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Jean Rivard, le défricheur/09

La bibliothèque libre.
J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 47-55).

IX.

les heures de loisir et les heures d’ennui.


Le lecteur s’est déjà sans doute demandé plus d’une fois comment nos défricheurs passaient leurs longues soirées d’hiver ?

D’abord il ne faut pas oublier que jamais Jean Rivard ne laissait écouler une journée sans écrire. Il tenait un journal régulier de ses opérations, et notait avec un soin minutieux toutes les observations qu’il avait occasion de faire durant ses heures d’activité. Quelquefois même, laissant errer son imagination, il jetait sur le papier sans ordre et sans suite toutes les pensées qui lui traversaient le cerveau. Pas n’est besoin de dire que Mademoiselle Louise Routier était pour une large part dans cette dernière partie du journal de Jean Rivard.

Pendant que Jean Rivard s’occupait ainsi, son compagnon, qui, à son grand regret, ne savait ni lire ni écrire, s’amusait à façonner, à l’aide de sa tarière, de sa hache et de son couteau, divers petits meubles et ustensiles qui presque toujours trouvaient leur emploi immédiat.

Pierre Gagnon, sans être amoureux à la façon de son jeune maître, avait aussi contracté un vif attachement pour un charmant petit écureuil qu’il élevait avec tous les soins d’une mère pour son enfant. La manière dont ce petit animal était tombé entre ses mains est assez singulière. Peu de temps après son arrivée dans la forêt, Pierre avait aperçu à une courte distance de la cabane, une écureuil femelle descendant d’un arbre avec ses deux petits qu’elle avait déposés sur les feuilles mortes, dans le but sans doute de leur apprendre à jouer et à gambader : notre homme s’étant approché pour être témoin de cette scène d’éducation domestique, la mère effrayée s’était aussitôt emparé d’un de ses petits et l’avait porté dans la plus proche enfourchure de l’arbre, mais avant qu’elle fût revenue pour sauver son autre enfant, Pierre s’en était emparé et l’avait emporté à l’habitation, malgré les cris d’indignation et de détresse de la pauvre mère.

On ne saurait croire tout le soin que se donna notre rustique défricheur pour élever et civiliser ce gentil petit animal. Il fit pour lui une provision de fruits, de noisettes, de faînes et de glands. Durant les premiers jours il écalait lui-même ses noisettes et le faisait manger avec une sollicitude toute maternelle. Peu à peu le petit écureuil put non-seulement manger sans l’aide de son maître, mais il n’hésitait pas à se servir lui-même et commettait toutes sortes d’espiègleries. Souvent pendant le repas de Pierre Gagnon il sautait lestement sur son épaule et venait dérober dans son plat ce qu’il trouvait à sa convenance. Il était si docile, si candide, si éveillé, si alerte, ses petits yeux brillants exprimaient tant d’intelligence, il était d’une propreté si exquise, et paraissait si beau, quand s’asseyant sur ses pieds de derrière il relevait sa queue vers sa tête, que Pierre Gagnon passait des heures à l’admirer, à jouer avec lui, à caresser son pelage soyeux. S’il arrivait que le petit animal fût moins gai, moins turbulent qu’à l’ordinaire, ou qu’il refusât de manger, notre homme en concevait la plus vive inquiétude et n’avait de repos que lorsqu’il le voyait reprendre sa vivacité accoutumée.

Les jeux animés du petit prisonnier intéressaient aussi Jean Rivard et lui apportaient de temps en temps des distractions dont il avait besoin. Il était d’ailleurs aussi familier avec le maître qu’avec le serviteur et sautait sans façon des épaules de l’un sur la tête de l’autre. Si Pierre Gagnon avait pu écrire, il eût composé un volume sur les faits et gestes de son petit ami.

Mais en parlant des distractions de nos défricheurs il en est une que je ne dois pas omettre. Jean Rivard avait apporté avec lui quatre volumes : c’étaient d’abord la petite Imitation de Jésus-Christ, présent de sa Louise, puis les Aventures de Don Quichotte de la Manche, celles de Robinson Crusoé, et une Histoire populaire de Napoléon qu’il avait eue en prix au collége. Ces livres ne contribuèrent pas peu à égayer les loisirs de nos anachorètes. On peut même dire qu’ils servirent en quelque sorte à relever leurs esprits et à ranimer leur courage.

L’Imitation de Jésus-Christ était le livre des dimanches et des fêtes. Les trois autres volumes servaient aux lectures de la semaine.

Les histoires merveilleuses de Robinson Crusoé, de Don Quichotte de la Manche et de Napoléon intéressaient vivement Pierre Gagnon. Jean Rivard lisait tout haut le soir, de sept heures à neuf heures, mais souvent, cédant aux supplications de son compagnon de solitude, il prolongeait sa lecture bien avant dans la nuit.

L’histoire de Robinson Crusoé, jeté dans son île déserte, obligé de tirer de la nature seule, et indépendamment de tout secours humain, ses moyens de subsistance, avait avec celle de nos défricheurs une analogie que Pierre Gagnon saisissait facilement.

Cet homme, comme beaucoup d’autres de sa condition, était doué d’une mémoire prodigieuse, et Jean Rivard était souvent étonné de l’entendre, au milieu de leurs travaux de défrichement, répéter presque mot pour mot de longs passages qu’il avait lus la veille. Ce qu’il aimait à répéter le plus volontiers, c’étaient les passages qui prêtaient à rire ; les aventures de l’infortuné Don Quichotte, Chevalier de la triste figure, l’égayaient jusqu’à le faire pleurer.

Il trouvait l’occasion de faire à chaque instant l’application des évènements romanesques ou historiques racontés dans ces livres simples et à la portée de tous les esprits, aux petits incidents de leur humble existence, en mélangeant toutefois sans scrupule l’histoire et le roman. Lui-même ne s’appelait plus que Sancho Panza, et ne voulant pas par respect pour son maître l’appeler Don Quichotte, il l’appelait indifféremment l’Empereur, ou Sa Majesté, ou le Petit Caporal. En dépit de la chronologie, tous deux étaient armés en guerre, marchant ensemble contre l’ennemi commun ; cet ennemi, c’était la forêt qui les entourait, et à travers laquelle les deux vaillants guerriers devaient se frayer un passage. Les travaux de nos défricheurs n’étaient plus autre chose que des batailles sanglantes ; chaque soir on faisait le relevé du nombre des morts et on discutait le plan de la campagne du lendemain. Les morts, c’étaient les arbres abattus dans le cours de la journée ; les plus hauts étaient des généraux, des officiers, les arbrisseaux n’étaient que de la chair à canon.

Une lettre que Jean Rivard écrivait à Gustave Charmenil, un mois après son arrivée dans la forêt, montre qu’il conservait encore toute sa gaîté habituelle.

« Je vais te donner, y disait-il, une courte description de mon établissement. Je ne te parlerai pas des routes qui y conduisent ; elles sont bordées d’arbres d’un bout à l’autre ; toutefois je ne te conseillerais pas d’y venir en carrosse. Plus tard je ne dis pas non. Quant à ma résidence, ou comme on dirait dans le style citadin, à Villa Rivard, elle est située sur une charmante petite colline ; elle est en outre ombragée de tous côtés par d’immenses bosquets des plus beaux arbres du monde. Les murailles sont faites de pièces de bois arrondis par la nature ; les interstices sont soigneusement remplis d’étoupe, ce qui empêche la neige et la pluie de pénétrer à l’intérieur. Le plafond n’est pas encore plâtré, et le parquet est à l’antique, justement comme du temps d’Homère. C’est délicieux. Le salon, la salle à dîner, la cuisine, les chambres à coucher ne forment qu’un seul et même appartement. Quant à l’ameublement, je ne t’en parle pas ; il est encore, s’il est possible, d’un goût plus primitif. Toi qui es poète, mon cher Gustave, ne feras-tu pas mon épopée un jour ?… »

.........................

Et il continuait ainsi ; on eût dit que la bonne humeur de Pierre Gagnon servait à entretenir celle de son jeune maître.

Lorsque, au commencement de l’hiver, une légère couche de neige vint couvrir la terre et les branches des arbres, le changement de scène le réjouit ; la terre lui apparut comme une jeune fille qui laisse de côté ses vêtements sombres pour se parer de sa robe blanche. Aux rayons du soleil, l’éclat de la neige éblouissait la vue, et quand la froidure ne se faisait pas sentir avec trop d’intensité, et que le calme régnait dans l’atmosphère, un air de gaîté semblait se répandre dans toute la forêt. Un silence majestueux, qui n’était interrompu que par les flocons de neige tombant de temps à temps de la cime des arbres, ajoutait à la beauté du spectacle. Jean Rivard contemplait cette scène avec ravissement.

Un autre spectacle procurait encore à notre héros des moments de bonheur et d’extase : c’était celui d’un ouragan de neige. Il n’était jamais plus intéressé, plus heureux que, lorsque la neige, poussée par un fort vent, tombait à gros flocons, et que les arbres de la forêt, balançant leurs cimes agitées, faisaient entendre au loin comme le bruit d’une mer en furie. Il ne pouvait alors rester assis dans sa cabane et mettant de côté ses livres ou ses outils, il sortait en plein vent pour contempler ce spectacle des éléments déchaînés ; il se sentait comme en contact avec la nature et son auteur.

Il ne faut pas croire cependant que toutes les heures de Jean Rivard s’écoulassent sans ennui. Non, en dépit de toute sa philosophie, il eut, disons-le, des moments de sombre tristesse.

La chute des feuilles, le départ des oiseaux, les vents sombres de la fin de novembre furent la cause de ses premières heures de mélancolie. Puis, lorsque plus tard un ciel gris enveloppa la forêt comme d’un vêtement de deuil, et qu’un vent du nord ou du nord-est, soufflant à travers les branches, vint répandre dans l’atmosphère sa froidure glaciale, une tristesse insurmontable s’emparait parfois de son âme, sa solitude lui semblait un exil, sa cabane un tombeau. Les grosses gaîtés de Pierre Gagnon ne le faisaient plus même sourire. Son esprit s’envolait alors à Grandpré, au foyer paternel ; il se représentait auprès de sa bonne mère, entouré de ses frères et sœurs, et quelquefois une larme involontaire venait mouiller sa paupière.

C’était surtout le dimanche et les jours de fête que son isolement lui pesait le plus. Habitué à la vie si joyeuse des campagnes canadiennes, où à l’époque dont nous parlons, les familles passaient souvent une partie de l’hiver à se visiter, à danser, chanter, fêter ; les jeunes gens à promener leurs blondes, les hommes mariés à étaler par les chemins leurs beaux attelages, leurs beaux chevaux, leurs belles carrioles ; n’ayant jusqu’alors quitté la maison paternelle que pour aller passer quelques années au collége en compagnie de joyeux camarades ; accoutumé depuis son berceau aux soins attentifs de sa bonne mère, — puis se voir tout à coup, lui, jeune homme de dix-neuf ans, emprisonné pour ainsi dire au milieu d’une forêt, à trois lieues de toute habitation humaine, n’ayant pour compagnon qu’un seul homme qui n’était même ni de son âge, ni de son éducation, — c’était, on l’avouera, plus qu’il ne fallait pour décourager un homme d’une trempe ordinaire.

On comprend aussi pourquoi les dimanches mettaient encore l’esprit de Jean Rivard à une plus rude épreuve que les autres jours. D’abord, le repos qu’il était forcé de subir laissait pleine liberté à son imagination qui en profitait pour transporter son homme à l’église de Grandpré ; il y voyait la vaste nef remplie de toute la population de la paroisse, hommes, femmes, enfants, qu’il pouvait nommer tous ; il voyait dans le sanctuaire les chantres, les jeunes enfants de chœur, avec leurs surplis blancs comme la neige, puis, au milieu de l’autel le prêtre offrant le sacrifice ; il le suivait dans la chaire où il entendait la publication des bans, le prône et le sermon ; puis au sortir de l’église il se retrouvait au milieu de toute cette population unie comme une seule et grande famille, au milieu d’amis se serrant la main et, tout en allumant leurs pipes, s’enquérant de la santé des absents. Il lui semblait entendre le carillon des cloches sonnant le Sanctus ou l’Angelus, et, après la messe, le son argentin des clochettes suspendues au poitrail des centaines de chevaux qui reprenaient gaiement le chemin de la demeure.

Les petites veillées du dimanche chez le père Routier ne manquaient pas non plus de se présenter à sa vive imagination. Avec quel bonheur il eût échangé une des soirées monotones passées dans sa cabane enfumée, en compagnie de Pierre Gagnon, contre une heure écoulée auprès de sa Louise !

Pour Pierre Gagnon, lorsqu’il s’était bien convaincu qu’il fallait renoncer à égayer son compagnon de solitude, il se mettait à chanter son répertoire de complaintes. Mais son plus grand bonheur, son plus beau triomphe à ce brave serviteur était de parvenir à faire naître un sourire sur les lèvres de son jeune maître.

Après tout, ces moments de mélancolie n’étaient que passagers. S’ils survenaient durant les autres jours de la semaine, Jean Rivard en faisait bientôt justice par un travail violent. D’ailleurs, on sait déjà que Jean Rivard n’était pas homme à se laisser abattre. Quoique doué d’une excessive sensibilité, ce qui dominait dans sa nature c’était le courage et la force de volonté. Jamais, au milieu même de ses plus sombres tristesses, la pensée ne lui vint de retourner chez sa mère. Il fut toujours fermement déterminé à poursuivre l’exécution de son dessein, dût-il en mourir à la peine.

Enfin, vers le milieu de Mars, le froid commença à diminuer d’une manière sensible, les rayons du soleil devinrent plus chauds, la neige baissait à vue d’œil et Jean Rivard put songer à mettre à exécution le projet formé par lui dès l’automne précédent et qui lui souriait depuis plusieurs mois, celui de faire du sucre d’érable.