Jean de Brébeuf/03

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Éditions Édouard Garand (48p. 10-13).

CHAPITRE III

JOANNES DIT JEAN DE BRÉBEUF


C’est en 1593, à Condé-sur-Vire, près de Bayeux, que naquît Jean de Brébeuf.

Il était issu de la vigoureuse race normande et d’une famille d’ancienne noblesse qui s’était illustrée sous le régime des ducs de Normandie, entre autres le célèbre Rollon. Dès sa jeunesse Jean de Brébeuf avait laissé voir des dispositions pour l’apostolat, bien qu’à la vérité on le crut plutôt attiré vers les arts et plus particulièrement vers la littérature religieuse. Il montra de si grands talents au cours d’études très brillantes qu’il attira sur lui l’attention du général des Jésuites. Celui-ci, en effet, avait découvert chez l’étudiant une intelligence supérieure, un caractère ferme et loyal, un cœur généreux, une vaillante nature.

« Voicy un soldat de la Foy ! » avait-il dit.

Et, de fait, le jeune Jean de Brébeuf se sentit à ce moment, plus qu’à tout autre de sa jeunesse, fouetté par le souffle des vrais et des sublimes combats. Il fut donc enrégimenté dans l’illustre Compagnie de Jésus, qu’il avait toujours, d’ailleurs, considérée comme la plus belle forme de chevalerie errante. Très instruit et paraissant tout d’abord doué des meilleures qualités propres à l’enseignement, on décida de le lancer dans cette direction. Mais Jean de Brébeuf assura qu’il se sentait trop d’activité pour se condamner à languir dans une classe, bien qu’il voulût de toute âme se soumettre à la volonté de ses supérieurs comme à celle de Dieu. Il demanda qu’on l’envoyât dans quelque lointaine mission, notamment dans les missions de la Nouvelle-France. Ses supérieurs ne paraissaient pas disposés à acquiescer à ses désirs, quand intervint le duc de Ventadour dont le futur Apôtre des Hurons s’était fait un allié.

Il s’embarqua pour Québec en 1625 avec les Jésuites Charles Lalemant et Ennemond Massé.

Durant la première année de son séjour au Canada, Jean de Brébeuf eut la mission des Montagnais sur le fleuve Saint-Laurent. Il étudia avec ardeur les langues sauvages et se forma à la vie et aux mœurs des indiens. En 1626 il se rendait au pays des Hurons que Samuel de Champlain avait découvert et parcouru vers 1615, et où des Pères Récollets avaient jeté les premiers germes de l’évangélisation. Déjà, le jeune missionnaire admirait la beauté pittoresque de ce pays nouveau qu’était le Nouveau-Monde, et son climat, quoique rude, ne lui avait pas paru insupportable. Dans un pays jeune et neuf comme celui-ci, tout vierge encore, que de grandes choses ne pouvait-on pas accomplir pour la gloire de Dieu d’abord, pour celle des hommes ensuite ? Que de merveilles ne pouvait-on pas faire jaillir de cette terre si bien parée par le Créateur ? Jean de Brébeuf se sentait aiguillonné âprement par l’immense désir d’accomplir quelques-unes de ces merveilles qu’il imaginait, mais de les accomplir pour la plus grande gloire de Jésus-Christ, et, entre autres, la conversion des nombreuses peuplades païennes qui vivaient au sein des forêts.

Il se mit donc carrément à l’œuvre. La rude besogne qu’il entrevit ne l’effraya pas. Il constata de suite que le premier travail des Pères Récollets n’avait point laissé de fruits. La friche à attaquer était aussi formidable qu’aux premiers jours où les Récollets étaient venus tracer le premier sillon de la foi. Tout était à recommencer. Jean de Brébeuf prit la besogne de front. Il se rua, pour ainsi dire, à l’assaut de ces forteresses païennes. Et déjà il amollissait ces âmes farouches et taillées dans la pierre, lorsque la Nouvelle-France passa aux mains de l’Angleterre par l’intermédiaire des frères Kerth à qui Champlain avait cédé Québec, incapable qu’il se trouvait de leur résister.

Jean de Brébeuf retourna en France, non sans emporter d’immenses regrets.

Ceci se passait en 1629.

Mais lorsque la France eut recouvré sa colonie en 1632 par le traité de Saint-Germain-en-Laye, Jean de Brébeuf fut autorisé à revenir au Canada et reprendre l’apostolat interrompu. Deux mois après la signature du traité, c’est-à-dire, à la fin de mai 1632, il s’embarquait pour Québec. Mais ce ne fut qu’au printemps de l’année suivante, c’est-à-dire en 1633, qu’il put se rendre au pays des Hurons. Cette fois il fut accueilli avec joie, mais tout de même il devait recommencer toute l’œuvre déjà accomplie. Il réussit si bien qu’en peu d’années il se vit le maître de ces tribus sauvages qui l’aimèrent. Jean de Brébeuf ne se contenta pas d’enseigner seulement la parole de Dieu, il enseigna la langue de France et commença d’inculquer à ces peuples barbares les coutumes et les mœurs européennes.

En même temps que la Croix il prit la hache. Il abattit la forêt redoutable, il fouilla le sol vierge, en fit sortir du maïs, du froment, des pommes de terre. En parcourant les forêts il rassemblait des bandes éparses, les réunissait aux abords des lacs ou des rivières et leur donnait un foyer stable en fondant une bourgade. Ainsi il les aurait sous sa main, il veillerait sur elles, les protégerait contre le contact d’autres peuplades réfractaires et les conserverait à Dieu. Pour combattre les vices qui naissaient de leur oisiveté, il leur enseigna l’agriculture, leur fit jeter à terre la riche toison de la forêt pour leur fournir une toison non moins riche et belle, celle des champs de blé et de maïs. Aujourd’hui, en cette terre de l’Ontario où grandissent des villes magnifiques, dont la terre fouillée et ensemencée est devenue d’une richesse productive extraordinaire, l’image de Jean de Brébeuf demeure : il fut l’homme qui, le premier, fit surgir de cette terre le village et les champs.

Car cet homme n’était pas seulement un voyageur et un découvreur, mais aussi un défricheur, et surtout un bâtisseur. Dénué de tout outillage, n’ayant que ses mains solides, sa croix et sa parole, mais aussi et surtout sa grande foi et sa confiance en Dieu, il renversa la forêt, en fit sortir la barbarie, l’attaqua, la vainquit et en moins de 16 ans il put conquérir à sa foi et au culte du vrai Dieu huit mille barbares.

Quel travail d’hercule ! Un travail accompli au sein de peuplades farouches, féroces, défiantes, amollies, fainéantes, souvent réfractaires ; un travail fait au milieu des pires dangers, dans les souffrances et les misères de toutes sortes… et jamais une défaillance ! Jean de Brébeuf pouvait-il défaillir ? Non ! Son œuvre lui apparaissait trop belle, si belle qu’il demandait à Dieu le temps nécessaire pour l’achever entièrement ! Il ne vivait plus que pour cette œuvre, il s’en passionnait, il l’aimait parce qu’elle était une œuvre agréable au Seigneur !

Mais qu’en retirerait-il ?… La faveur Divine ! C’était tout ce qu’il souhaitait. Que lui importait la gloire des hommes, les honneurs, la fortune ! N’avait-il pas quitté toutes ces belles choses en laissant son pays natal ? Il aspirait après l’unique gloire que Dieu réserve à ses serviteurs dans son Paradis éternel. C’était l’homme trempé de cette foi qui n’a d’autre borne que Dieu. Venu du sein de Dieu, il retournait à Dieu. Et rien ne l’arrêterait, rien ne le ferait dévier, sa dernière goutte de sang était déjà offerte à son Sauveur Tout-Puissant.

Ah ! c’est que Dieu, aussi, l’avait bien doué de qualités physiques et intellectuelles et de vertus morales pour en faire le serviteur et l’ouvrier qu’il avait voulu.

Au physique il imposait par sa haute taille et sa forte encolure. Ses épaules étaient larges et solides, ses bras et ses jambes fortement musclés, endurcis par tous les travaux les plus rudes. Large aussi était sa poitrine, bombée, puissante, comme faite pour recevoir les grands chocs. Mais aux durs travaux, aux souffrances de tous les jours, aux privations de toutes espèces, aux fatigues sans nom, il était devenu d’une maigreur excessive, si bien que toute son armature d’homme n’était plus qu’une composition de nerfs et d’os… il n’en restait plus de chair. Son visage, fortement bruni par les soleils d’été, les vents des lacs et les froids d’hiver, ravagé par les souffrances, conservait une douceur admirable en dépit d’une rudesse acquise dans les besognes pénibles. Sa barbe légèrement grisonnante semblait accentuer cette douceur, de même qu’elle atténuait cette rudesse de ses traits. De ses yeux bruns, très mobiles, s’échappait continuellement un feu vivace et saisissant. Son regard fascinait, hypnotisait. Souvent ce regard avait été pour lui et ses compagnons de voyage une arme défensive et puissante en présence d’ennemis dangereux. Droit, pénétrant, ferme et doux à la fois, le regard de cet homme subjuguait, et le regard astucieux de l’indien n’en pouvait supporter les effluves. On reculait devant ce regard de feu, et l’on n’eût pas osé attaquer de front cet homme prodigieux. Dans la conversation familière la voix de Jean de Brébeuf était suave et persuasive ; mais elle pouvait vibrer et retentir comme un tonnerre dans les échos des monts et des forêts. Et cette voix aussi avait souvent mis en fuite des ennemis implacables.

Sa force physique n’était pas moins redoutée que sa force morale. Il était fort comme un bœuf… comme il l’avouait lui-même avec un sourire candide. À lui seul il soulevait des poids énormes. Un tronc de chêne qui barrait sa route n’était rien : il l’enlaçait de ses bras, le soulevait doucement, puis d’un brusque mouvement le rejetait de côté. Deux hommes de force ordinaire n’auraient pas réussi le tour. De sa hache il abattait des pins énormes sans montrer la moindre lassitude. Dans les portages, au cours de ses excursions parmi les peuplades indiennes, il était infatigable. Il chargeait ses épaules des poids les plus lourds, et, au travers des rochers, parmi les troncs d’arbres renversés qui faisaient des barrières redoutables, dans les marais profonds, il allait gaillardement sans se plaindre jamais de la fatigue. S’il tombait, il se relevait en riant, rechargeait son fardeau et reprenait la route. Il ne s’arrêtait qu’à la prière de ses compagnons harrassés. S’il désirait atteindre un certain point du pays avant la fin du jour, mais que ses compagnons, trop fatigués ne se sentaient pas la force d’atteindre, il ajoutait leur fardeau au sien et, en avant !

Homme de fer !…

Si on voulait lui faire remarquer qu’il donnait trop de son corps, il répliquait en souriant :

— Allons donc ! ne suis-je pas un bœuf bon tout au plus à tracer le premier sillon ?… Eh bien ! marchez dedans et tout ira bien !

Or, ce bœuf n’allait tomber, et tout vigoureux encore, que sous la hache de l’Iroquois, après avoir enduré des tourments corporels sans nom. Il allait mourir, hélas ! alors qu’il ne serait encore qu’au milieu de ses conquêtes !

Quel conquérant tout de même il fut !

Auparavant, de grands hommes, au prestige formidable, avaient conquis des pays par le fer et le feu ; les soldats de Jésus, ignorés des foules, inconnus des mondes, sans renommée comme sans prestige, s’étaient mis à conquérir uniquement par la parole et la prière !

Des Colomb, des Cartier, des Champlain étaient venus prendre des terres au nom du Roy ; ces soldats de Jésus, armés seulement de la Foy étaient venus prendre ces terres au nom du Christ !

Les premiers avaient la foudre en mains, et pourtant avec cette force et ce pouvoir ils n’avaient réussi qu’à prendre des terres ; ces apôtres prenaient des terres et des peuples avec seulement la Croix et la Parole de Dieu !

Les uns venaient planter le drapeau du Roy ; eux venaient planter la Croix ! Parfois le drapeau tombait ; la Croix, jamais ! Elle demeurait ! Et si les terres conquises par l’épée échappaient à l’épée, la Croix se chargeait de les reconquérir, et partout elle demeurait vainqueur et maîtresse !

Ah ! oui, que ces Brébeuf, ces Jogues, ces Chabanel, ces Daniel, ces Garnier, ces Lalemant, ces Marquette furent de grands conquérants et de grands apôtres ! Ils ont couvert de leur robe noire tout un continent ! Toutes les forêts ont frémi au son de leur voix, et toutes se sont émues à la douceur de leur parole ! Tous les monts ont tressailli sous leurs pas, et leur grandeur a paru moins grande devant la leur ! Et les fleuves, les rivières, les lacs, qui ressemblaient à des mers, ont de ces hommes d’élite et de foi dans le miroir de leurs ondes, conservé l’image ! Trois siècles se seront bientôt écoulés, et cette terre d’Amérique n’a pas oublié le passage de ces hommes en robe noire… elle ne les oubliera jamais !

Et chose étonnante, dans la tâche formidable qu’ils avaient embrassée, rien ne les avait rebutés !

Jean de Brébeuf moins que les autres. Jour et nuit il avait traversé les forêts, passé les lacs, franchi les monts, abattu les bois pour y planter des villages, et il ne s’était jamais lassé. Dans son enthousiasme Jean de Brébeuf entrevoyait des villes magnifiques et des villages populeux surmontés de la Croix, des champs immenses dorés de moissons admirables, des plaines fleuries, et là précisément où ne se présentaient à ses yeux ravis que des bois, des rochers, des lacs. Cet empire qu’il imaginait, il l’eût voulu faire de ses mains. Non, certes, il n’en aurait jamais le temps ! Qu’importe ! il commencerait l’œuvre, formidable besogne capable de décourager les plus entreprenants et les plus hardis. Mais il possédait l’initiative et la hardiesse. Il se mit donc à l’œuvre, brûlé par les soleils, fouetté par les vents glacials qui soufflaient souvent avec rage des mers polaires, inondé par les pluies torrentielles, aveuglé par les neiges qui tombaient en avalanches et s’amassaient à rendre tous les sentiers impraticables. Rien ne l’arrêtait. Il s’élançait dans la lutte contre les hommes, contre les bêtes, contre les éléments déchaînés avec un visage calme et souriant. Souvent la soif déchirait son gosier, asséchait sa bouche, coupait ses lèvres. il allait encore ! La faim torturait ses entrailles, il marchait toujours ! Lorsque, à la longue, la torture voulait assujettir la chair et l’affaiblir, l’esprit se révoltait et commandait ! Si l’esprit faiblissait à son tour, Jean de Brébeuf tirait son crucifix de sa ceinture, le regardait avec amour, le baisait ardemment et reprenait sa marche ou son travail ardu. Et la faim s’éclipsait, la soif n’était plus, la fatigue se lassait de s’acharner en vain à cet homme de fer.

Oui, cet homme était vraiment de fer : s’il frappait son cœur, l’airain résonnait ! Ah ! c’est qu’il n’était pas seulement l’homme de l’humaine nature et de la chair mortelle, il était fait de l’esprit de Dieu que rien n’abat ! Cet esprit vivait tellement en lui, que cet homme disparaissait. On s’en étonnait, car cet homme ne semblait pas faire partie de cette faible humanité sans cesse abattue.

Sous son regard ardent, dont les yeux s’enfonçaient sous les orbites, regard devenu fiévreux par la lourdeur atroce des sommeils méconnus, les grands peuples des bois se courbaient éblouis ; devant sa main levée pour pardonner et bénir, l’ennemi farouche, sanguinaire, féroce battait en retraite, prenait la fuite, comme si cet homme extraordinaire eût tenu en sa main l’épouvante et quelque foudre géante et impitoyable. Oui, quel mystérieux pouvoir possédait cet homme… pouvoir qui se manifestait dans le moindre de ses gestes, dans son plus tendre regard comme dans le plus terrible, dans sa voix, dans son sourire, pouvoir qui était en lui et hors de lui, qui agissait toujours et partout !

Son prestige devint inouï ! Sa force eût surpassé la force des plus grands monarques ! Sa parole vibrante de foi et de charité eût dominé la parole impérative des conquérants ! Des conquérants ?… Qui furent, au vrai, les véritables conquérants de cette terre canadienne ?… Qui furent les conquérants de tout cet univers chrétien ?… Les Césars ? Les Bonaparte ? Non ! Les vrais conquérants, ceux-là dont les conquêtes étaient innombrables et vastes à couvrir tous les points de globe terrestre, ce furent ces simples, mais sublimes porteurs de l’Évangile. Et leurs conquêtes sont restées immuables, parce qu’elles ont été fertilisées à jamais. De même que le laboureur, cet autre conquérant, a fertilisé sa terre de ses sueurs, les soldats de Jésus-Christ ont fertilisé de leur sang, mais un sang si humain et si pur qu’il scellait la durabilité de leur œuvre grandiose. Ce fut une rosée divine, et Jean de Brébeuf répandit à profusion cette rosée qui allait demeurer toute fraîche durant des siècles à venir.