, un homme sincère et dévoué. Il considérait sa carrière de médecin comme un sacerdoce. Il s’imposait de grands sacrifices pour ses malades.

Il ne comptait pas son temps, ni ses peines. Il rêvait d’accomplir tout son devoir d’homme dans cet humble patelin qu’il avait choisi pour pratiquer son art. Il voulait contribuer pour sa part obscure à l’affermissement du milieu où il vivait. Il se refusait à vivre égoïstement pour de l’argent.

Son caractère rêveur aidant, il était précocement devenu une sorte de mystique du dévouement et du service social.

Malgré ses bizarreries de caractère le docteur Blondin était de ces médecins que j’estimais profondément. Je ne voulus pas le contredire davantage.

***

Les trois cloches carillonnaient à l’église.

On venait de baptiser Jean Rhobin.