Jean de Brébeuf/02

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Éditions Édouard Garand (48p. 6-10).

CHAPITRE II

PENDANT LA SIESTE


Le missionnaire pénétra sous la voûte sombre des pins pour scruter les pousses épaisses et les herbes qui tissaient un rideau presque impénétrable, et s’assurer que l’ennemi avait bien pris la fuite et ne s’était pas dissimulé avec le dessein de revenir attaquer par surprise les trois voyageurs.

Lui, qui connaissait si bien la nature de ces grands enfants des bois, savait que certaines tribus sauvages attaquent rarement leurs ennemis de front ; leur tactique préférée est de tendre un piège à ceux qu’ils veulent capturer ou tuer, ou de les surprendre dans le sommeil, ou encore de les guetter au sein de bois touffus et de tomber sur eux à l’improviste. Toutes braves et courageuses qu’on a dit ces peuplades de l’Amérique, elles n’ont jamais ou, pour le moins, rarement affronté un ennemi, cet ennemi fût-il de leur race. Encore moins affrontaient-elles le blanc ou l’européen. Chez elles la ruse était la plus belle vertu du guerrier, la bravoure et l’audace étaient secondaires. Néanmoins cette audace et cette bravoure chez l’étranger les intimidaient. Un européen intrépide et courageux pouvait à lui seul faire reculer par une simple attitude de défi la troupe de peaux-rouges la plus féroce, et tant qu’il demeurait face à face avec ces fauves, le danger demeurait écarté ou en suspens ; mais malheur à lui s’il commettait l’imprudence de tourner le dos avant que la troupe n’eût retraité et pris la fuite : il était voué à la pire des morts. Avec la ruse, la traîtrise était chez ces peuples un autre élément de vertu dont était façonnée leur nature guerrière et vindicative. C’est pourquoi ces guerriers ne considéraient pas comme brave, dans le sens que nous l’entendons, l’homme blanc qui osait leur faire face ; ils attribuaient son attitude courageuse à quelque sortilège qui pouvait leur être funeste. Rien ne faisait trembler autant ce fils de la forêt que ce pouvoir surnaturel qu’il imaginait chez le blanc intrépide. Ces peuplades ne pouvaient non plus attribuer au courage et à la force morale l’attitude sereine et impassible des blancs qui tombaient en leur pouvoir, et qui ne proféraient pas même une plainte au milieu des supplices les plus affreux que ces bourreaux s’ingéniaient à improviser. Là encore ils imaginaient une sorte de pouvoir surnaturel qui les étonnait ; et, dominés par ce pouvoir, épouvantés souvent, ils enrageaient et croyaient le détruire en réduisant en charpie le corps de leur victime et en mangeant son cœur et ses chairs. Jean de Brébeuf fut bien, à ces enfants naturels de la terre d’Amérique, l’homme qui représenta à son plus haut prestige cette force surnaturelle. Durant seize ans il fit face à la mort qu’une tribu de la nation des Iroquois, dite « Les Agniers », lui avait jurée. Car le pouvoir de Jean de Brébeuf les hypnotisait ; ils étaient jaloux de cette force que nul des leurs, pas même leurs plus grands chefs, n’avait jamais possédée, et ils croyaient pouvoir détruire cette force et ce pouvoir en brisant la vie de l’homme. Ils ignoraient que la puissance de cet homme était en effet une puissance surnaturelle indestructible ; Jean de Brébeuf tirait son pouvoir de son grand amour de Dieu, de sa foi forte et inébranlable et d’une confiance sans limite dans la puissance et la bonté de son Créateur.

Le missionnaire alla donc fouiller les fourrés du voisinage. Tout était tranquille. La solitude pesait de toutes parts. Il comprit que les indiens s’étaient sauvés et qu’il n’aurait pas, pour le moment du moins, à redouter leur attaque. Il revint vers la clairière où son compagnon chasseur tirait d’un sac de toile quelques provisions de bouche, consistant en viandes des bois séchées et en galettes de maïs.

— Mes amis, dit-il, nous pouvons manger en toute tranquillité et nous reposer sans inquiétude.

— Ah ! ce n’est pas moi qui les redoute, Père, répondit le chasseur avec une moue de dédain. Je sais d’ailleurs qu’ils n’attaquent jamais deux fois au même endroit. Donc, pour l’instant je suis bien tranquille comme vous. Seulement, je ne serais pas surpris que, à la nuit venue, ils ne tentent de nous surprendre.

— Nous nous tiendrons sur nos gardes, Gaspard. Néanmoins, il est une chose qui m’intrigue : pourquoi ces pauvres enfants nous en veulent-ils ? Ceux-là me sont tout à fait inconnus. Je sais bien que je me suis fait, sans le vouloir, des ennemis parmi les Agniers, et je les connais bien, entre autres ce brave Araignée ; mais ceux que nous venons de mettre en fuite me paraissent étrangers. À quelle tribu appartiennent-ils ? Je me le demande. J’admets que je n’ai pu les voir nettement. Mais qu’importe ! mangeons un peu et reprenons des forces pour la suite de notre voyage.

Il s’assit sur la mousse de la clairière. Alors il remarqua que le jeune indien demeurait à l’écart, accroupi, la tête dans les mains, l’attitude très pensive.

— Ah ! ça, mon Jean, interpella-t-il doucement, qu’est-ce qu’on est en train de ruminer ?

L’indien leva la tête, montra une figure sombre et inquiète, et répondit en excellent français :

— Le Père Noir dit qu’il ne connaît pas ces indiens, mais moi je les connais !

— Tu les connais ?

— J’ai eu le temps de les reconnaître : ce sont des guerriers de l’Araignée.

— Ah ! ah ! fit le missionnaire avec intérêt.

Gaspard, le chasseur, fit entendre un grognement de mauvais augure.

— Si, reprit le jeune indien, les guerriers de l’Araignée courent ces bois, je suis certain que l’Araignée n’est pas loin.

— Et s’il est aussi dans ces bois, qu’en déduis-tu ? demanda le missionnaire d’une voix tranquille.

— Qu’il projette encore de s’emparer de Marie.

— Ah ! tu penses, mon Jean ?… Pauvre Marie ! ajouta-t-il avec un accent de grande compassion.

Il sourit, regarda le jeune indien avec une tendre pitié et reprit :

— Si tu ne te trompes pas, mon cher Jean, il faut avouer que l’Araignée devient un rival étrangement tenace.

— La mort seulement, Père Noir, nous délivrera de ce démon ! fit l’indien d’une voix sourde, tandis que ses regards s’allumaient de flammes terribles.

— Bah ! fit négligemment le missionnaire, je finirai bien par le réduire. L’Araignée est brave, courageux, intelligent, je veux en faire un chrétien un de ces jours.

— L’Araignée est lâche, Père Noir, prenez garde ! proféra le jeune indien. Il est rusé, sournois, trompeur, et il n’abandonne jamais le but qu’il veut atteindre. Vous l’avez dit vous-même, il est tenace. Ses guerriers ont une grande confiance en lui, et nul chef sauvage n’est aussi estimé et redouté.

— Tenez ! intervint le chasseur, vous me rendez malade avec votre Araignée ! Je le connais moi aussi, et je me suis bien promis de lui faire un jour ou l’autre son affaire ! Nom d’un tonnerre ! ce n’est pas Gaspard Remulot qu’il intimidera jamais, je vous en donne ma parole ! Et, la chose étant réglée, mangeons !

Jean de Brébeuf sourit.

— Mon pauvre Gaspard, dit-il, je te connais aussi bien que l’Araignée, et je te sais trop brave pour combattre avec avantage le jeune chef Agnier, si vraiment il est ce qu’en dit notre ami Jean. L’astuce qu’il possède te manque à toi, mon pauvre ami. Toi, tu marches droit à l’ennemi, droit au danger, et c’est pourquoi, tout à l’heure, contre dix arcs bandés et contre dix flèches mortelles tu allais bien tranquillement prendre et épauler ton fusil !

— Dame, oui ! grommela Gaspard. J’aurais toujours eu le plaisir de leur mettre une balle dans le ventre à ces gueux-là.

— Pour en recevoir deux flèches dans tes yeux ? Mauvais marché, Gaspard, tu te serais triché toi-même !

Le missionnaire riait doucement. Souvent il aimait à taquiner son compagnon de voyage dont il aimait l’humeur bourrue et les vives réparties. Il reporta son regard sur l’indien et reprit :

— Et toi, Jean, dis-moi donc ce qui t’inquiète au juste, car tu me parais bien soucieux ! Est-ce seulement parce que tu flaires la présence de l’Araignée dans ces parages ?

— Père, voilà dix jours que nous avons quitté notre bourgade ; qui nous assure que l’Araignée n’a pas profité de notre absence pour accomplir un mauvais coup ?

— Contre Marie ?

— Oui. Oh ! je sais bien qu’il ne la tuera pas, il n’osera pas la tuer tant qu’il aura l’espoir de l’emmener captive dans sa tribu. Mais s’il avait réussi à l’enlever pendant notre absence ? Depuis qu’avec ses guerriers il a détruit et saccagé la bourgade Saint-Joseph l’an dernier, je me méfie, et je suis toujours inquiet loin de notre bourgade.

— Sois tranquille, mon enfant, j’ai recommandé au Père Lalemant de veiller sur Marie. Et puis, notre voyage s’achève ; demain, à pareille heure, nous serons revenus à notre village Saint-Louis.

Ces paroles parurent réconforter le jeune indien.

C’était un enfant de la tribu des Hurons et son futur chef. Il était âgé de vingt ans. Grand, mince, vigoureux, il était d’une agilité remarquable à la course dans les bois. Depuis trois ans il était considéré comme le meilleur chasseur, non seulement de la tribu des Hurons, mais encore de toutes les autres tribus du pays ; jamais il ne revenait de la chasse les mains vides. Il était doué d’un flair surprenant. Quand la viande manquait à son village et lorsque les autres chasseurs revenaient sans gibier d’une tournée, il décrochait son arc, jetait le carquois sur son épaule et s’élançait dans la forêt, quelle que fût l’heure du jour ou de la nuit. Et quatre heures ne s’étaient pas écoulées, qu’il rentrait au village portant fièrement sur ses épaules robustes un quartier tout saignant de cerf.

Sans être beau, son physique était assez agréable. Sa figure était longue et mince, cuivrée, c’est vrai, mais splendidement éclairée et animée par deux yeux noirs, brillants et intelligents. Son front haut et large annonçait la fierté de sa race. Les pommettes de son visage n’étaient pas aussi saillantes que celles de ses congénères. Ses lèvres étaient minces, mais presque toujours serrées contre de belles dents humides et blanches. Ces dents, on les voyait rarement, parce que cet enfant de la forêt ne savait pas sourire. Les traits de son visage demeuraient le plus souvent rigides, et toute sa physionomie, chose curieuse à cet âge, était empreinte d’une solennelle gravité qui impressionnait. Sa peau n’était pas tatouée, et il ne portait aucun de ces ornements naïfs et grotesques dont aimaient à se parer les sauvages. Mais comme eux il gardait ses cheveux longs qu’il avait très beaux.

Le missionnaire avait remarqué ce jeune homme douze ans passés, alors qu’il était aux premiers moments de son apostolat parmi les Hurons. Chez l’enfant de huit ans il avait trouvé une physionomie immobile et grave qui l’avait surpris, une physionomie qu’on aurait dit sculptée dans un morceau de bronze. L’ayant interrogé, il avait découvert par ses réponses une grande intelligence. De suite il avait résolu de cultiver particulièrement cette jeune intelligence qui ne semblait se montrer nullement rebelle, à l’encontre de tant d’autres, à ses enseignements, et il avait eu l’espoir que plus tard ce jeune néophyte pourrait lui être utile au cours de son apostolat. Il l’avait donc instruit, puis l’avait baptisé du nom de Jean. Doué d’une grande mémoire, le jeune indien avait rapidement appris, si bien qu’à l’âge de quinze ans, il connaissait la vie des Saints, savait par cœur le Nouveau Testament et une partie de l’Ancien, connaissait la vie des rois de France, les premiers éléments de l’arithmétique et la géographie. Dès les premières leçons le jeune indien s’était épris d’une grande passion pour le savoir, et à l’âge de douze ans il lisait avec plaisir tous les livres que le missionnaire pouvait lui procurer. Il avait appris la langue de France et la parlait avec une facilité remarquable, tout en conservant un accent rude et rocailleux.

Son grand talent, joint à ses nombreuses qualités physiques, n’avait pas manqué de susciter l’admiration de ses congénères qui, déjà, le désignaient comme le futur grand chef de la tribu. Par ce talent, son savoir, sa bravoure et sa gravité naturelle il s’était créé un certain prestige qui ne pouvait que grandir avec les années et lui assurer sur sa tribu une autorité exceptionnelle.

L’année après avoir commencé l’instruction du jeune Jean, le Missionnaire, s’étant rendu dans une tribu lointaine alliée à la tribu des Hurons, les Andastes, qui s’étaient réfugiés dans les forêts du Nord pour échapper aux Iroquois, y avait découvert une fillette d’une huitaine d’années, et si intelligente et jolie qu’il avait décidé de l’instruire et d’en faire une chrétienne. Mais comme la plupart des Andastes ne semblaient pas disposés à se rapprocher du pays des Hurons, Jean de Brébeuf réussit à emmener avec lui la fillette et son père et sa mère. Il avait établi la famille dans le village des Hurons qui l’avaient fort bien accueillie à cause de la rare beauté de la jeune indienne.

Qui sait, se disait le missionnaire, si, une fois christianisée, cette enfant plus tard ne pourrait m’être un puissant auxiliaire dans la conversion de sa tribu ?

Il l’avait donc instruite en même temps que le jeune Huron, puis deux ans après il l’avait baptisée sous le prénom de Marie. De même que Jean, elle apprit la langue française qu’elle finit par parler très correctement. À elle aussi le missionnaire enseigna l’histoire de France et la géographie. Un peu plus tard, les deux enfants se liaient d’amitié, et tous les jours ils lisaient ensemble avec le plus grand plaisir les livres que leur prêtait le missionnaire. Ils finirent par s’aimer. Un jour, c’était l’année qui avait précédé le massacre de la bourgade Saint-Joseph, le jeune huron avait déclaré au missionnaire :

— Père Noir, quand je serai devenu chef de mes guerriers et de ma tribu, je veux que vous me donniez Marie pour femme !

— Certainement, mon ami, avait souri Jean de Brébeuf ; elle te fera une femme admirable. Nous y penserons.

Le jeune indien avait acquis une grande vénération pour le missionnaire dont le courage, la patience, la douceur et la bonté l’émerveillaient toujours. Il l’avait bientôt considéré comme son père et ne voulait plus s’en détacher. Il accompagnait le missionnaire chez les tribus les plus lointaines, ne reculant jamais devant les fatigues ou les dangers. Jean de Brébeuf allait fort souvent, chez des tribus féroces pour y semer la parole de l’Évangile et porter des éléments de civilisation européenne. L’amitié et le respect que lui portait jusqu’au plus grand dévouement le jeune indien, était pour lui une marque de reconnaissance qui le payait amplement des peines qu’il s’était données pour conquérir à Dieu cette âme vierge d’un enfant de la forêt. L’enfant avait montré un cœur généreux en trouvant un père dans ce missionnaire, et lui, il avait acquis un compagnon dévoué, sûr et utile.

Quant à l’autre personnage, Gaspard Remulot, c’était un ancien pêcheur de Saint-Malo. Venu au pays vers 1628, il s’était adonné à la chasse et au commerce des pelleteries et durant dix années il avait parcouru toutes les parties de l’Amérique. Il avait tôt préféré la terre ferme, ses forêts et son gibier à la mer, ses flots et son poisson. En 1638 Jean de Brébeuf l’avait arraché des mains des Iroquois qui s’apprêtaient à le martyriser, parce que Gaspard avait commis l’imprudence de chasser sur leurs terres. Bien qu’il ne redoutât pas la mort sous quelque forme qu’elle se présentât, Gaspard aimait la vie quand même, surtout cette vie aventureuse qui possédait sur son tempérament un si puissant attrait. Aussi, voulant à son sauveur prouver sa gratitude, il s’attacha à lui et promit de lui vouer le reste de ses jours. Avec le jeune indien il devint le compagnon assidu du Père dans ses voyages d’évangélisation. Il s’occupait surtout, au cours des voyages, de trouver la nourriture nécessaire et de l’apprêter au mieux de ses connaissances culinaires. Dans ces voyages les trois compagnons avaient donc chacun leur besogne particulière : le jeune indien tenait les avirons le long des cours d’eau, Gaspard Remulot chassait le gibier et apprêtait les repas, et Jean de Brébeuf, à cause de sa force extraordinaire et de sa vigueur, se réservait la plus rude besogne : les portages.

Gaspard était trapu, agile et vigoureux aussi. Terriblement barbu, on le lui voyait que le nez et les yeux. C’était un esprit grognard et jovial, aimant les bons mots, mais un jureur forcené que Jean de Brébeuf finissait par corriger. Généreux et brave, téméraire même, aucun danger ne le rebutait comme aucune corvée. Et toujours prêt à s’immoler pour le missionnaire, de même que celui-ci voulait toujours épargner à son compagnon les pénibles corvées, Gaspard avait donc été pour Jean de Brébeuf une acquisition de réelle valeur. Aussi les deux hommes s’entendaient-ils mieux que deux frères.

Voilà donc ce qu’étaient les deux compagnons du missionnaire, dont nous allons, à présent, essayer le portrait d’une façon aussi véridique qu’il nous est possible à trois siècles de distance.