Aller au contenu

Jean Rhobin/07

La bibliothèque libre.
Éditions Serge Brousseau (p. 87-102).


VII


Deux mois, plus tard, j’étais de passage à La Baie.

Chaque fois que je visite mon village natal, j’aime à me rendre au cimetière. Je me recueille un moment sur la tombe de mon père, ensuite je lis avec curiosité les vieilles épitaphes au milieu des fleurs odorantes. Quelques-unes de ces pierres tombales sont très intéressantes. Elles datent de plus de deux cents ans et portent sur leur base toute l’histoire de cette vieille paroisse du Québec.

Cette fois, le soleil était ardent. Les abeilles butinaient sur les géraniums et les glaïeuls. Le chardonneret mêlait son riche plumage aux différentes couleurs des fleurs. À une trentaine de pas de notre monument de famille, j’aperçus Jean Rhobin, qui priait sur le tombeau de Marthe Duval.

J’en fus tout ému. Je revoyais la musicienne et son violon et le souvenir de la beauté de Marthe me fit, pour quelques instants, oublier le décor naturel des riches parterres du cimetière.

***

En m’apercevant, Jean voulut dissimuler. Il se retourna sur lui-même pour cacher les larmes que Marthe pouvait encore lui arracher.

Jean Rhobin n’avait pas trente ans, à cette époque. Il était encore capable de souffrir.

Le souvenir de la beauté et du talent de son amie, disparue pour toujours, lui semblait inoubliable. Hélas ! Sa faiblesse de caractère allait bientôt lui faire oublier tout cela. Privé de l’appui que lui apportait de loin cette femme fortement trempée, malgré son corps débile, il allait sombrer à jamais dans la médiocrité.

***

La mort n’épargne personne. Elle frappe les potentats de l’or, les cruels tyrans comme le plus humble berger.

La mort, c’est le désespoir des riches, des ventrus, des avares ; la vengeance des peuples opprimés contre le despotisme des persécuteurs.

De leur vivant, certains maîtres du monde font frapper des effigies, des médaillons sur lesquels ils prennent des airs de bravoure qui font pouffer de rire. Ce sont ces lâches despotes, qui, entourés de gardes puissantes, font mettre à mort des innocents, souvent dans d’affreuses souffrances.

De plus, ils cherchent une gloire morbide, macabre, au fond des tombeaux. Après avoir protégé leur peau avec des lances ou avec des fusils, ces ambitieux, ces scélérats savent trouver quelques imbéciles pour déposer leur décomposition dans de riches sarcophages, qu’ils ont le soin de faire placer sous des mausolées de pierre et d’airain.

***

Souvent, la mort passe avec calme ; d’autres fois, c’est la violence qui l’accompagne.

La mort naturelle qui suit l’agonie grave et paisible est généralement celle que l’on oublie le plus difficilement. Les sentiments qu’elle évoque ne sont mêlés à aucun incident particulièrement fâcheux qui trouble le souvenir. Au contraire, la mort accidentelle, violente, est toujours accompagnée de regrets, de pitié, de révolte, qui bouleversent la pensée dont l’esprit cherche à s’entretenir après la disparition d’un être cher.

Marthe avait laissé à Jean l’impression d’une agonie calme, sublime. L’entêtement du père venait quelque peu brouiller sa pensée, mais ce désagréable souvenir était largement compensé par les prières et les exemples du brave homme qui avaient aidé sa fille à gagner le repos de l’éternel séjour.

Avant de se retirer du cimetière, Jean m’invita à me rendre chez lui. J’acceptai. Enfin, j’avais l’occasion de causer avec ce garçon que je savais intelligent, mais dont l’avenir commençait à m’inquiéter, malgré les augures pompeux dont l’avait jadis auréolé le docteur Blondin.

Des petits enfants s’amusaient pieds nus à l’entrée du jardin. L’un d’eux faisait couler sur son genou une poignée de sable rendu presque brûlant par les chauds rayons du soleil. La mère de Jean, retirée dans un coin de la cuisine vaste et propre, filait la laine du pays sur un rouet.

Je connaissais la famille depuis longtemps. Après avoir refait connaissance, Jean me fit passer à sa chambre. Nous causâmes :

Il me confia toute la peine qu’il ressentait depuis la mort de Marthe ; il me fit voir les longues lettres dans lesquelles elle savait si courageusement dissimuler sa maladie pour ne pas troubler son travail et ses études aux États-Unis.

— Quelle générosité ! Quelle grandeur d’âme !

— Au fait, lui dis-je, quand retournez-vous à New-York ?

— Je n’ai pas encore pris de décision. Mon père et ma mère souhaitent que je retourne au plus tôt. Ils prétendent que c’est le bon moyen de surmonter l’épreuve qui vient de me rendre tout à fait indifférent à la vie. Ils ont raison.

— Le croyez-vous ?

— En restant ici, le souvenir des lieux que j’ai trop longtemps fréquentés ne fera qu’activer mon chagrin. Au contraire, si je pars, j’ai meilleure chance de me distraire. Cependant, je ne me sens plus attiré vers ce grand pays : les États-Unis. Quand on est né dans l’atmosphère tranquille de notre paisible paroisse, pour se réveiller le matin au chant des oiseaux, se coucher le soir en respirant l’air frais et reposant des champs qui nous entourent, et qui nous apportent cette suave odeur de foin coupé, on n’est pas pressé d’aller crever dans les vapeurs de l’air empoisonné des grandes villes.

— Oui, je vois. La nostalgie…

— En outre, je redoute maintenant l’ennui. À la seule pensée que je serai loin de mes parents, de mes amis, de mon village, de mon pays, je ne peux me décider à repartir. Non. Si je me rends aux États-Unis, je ne crois pas pouvoir supporter longtemps la nostalgie, ce mal du pays que je contracterai dès mon arrivée. Mes études seront compromises par cet état d’esprit que je n’ai jamais connu et que je ne désire pas avoir à combattre. Maintenant que j’ai de très bonnes notions de chimie, il me sera facile de compléter mon cours par la poste.

— Et les amis américains, la vie brillante de la grande ville de New-York, ne vous disent donc plus rien ?

— Ah ! les quelques mois que j’ai passés dans la métropole américaine ne m’ont pas laissé la liberté de faire beaucoup de tapage. D’abord, j’étais esclave de mon amour pour Marthe. Eussé-je désiré lui retirer la fidélité que je lui devais comme fiancé, l’occasion se fût certes souvent présentée… Parfois, je me rendais entendre quelque beau concert qui me rappelait la musique, les mélodies que Marthe se plaisait à jouer pour moi seul. J’avoue franchement que je n’ai plus la même ambition. Bref, j’irais là perdre mon temps.

— Recevez-vous des nouvelles de vos amis ?

— Oui. Ils m’écrivent souvent ; mais ces amis d’occasion seront sous peu appelés à quitter New-York. Le seul véritable compagnon qui me restait est déjà rendu en Europe.

***

Jean me fit pénétrer dans la chambre voisine où il avait organisé un petit laboratoire de chimie analytique.

Il cherchait à m’intéresser en me montrant ce que le génie humain avait su produire dans le domaine de la chimie. Il était loquace : vantant la science moderne, le progrès et aussi le succès qu’il avait lui-même obtenu dans ses propres recherches.

— Votre père consentirait à vous laisser partir ?

— Bah ! En présence de maman, papa se montre indifférent et fait mine de ne pas s’inquiéter de mon départ, mais je connais ses intentions. Les élections doivent avoir lieu cet automne, il va certainement vouloir me retenir au pays.

— Votre père doit comprendre que vous ne pouvez retarder vos études pour une simple élection de comté ?

— Il y a longtemps que papa souhaite que je fasse de la politique une carrière, mon gagne-pain.

— Et vous, qu’est-ce que vous pensez du métier de fricoteur politique ?

— Je vous l’avoue : je n’ai jamais flirté avec ce genre de métier. Mais, si je consens à prendre part à la prochaine lutte électorale, je suis sûr de tomber dans les vues de papa. On dit beaucoup de mal des politiciens ; après tout, ils ne sont pas plus méchants que les autres. Puis, il faut vivre.

— Oui, Jean. Un bon nombre sont blâmés à tort, mais, par contre, plusieurs méritent les coups qu’on leur porte. Ce sont précisément ceux qui veulent vivre de la politique.

***

À l’appel de sa mère, qui le priait de descendre, Jean s’excusa d’avoir à s’absenter quelques instants : un ami désirait lui parler à la porte. Son absence me fit réfléchir.

Pourquoi tant de jeunes gens, souvent doués de belles qualités intellectuelles supérieures, sont-ils incapables de choisir le genre de vie que leurs aptitudes seraient censées leur dicter, leur imposer ? C’est que ce genre d’hommes de talent manque quelquefois de jugement. L’intelligence est bien peu de chose, si elle n’est pas secondée par un bon jugement, par un caractère d’acier. Seul, le caractère peut renverser les obstacles qui se présentent sur la voie du succès.

Des personnes très intelligentes passent leur vie à s’occuper des voisins, les voient réussir, en deviennent jalouses, les envient pendant toute leur vie et ruinent ainsi leur propre existence.

Cette observation n’a aucun sens innovateur. Cependant, il serait intéressant d’étudier certains points de la vie canadienne, certaines circonstances qui s’y rattachent.

Que penser du cultivateur laborieux, qui s’est amassé une petite fortune en remuant le sol durant quarante ans, et qui court ensuite vers les villes brûler ses épargnes par son manque d’expérience dans le commerce ? Que dire du médecin qui se croit capable de brasser les affaires d’une pharmacie simplement parce qu’il a le titre de docteur en médecine ? Et peut-on observer sans rire le politicien ignorant, ambitieux, qui se lance dans la vie publique sans tenir compte de son talent, et qui souvent n’a pas plus d’aptitude pour ces fonctions délicates que les vaches ont du goût pour les tartes aux framboises ?

Je pourrais allonger indéfiniment la liste de ces gens bien doués qui n’interrogent pas suffisamment leur conscience avant de changer d’occupation.

La vie est trop courte pour mener au succès plusieurs entreprises. Sauf de très rares exceptions, le changement de carrière doit être évité.

Combien de nos compatriotes se sont acculés à la ruine par le simple caprice de vouloir améliorer leur sort en changeant de métier ou de profession.

Ces changeurs de métier ne sont au fond que des hésitants, que des faibles, que des gens trop pressés de réussir. Tel était Jean Rhobin.

On peut allonger indéfiniment la liste de caractère ? Ses études au collège de Ramezay étaient terminées depuis sept ans ; il était toujours indécis sur la carrière qu’il devait embrasser.

J’allais quitter ses appartements, quand il remonta à la course, s’excusant de m’avoir faussé compagnie si longtemps.

— Vous êtes donc décidé de rester au Canada ?

— Oui. C’est définitif. Je ne peux prendre le risque d’aller m’ennuyer à l’étranger.

— L’ennui naquit un jour de l’uniformité.

— D’ailleurs, il n’y a pas que la chimie qui m’intéresse. J’ai commencé, il y a trois ans, certains travaux littéraires que j’aimerais terminer.

— Et le journalisme ?

— La carrière de journaliste me plairait de même, je l’avoue, le métier de politicien. Mon père a de l’influence dans le parti qu’il a toujours supporté ; il me promet que, si à la prochaine élection je soutiens le régime présent, j’aurai de grandes chances d’être choisi comme candidat dans quelques années. Il le souhaiterait, je crois.

— Pourtant, autrefois vous parliez autrement. Allez-vous devenir un homme de parti ? Que faites-vous de vos belles paroles de jadis ? Il me semble que vous écriviez aussi. Que n’écrivez-vous pas dans un journal libre ou dans une revue d’idées ?

— Eh bien ! Il faut que je décide si je dois employer tout mon temps, toute mon énergie à défendre le parti de mon père. Si je reste indépendant, je pourrai publier ce qui me plaira ; mais si je suis assujetti à un parti, je ne dirai que ce qu’il faudra dire.

Jean me fit sursauter. Le souffle me manquait. Je ne le croyais pas rendu si loin déjà.

Comme tant de beaux talents, qui, sans cette mauvaise raison, fussent devenus profitables à la race, il était indécis, paralysé devant cette grande rétention nationale qu’est l’esprit de parti.

Parviendra-t-il à remporter la victoire sur lui-même ? Non. Je venais de saisir toutes les excuses, tous les sentiments qui animaient son cœur. Il sacrifiera le devoir à la partisanerie ; et, c’est dans ce domaine que Jean Rhobin, par son manque de caractère, trahira comme tant de ses pareils.

En partant, il me tendit une liasse de feuilles détachées :

— Vous lirez cela, dit-il. Vous me les rendrez à la prochaine occasion.

Le père qui s’était levé pour me dire au revoir, ajouta :

— Pensez-vous que nous allons avoir des élections cet automne ?

— Je vous avouerai, monsieur Rhobin, que je ne suis pas au courant.

— Hé ! Vous ne suivez donc pas les événements ? Cette question est tout à fait d’actualité ; tous les journaux en parlent.

— Je ne m’intéresse pas aux élections, lui dis-je, pour la simple raison qu’elles n’apportent jamais au pays beaucoup de changements. De temps à autre, un parti est renversé. On change d’hommes. Quelques bons politiciens partent et cèdent leur place à quelques autres patriotes, mais pour la majorité des élus, les sièges de nos parlements changent tout simplement de figures.

— Vous n’aimez pas la politique ?

— J’aime la politique, mais je pense que nous ne nous entendrions pas si nous avions à engager une trop longue discussion.

— Mais, allez donc ! Nos problèmes nationaux sont nombreux. J’aime beaucoup à analyser nos avantages dans tous les domaines politiques.

— Oui ! en effet, sur ce sujet, le champ de dissertation est infini. Cependant, je ne suis pas assuré que nous nous comprenions. Pour discuter juste, il faut être indépendant des partis. Je pense, monsieur Rhobin, que je vous dois beaucoup de respect pour vous-même, mais moins pour votre cher parti.

— Et les élections, ajouta-t-il ?

— Les élections me passionneraient comme toutes les luttes, tous les combats, tous les sports, mais à quoi bon changer de gouvernants pour toujours garder le même système administratif ?

Il n’y a qu’une seule ambition chez les politiciens : celle de gouverner longtemps. C’est légitime. Mais si nos hommes d’État apportaient plus de nouveau à l’administration du pays, j’aurais plus d’intérêt à suivre les luttes électorales.

Je quittai les Rhobin sans pousser plus loin la discussion.

Ils étaient radicalement incapables de comprendre autre chose. Une sorte d’atavisme en eux s’était implanté qui les condamnait à voter de père en fils pour le même groupe. Ils ne s’avouaient pas la part immense d’intérêt qui résidait dans cette attitude. Ils se prétendaient des raisonneurs qui votent par conviction ; au fond d’eux-mêmes ils se croyaient mus par un sentiment.

Plus au fond, on pourrait découvrir, en grattant bien, le sordide intérêt purement matériel.

C’est la piastre à gagner qui mène ce qu’on appelle de nos jours le politique démocratique.