Jean Rivard, économiste/13
XIII.
réponse de jean rivard.
« Tu me pardonneras sans doute d’avoir tant tardé à t’écrire, lorsque tu en sauras la cause. J’ai reçu ta dernière lettre dans un moment de grande affliction pour ma femme et pour moi. Notre plus jeune enfant, notre cher petit Victor, était dangereusement malade, et depuis, nous l’avons perdu. Une congestion cérébrale, amenée par sa dentition, nous l’a enlevé à l’âge de huit mois. Ce beau petit ange, qui nous donnait déjà tant de plaisir, qui égayait la maison par ses cris de joie et son jargon enfantin, nous ne le verrons plus, nous ne l’entendrons plus ; il s’est envolé vers ce ciel qu’il nous montrait dans son œil limpide et pur. Il s’est éteint en fixant sur nous un regard d’une indicible mélancolie. Ce que nous ressentîmes alors ne saurait s’exprimer. Oh ! remercie Dieu, mon cher Gustave, d’ignorer ce que c’est que la perte d’un enfant. Mon cœur se brise encore en y pensant.
« J’ai craint pendant quelques jours pour la santé de ma pauvre Louise. Mais grâce à cette religion dans le sein de laquelle elle s’est réfugiée, elle commence à se consoler, et elle peut maintenant parler de son cher petit sans verser trop de larmes.
« C’était la première peine de cœur que nous éprouvions depuis notre entrée en mariage ; nous nous en souviendrons longtemps.
« J’ai été, en outre, accablé d’occupations de toutes sortes depuis plusieurs mois, ce qui a aussi un peu contribué au délai que j’ai mis à l’écrire.
« Merci, mon cher Gustave, de tes félicitations sur mon élection à la mairie ; mais je ne sais vraiment si tu ne devrais pas plutôt me plaindre. En acceptant cette charge j’ai pris sur mes épaules un lourd fardeau. J’ai déjà fait du mauvais sang, et je n’ai pas fini d’en faire. Toute mon ambition serait de faire de Rivardville une paroisse modèle ; je voudrais la constituer, s’il était possible, en une petite république, pourvue de toutes les institutions nécessaires à la bonne administration de ses affaires, au développement de ses ressources, aux progrès intellectuels, sociaux et politiques de sa population. Mais pour en venir là, des obstacles de toutes sortes se présentent. Il faut le dire, l’esprit de gouvernement n’existe pas encore dans notre population. Cette entente, cette bonne harmonie, ces petits sacrifices personnels nécessaires au bon gouvernement général, on ne les obtient qu’au moyen d’efforts surhumains. Le sentiment qu’on rencontre le plus souvent quand il s’agit d’innovations utiles, d’améliorations publiques, c’est celui d’une opposition sourde, ou même violente, qui paralyse et décourage. Des gens s’obstinent à marcher dans la route qu’ont suivie leurs pères, sans tenir compte des découvertes dans l’ordre moral, politique et social, aussi bien que dans l’ordre industriel et scientifique. Parmi ces hommes arriérés un grand nombre sont honnêtes et de bonne foi ; mais d’autres ne sont guidés que par l’égoïsme, ou par le désir de flatter les préjugés populaires ! À part le père Gendreau, dont je t’ai déjà parlé, lequel ne fait d’opposition que par esprit de contradiction, et qui au fond est plus digne de pitié que de haine, j’ai depuis quelque temps à faire face à une opposition plus redoutable et plus habile de la part du notaire de notre village. C’est un homme en apparence assez froid, mais qui sous des dehors de modération cache une ambition insatiable. Il ne tente aucune opposition ouverte, mais dans ses entretiens privés il se plaît à critiquer mes projets et me nuit ainsi d’autant plus que je n’ai pas l’avantage de pouvoir me défendre. Il a, m’assure-t-on, l’intention de solliciter les suffrages des électeurs aux prochaines élections parlementaires, et tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit, il le fait et le dit dans le but de se rendre populaire.
« Notre médecin, qui est un homme éclairé et qui le plus souvent favorise mes projets, n’ose plus me prêter l’appui de son autorité morale, du moment que le débat prend une tournure sérieuse. Il se contente alors de rester neutre, et cette neutralité m’est plus défavorable qu’utile.
« Je me découragerais parfois si notre bon ami Doucet n’était là pour me réconforter et retremper mon zèle. Il ne veut pas se mêler ouvertement à nos débats, de crainte d’être mal vu de ses ouailles, et je respecte sa délicatesse ; mais en particulier il m’approuve de tout cœur ; cela me suffit.
« Ne vas pas croire pourtant, mon ami, qu’en te parlant ainsi des obstacles que je rencontre, je prétende jeter du blâme sur les habitants de nos campagnes ; non, je ne fais que constater un état de choses dû à des circonstances incontrôlables, et dont il est facile de se rendre compte.
« Si d’un côté j’accuse les individus, il me serait facile d’un autre côté de disculper ou justifier complètement le gros de la population.
« Si nous ne possédons pas encore cet esprit public, cet esprit de gouvernement si désirables dans tous les pays libres, cela n’est pas dû à un défaut de bon sens ou d’intelligence naturelle chez la classe agricole, car aucune classe ne lui est supérieure sous ce rapport, mais on doit l’attribuer à deux causes principales dont je vais dire un mot. Convenons d’abord qu’il faut un apprentissage en cela comme en tout le reste. La science du gouvernement ne s’acquiert pas comme par magie ; elle doit s’introduire par degrés dans les habitudes de la population. Or, nos pères venus de France aux dix-septième et dix-huitième siècles n’ont pas apporté avec eux la pratique ou la connaissance de ce que les Anglais appellent la self-government ; et ce n’est pas avec l’ancien régime du Bas-Canada, sous la domination anglaise, que leurs descendants auraient pu en faire l’apprentissage. À peine quelques années se sont-elle écoulées depuis que nous avons été appelés à gérer nos affaires locales ou municipales. Rien donc de surprenant que nous soyons encore novices à cet égard, et que nous ne marchions pour ainsi dire qu’en trébuchant. Le progrès se fera insensiblement ; nos lois administratives sont encore loin d’être parfaites ; elles s’amélioreront avec le temps et finiront par répondre aux vœux et aux besoins de la population.
« Mais la cause première de cette lacune dans les mœurs de notre population, la cause fondamentale de l’état de choses que nous déplorons, et qu’il importe avant tout de faire disparaître, c’est le défaut d’une éducation convenable. Oui, mon ami, de toutes les réformes désirables, c’est là la plus urgente, la plus indispensable : elle doit être la base de toutes les autres. Avant de faire appel à l’esprit, à la raison du peuple, il faut cultiver cet esprit, développer, exercer cette raison. Donner à toutes les idées saines, à toutes les connaissances pratiques la plus grande diffusion possible, tel doit être le but de tout homme qui désire l’avancement social, matériel et politique de ses concitoyens. Cette idée n’est pas nouvelle ; on l’a proclamée mille et mille fois : mais il faut la répéter jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement comprise. Sans cela, point de réforme possible.
« En quoi doit consister cette éducation populaire ? C’est là une question trop vaste, trop sérieuse pour que j’entreprenne de la traiter. Mais d’autres l’ont fait avant moi et beaucoup mieux que je ne le pourrais faire. D’ailleurs, à cet égard, je me laisse aveuglément guider par notre ami Doucet.
« Tu dis que je suis roi de ma localité : oh ! si j’étais roi, mon ami, avec quel zèle j’emploierais une partie de mon revenu à répandre l’éducation dans mon royaume, en même temps que j’encouragerais par tous les moyens possibles la pratique de l’agriculture et des industries qui s’y rattachent !
« Je considérerais les ressources intellectuelles enfouies dans la multitude de têtes confiées à mes soins comme mille fois plus précieuses que toutes ces ressources minérales, commerciales, industrielles qu’on exploite à tant de frais, et je ferais de l’éducation morale, physique et intellectuelle des enfants du peuple, qui a pour but de cultiver et développer ces ressources, ma constante et principale occupation.
« Dans chaque paroisse de mon royaume, l’École-Modèle s’élèverait à côté de la Ferme-Modèle, et toutes deux recevraient sur le budget de l’État une subvention proportionnée à leur importance. Toute lésinerie à cet égard me paraîtrait un crime de lèse nation.
« Il va sans dire que dans le choix des instituteurs, je ne me laisserais pas influencer par des considérations d’économie. Cette classe d’hommes qui exerce une espèce de sacerdoce, et qui, par la nature de ses occupations, devrait être regardée comme une des premières dans tous les pays du monde, a toujours été traitée si injustement, que je ferais tout en moi pour la dédommager de ce dédain. Je lui assurerais un revenu égal à celui des hommes de profession.
« J’appellerais là, s’il était possible, non-seulement des hommes réellement et solidement instruits, mais des esprits philosophiques et observateurs, des hommes en état de juger des talents et du caractère des enfants.
« Car un de mes principaux buts, en rendant l’éducation élémentaire universelle, serait de découvrir chez les enfants du peuple les aptitudes particulières de chacun, de distinguer ceux qui par leurs talents plus qu’ordinaires promettraient de briller dans les carrières requérant l’exercice continu de l’intelligence, de ceux qui seraient plus particulièrement propres aux arts mécaniques et industriels, au commerce ou à l’agriculture.
« J’adopterais des mesures pour que tout élève brillant fût reçu dans quelque institution supérieure, où son intelligence pourrait recevoir tout le développement dont elle serait susceptible.
« Rien ne m’affligerait autant que d’entendre dire ce qu’on répète si souvent de nos jours : que parmi les habitants de nos campagnes se trouvent, à l’état inculte, des hommes d’état, des jurisconsultes, des orateurs éminents, des mécaniciens ingénieux, des hommes de génie enfin qui, faute de l’instruction nécessaire, mourront en emportant avec eux les trésors de leur intelligence.
« Si j’étais roi, je fonderais des institutions où le fils du cultivateur acquerrait les connaissances nécessaires au développement de son intelligence, et celles plus spécialement nécessaires à l’exercice de son état, me rappelant ce que dit un auteur célèbre, « que l’éducation est imparfaite si elle ne prépare pas l’homme aux diverses fonctions sociales que sa naissance, ses aptitudes ou ses goûts, sa vocation ou sa fortune l’appelleront à remplir dans la société pendant sa vie sur la terre. » Quant à la connaissance spéciale de son art, c’est-à-dire à la science agricole, je voudrais qu’elle lui fût aussi familière, dans toutes ses parties, que les connaissances légales le sont à l’avocat, celles de la médecine au médecin. Tu me diras que c’est un rêve que je fais là ; quelque chose me dit pourtant que ce n’est pas chose impossible. On peut dire qu’à l’heure qu’il est, la grande moitié des cultivateurs de nos paroisses canadiennes, pourraient, s’ils avaient reçu l’instruction préalable nécessaire, consacrer deux, trois, quatre heures par jour à lire, écrire, calculer, étudier. Aucune classe n’a plus de loisir, surtout durant nos longs hivers. Qui nous empêcherait d’employer ces loisirs à l’acquisition de connaissances utiles ?
« Que d’études importantes, en même temps qu’agréables, n’aurions-nous pas à faire ? Nous sommes naturellement portés à nous occuper des choses de l’esprit ; nous aimons beaucoup, par exemple, à parler politique ; nous aimons à juger les hommes qui nous gouvernent, à blâmer ou approuver leur conduite, à discuter toutes les mesures présentées dans l’intérêt général. Mais n’est-ce pas humiliant pour l’homme sensé, qui n’a pas la moindre notion de la science du gouvernement, qui ne connaît ni l’histoire du pays, ni les ressources commerciales, industrielles, financières dont il dispose, qui n’a pas même assez cultivé sa raison pour bien saisir le sens et la portée des questions politiques, n’est-ce pas humiliant pour lui d’avoir à décider par son vote ces questions souvent graves et compliquées, dont dépendent les destinées du pays ? Je connais un de mes vieux amis qui ne veut jamais voter, sous prétexte qu’il ne comprend pas suffisamment les questions en litige ; c’est cependant un homme fort intelligent. Avec quel bonheur il approfondirait toutes ces questions, si son instruction préalable lui avait permis de consacrer quelques heures, chaque jour, au développement et à la culture de ses facultés intellectuelles ?
« Songe donc un instant, mon ami, à l’influence qu’une classe de cultivateurs instruits exercerait sur l’avenir du Canada !
« Mais je m’arrête : cette perspective m’entraînerait trop loin. Pardonne-moi ces longueurs, en faveur d’un sujet qui doit t’intéresser tout autant que moi. Ce qui me reste à te dire, mon cher Gustave, c’est que mes efforts vont être désormais employés à procurer à Rivardville les meilleurs établissements possibles d’éducation. J’y consacrerai, s’il le faut, plusieurs années de ma vie. Si je n’obtiens pas tout le succès désirable, j’aurai au moins la satisfaction d’avoir contribué au bonheur d’un certain nombre de mes concitoyens, et cela seul me sera une compensation suffisante.
« Quant aux secrets de ma prospérité, comme tu veux bien appeler les résultats plus ou moins heureux de mes travaux, je me fais fort de te les révéler un jour ; et tu verras alors que je ne suis pas sorcier. En attendant, mon cher Gustave, continue à me faire le confident de tes progrès en amour. Je m’y intéresse toujours beaucoup, et ma Louise, curieuse à cet égard comme toutes celles de son sexe, n’aura de repos que lorsqu’elle connaîtra la fin de ton histoire.
« Quand même je voudrais continuer, je serais forcé d’en finir, car mes enfants sont là qui me grimpent sur les épaules, après avoir renversé, par deux fois, mon encrier, et leur mère se plaint que je ne réponds que par monosyllabes aux mille et une questions qu’elle m’adresse depuis une heure. Adieu donc.