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Jean Rhobin/08

La bibliothèque libre.
Éditions Serge Brousseau (p. 103-112).


VIII


Je descendais la route de la Grand’Plaine qui conduit au village.

Un orage montait à l’horizon. Sur le lac, les nuages semblaient se charger pour ensuite se déverser sur les champs voisins. Les éclairs zigzaguaient verticalement dans le ciel. Le tonnerre devenait assourdissant.

Un habitant me rejoignit ; il me fit monter en voiture.

— Hé ! D’où venez-vous, dit-il ?

— De chez Pierre Rhobin.

— Ha ! Vous avez été parler politique ?

— Bien ! Ce n’était pas le but de ma visite, mais je vous avoue qu’il en fut question.

— Oui ! le père Rhobin, il aime ça la politique. Quand il rencontre son homme, il jase. C’est du bon monde les Rhobin, mais la politique les aveugle. À la Grand’Plaine, les voisins se privent de les visiter ; Pierre, le père, les ennuie trop.

— Moi, continua-t-il, j’aime à parler politique en temps d’élection, mais après, je me ferme l’avaloir pour quatre ans.

Cet ami d’enfance, qui venait de me sauver de la pluie et du vent, me parut, lui aussi, assez bon partisan. Sans doute, il trouvait Rhobin ennuyant parce que lui-même supportait le parti opposé.

Je le priai de me faire descendre chez ma mère.

***

Il faisait un temps du diable : la pluie, le vent, le tonnerre. En entrant, j’aperçus toute la maisonnée blottie autour de la chandelle bénite que l’on tenait allumée par protection contre cette violente tempête.

Le danger passé, je montai à ma chambre. J’avais hâte de lire les écrits de Jean pour savoir de quel esprit ces petits papiers pouvaient être inspirés.

Je déployai devant moi une dizaine de causeries soigneusement rédigées ; complètement dénuées d’entichement, d’esprit de parti politique.

Ces mélanges étaient remplis d’humour, d’une ironie qui ne manquait ni de force, ni de finesse.

Dans l’une de ces causeries, Jean présentait un nouveau système électoral. Il s’en prenait à toute la ribambelle du patronage, qui, en temps de lutte électorale, s’impose comme devoir d’escorter les candidats dans toutes leurs activités. De plus, je pouvais lire que le candidat devrait être seul à parcourir son comté sans avoir à écouter, à obéir aux ordres de certains organisateurs d’élections.

Jean avait raison. Plusieurs, en effet, croient avoir de bien importantes obligations à remplir envers la patrie en période électorale. Ils se donnent du mal, volent de leurs propres ailes, font feu des quatre pieds, souvent pour finir par nuire au candidat sérieux, intelligent, qui s’efforce d’exposer un véritable programme.

Certains hommes politiques m’ont laissé entendre qu’ils eussent plus d’une fois souhaité voir disparaître cette kyrielle d’autruches, et qu’il y a longtemps qu’on eût dû les saisir par le cou pour leur planter la tête dans quelque pic de gravelle afin de les rendre inoffensifs.

***

Le candidat, toujours d’après Jean Rhobin, devrait aussi être le seul à parler dans chaque localité du comté. Et, pour ne pas s’exposer à ennuyer le monde, il ne devrait lui être accordé qu’un temps limité pour débiter chacun de ses discours.

Il s’était imprégné de cette philosophie.

Je trouvais que ces conseils avaient du bon sens. Cette nouvelle méthode de préparer l’électorat épargnerait beaucoup d’argent. Combien d’andouilles disparaîtraient pour laisser au candidat plus de liberté pour exposer ses projets et ses idées.

Et quand le citoyen qui brigue les suffrages du public aurait fini de visiter villes et villages de son comté, il n’aurait plus qu’à se retirer et qu’à laisser voter librement les électeurs.

***

Quand je rencontrai Jean Rhobin pour la seconde fois, le peuple avait été appelé à se choisir de nouveaux gouvernants. Je lui remis ses papiers en lui suggérant de les publier.

— Vous avez beaucoup de mérite à tenir de tels propos. Vous devriez réunir ces causeries, en faire un petit recueil ; le public apprécierait votre talent. Vos écrits ne blessent personne, ils ne contiennent rien de particulièrement choquant. Au contraire, ce sont de bons conseils qui seraient même approuvés par la plupart de nos hommes politiques. De plus, les jeunes comme vous qui désirent se lancer dans la vie publique y trouveraient beaucoup d’intérêt.

— Très bien, dit Jean. Je suis ravi d’apprendre que ces premiers essais vous ont laissé une bonne impression. Le temps des élections va passer ; ensuite je serai plus libre d’ajouter quelques pages à celles que je viens de vous faire lire. Comme vous venez de me le suggérer, ce serait une excellente idée d’en faire un petit volume… Vous allez sans doute revenir à La Baie ? Je vous invite à vous rendre de nouveau chez moi. Papa, maman, toute la famille, apprécient hautement vos témoignages d’amitié.

La campagne électorale était ouverte depuis quinze jours.

Malgré sa vieillesse, Pierre Rhobin était encore robuste, fort, mais ne pouvait se faire valoir comme dans son jeune âge. Il comptait sur son fils Jean pour remporter une autre victoire avant de mourir. « Si je peux voter une dernière fois pour mon vieux parti, disait-il, je mourrai tranquille. »

Une canne à la main, qu’il faisait tournoyer dans les airs en marchant, il se rendait aux assemblées pour écouter son garçon parler en faveur de la cause. On vantait beaucoup le talent de Jean ; le père en était fier. À tous ceux qui voulaient l’entendre, il avouait que cette période électorale lui faisait vivre les plus beaux jours de sa vie. « Car, disait-il, après tous les sacrifices que je me suis imposés pour procurer à mes garçons une vie moins pénible que la mienne, il n’y a que Jean qui puisse m’apporter une joie véritable. »

***

Cependant, son fils n’aimait pas trop la manière de faire les élections. Il avait encore quelques scrupules. Il s’en plaignait à son père.

Un soir, il arriva très tard à la maison. La votation devait avoir lieu au cours de la semaine suivante.

Le père, empressé de s’informer comment les choses s’étaient passées au cours de la journée, se leva en attendant son fils entrer. Celui-ci était accompagné de ses deux compagnons les plus fidèles, les plus dévoués.

— Eh bien ! dit le père, tu ne parais pas pressé de m’annoncer le résultat de la journée ? Tu sembles fatigué, mécontent ?

— Oui, en effet, je suis bien fatigué d’avoir à parler, entouré d’orateurs qui viennent nous contredire, nous ridiculiser. Ils ne savent pas ce qu’ils disent. Je persiste à croire que le candidat devrait s’arranger tout seul.

— Mais tu ne penses toujours pas que les orateurs soient mal intentionnés ?

— Au contraire, dit Jean, ils sont trop bien intentionnés. Ils forcent la raison et l’esprit de parti perce un peu trop loin.

— Bien, ceux-là, il faut les faire taire ou les envoyer dans les centres moins importants où les grandes foules n’ont pas à les juger. Qu’en penses-tu ?

— Je pense qu’il vaudrait mieux les faire taire complètement ; car ces sacrées gueules me tombent sur les nerfs. J’ai avec moi une couple de bons orateurs. Mais savez-vous que notre candidat n’a aucunement besoin de nous ? Il est bien doué, éloquent, pourquoi ne pas le laisser seul exposer son programme ?

— Non, Jean. Tu manques d’expérience. Dans une lutte électorale, on a besoin de tout le monde.

***

Jean ne disait plus rien. Il ne voulait pas déplaire à son père, mais il n’avait nullement le goût de faire de la politique au profit des autres. Il se disait en lui-même : « Quand je ferai une nouvelle lutte, je serai candidat ou rien. »

Il continua à travailler pour le parti, quoiqu’il ne se sentît pas à l’aise. Le remords de ne pas avoir endossé une politique en ligne droite le rendait mécontent, ennuyé même.

Il constatait que le mérite du vrai politique se trouve dans l’originalité de l’action, et non en suivant le chemin déjà tracé par un parti.

À la grande satisfaction de son père, le parti remporta une brillante victoire.

Après ce triomphe, Jean ne manifesta pas la rapacité habituelle des affamés de patronage. Il était plutôt las. Son père voulait qu’il assumât différentes charges que le parti eût été prêt à lui donner.

Cependant il préféra continuer ses études de biologie.

Il attendait la chance de se lancer à sa manière. Jean était un Rhobin : il avait donc comme ses ancêtres une détermination d’esprit, une opiniâtreté que personne ne pouvait renverser.

Tant que son père vivra, ce grand manitou du parti, Jean fera de la politique superficielle sans se soucier des avantages que son talent pourrait chaque jour lui apporter.

Il ambitionnait la vraie gloire du politique indépendant, rompu à toutes les formes de combat. Avec le jugement peu sûr qui secondait sa brillante intelligence, il restait toujours indécis.

Il eût aimé recevoir les honneurs dont les grands hommes d’État sont souvent gratifiés, mais il désirait y atteindre sans en être redevable à personne qu’à lui-même. Il se débattait encore contre la contrainte du parti.