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Jean de La Fontaine (RDDM)/04

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Jean de La Fontaine (RDDM)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 395-416).
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JEAN DE LA FONTAINE
COURS LIBRE PROFESSÉ A L’UNIVERSITÉ DE STRASBOURG

SIXIÈME LEÇON[1]


IV. — LA VIEILLESSE ET LA CONVERSION


I. — LA FONTAINE ET LE ROI

En contant la vie de l’abbé de Chaulieu[2], Sainte-Beuve a ouvert sur l’histoire du Grand Siècle cette large perspective : « Il y a deux siècles de Louis XIV : l’un noble, majestueux, magnifique, sage et réglé jusqu’à la rigueur, décent jusqu’à la solennité, représenté par le Roi en personne, par ses orateurs et ses poètes en titre, par Bossuet, Racine, Despréaux ; il y a un siècle qui coule dessous, pour ainsi dire, comme un fleuve coulerait sous un large pont, et qui va de l’une à l’autre Régence, de celle de la Reine-mère à celle de Philippe d’Orléans. Les belles et spirituelles nièces de Mazarin furent pour beaucoup dans cette transmission d’esprit d’une Régence à l’autre, les duchesses de Mazarin, de Bouillon et tout leur monde ; Saint-Evremond et les voluptueux de son école ; Ninon et ceux qu’elle formait autour d’elle, les mécontents, les moqueurs de tout bord. » À travers ce siècle-là, nous avons, en suivant La Fontaine, fait quelques excursions. Sainte-Beuve ajoute : « J’ai dit qu’il y a deux aspects du siècle ou règne de Louis XIV, l’aspect apparent imposant et noble, et le revers, le fond plus naturel, trop naturel, et où il ne faut pas trop regarder ; ajoutons seulement qu’à une certaine heure, et au plus beau moment du règne, deux hommes montrèrent, en plus d’une œuvre, ce que pouvait le génie en unissant les deux tons, en rompant en visière au solennel, et en faisant parler hautement et dignement la nature : ces deux hommes sont Molière et La Fontaine. »

Jamais on n’a mieux marqué la place que La Fontaine a occupée dans son siècle, ni mieux montré comment son humeur, ses goûts, sa poétique, l’ont rendu rebelle à la discipline que Louis XIV entendait imposer à la littérature, comme à la Cour et à la nation tout entière.

Voilà pourquoi le Roi refusa toujours à La Fontaine les faveurs dont il combla Racine et Boileau.

Voltaire a donné cette explication : « Louis XIV traitait les fables de La Fontaine comme les tableaux de Teniers dont il ne voulait voir aucun dans ses appartements. Il n’aimait le petit en aucun genre, quoiqu’il eût dans l’esprit autant de délicatesse que de grandeur. » Assurément, Teniers eût fait une singulière figure dans un palais décoré par Le Brun. Mais les personnages de La Fontaine ne ressemblent nullement à des Teniers : dans les Fables, rien ne saurait blesser le goût le plus pur, le plus scrupuleux. D’ailleurs, le Roi permit que le fabuliste dédiât son premier recueil au Dauphin, et il ne trouva pas mauvais que Fénelon fit servir les Fables à l’éducation du duc de Bourgogne. La Fontaine, cependant, n’eut aucune part aux bienfaits de Louis XIV, et, quand il se présenta à l’Académie, son élection fut différée sur l’ordre du Protecteur. Il faut donc chercher une autre raison. Les Contes ? Ils paraissaient alors bien moins scandaleux qu’ils ne le semblent aujourd’hui. La vie privée du poète ? Les mœurs n’étaient pas si rigoureuses, surtout à la cour, qu’on pût faire grief à La Fontaine d’avoir quitté sa femme. Les relations du poète avec Fouquet et l’Elégie aux Nymphes de Vaux ? Peut-être ; mais le ressentiment du Roi eût-il persisté après la mort de Colbert ? Il faut en revenir à la remarque de Sainte-Beuve. La Fontaine appartenait à une société qui, toujours, vécut en marge du règne, hors de Versailles ; il lui appartenait par ses amitiés et ses mœurs, étant des familiers de l’hôtel de Bouillon et plus tard du Temple, où les libertins s’assemblaient ; il lui appartenait aussi par son esprit libre et frondeur : dans les Animaux malades de la peste, les Obsèques de la Lionne, le Tribut envoyé par les Animaux à Alexandre, et dans bien d’autres fables, la majesté royale est mal respectée. Ne dites pas que n’ayant point lire ces récits de son propre fonds, il n’y a pas vu malice. Un jour, discutant avec La Fontaine sur l’autorité absolue des rois, Racine allégua les pouvoirs donnés par Dieu à Saül. « Si les rois, répondit La Fontaine, sont maîtres de nos biens, de nos vies et de tout, il faut qu’ils aient le droit de nous regarder comme des fourmis à leur égard, et je me rends si vous me faites voir que cela soit autorisé par l’Écriture. » Il est vrai que Racine, inventant imperturbablement un texte sacré, répliqua : « L’Écriture a dit : Tanquam formicæ deambulabitis coram rege vestro. » Et La Fontaine fut convaincu. Enfin, par sa poésie imprégnée de tradition gauloise, par sa langue où abondent les mots du siècle précédent, La Fontaine était suspect à Louis XIV qui, dans tous ces archaïsmes, voyait une offense à la gloire de son règne. Ces accointances avec les libertins, autant que cet attachement au vieux langage, alarmaient l’orgueil du monarque. Il est probable que La Fontaine ne s’avisa point des raisons de sa disgrâce. Plus d’une fois il dut s’étonner que, pour d’autres si abondante, la manne ne tombât jamais pour lui. Mais cet irrégulier n’avait rien d’un révolté. Il n’était pas mauvais courtisan, et ne perdit jamais une occasion de louer le Roi en prose ou on vers. Il a maudit les ennemis du royaume, célébré les exploits et la sagesse de Louis XIV, décrit les beautés de Versailles ; il a accepté avec bonne grâce sa mésaventure académique ; et toujours il a mis dans l’éloge une pointe de familière bonhomie qui relevait la fadeur de la flatterie. Rien n’y a fait ; le Roi est resté insensible.


II. — L’OLYMPE ET LE PARNASSE

Le voici en pleine renommée. De grands esprits, comme Fénelon et La Bruyère, reconnaissent son génie. Ses vieux amis, Racine et Boileau, qui cependant appartiennent à l’ordre nouveau, demeurent ses admirateurs. Dans les salons et les ruelles où l’invitent les femmes les plus renommées pour leur esprit, il est obligé de se faire accompagner d’un ami qui récite ses fables, voire ses contes, car il n’ose se fier à sa mémoire. Le public s’amuse des singularités de sa vie : c’est un thème inépuisable de bons mots et d’anecdotes. Enfin l’Académie l’a accueilli par un vote unanime.

De sa gloire, il supporte sans chagrin les ennuis, mais il voudrait bien en retirer les avantages, et le premier de tous, un peu d’argent, de cet argent qu’il méprise, mais sans lequel les loisirs de sa vieillesse lui paraîtraient insipides.

Peu à peu il a vendu presque tous ses biens de Champagne ; il s’est même défait de la maison patrimoniale de Château-Thierry. Sans doute, il jouit toujours du logis que lui a gardé Mme de La Sablière ; il ne le quittera qu’après la mort de son amie. Là il s’est fait un intérieur à son goût. Les bustes des grands philosophes de l’antiquité décorent la chambre où il a coutume de recevoir ses amis, Vergier, Saint-Dié, Hervart et pour donner à ceux-ci le plaisir d’un peu de musique, il a fait apporter un clavecin ; une « Chloris » vient y chanter des chansons.


La Chloris est jolie, et jeune, et sa personne
Pourroit bien ramoner l’amour
Au philosophique séjour.
Je l’en avois banni ; si Chloris le ramène,
Elle aura chansons pour chansons[3].


Mais il est peu probable que Mme La Sablière ait consenti à faire les frais des philosophes en terre cuite, du clavecin, et je n’ose ajouter, de la Chloris.

Pour sortir d’embarras, à défaut des bienfaits du Roi, un seul moyen lui restait, celui dont alors tous les poètes usaient sans vergogne.


On ne peut trop louer trois sortes de personnes :
Les Dieux, sa maîtresse et son roi,


dit La Fontaine. Là-dessus il raconte comment, pour reconnaître les louanges dont Simonide les avait comblés, Castor et Pollux donneront à leur poète un avis opportun et lui épargnèrent de recevoir un plafond sur la tête ; puis il conclut :


Je reviens à mon texte, et dis premièrement
Qu’on ne saurait manquer de louer largement
Les Dieux et leurs pareils ; de plus, que Melpomène,
Souvent, sans déroger, trafique de sa peine ;
Enfin qu’on doit tenir notre art en quelque prix.
Les grands se font honneur dès lors qu’ils nous font grâce :

Jadis l’Olympe et le Parnasse
Etoient frères et bons amis[4].


A restaurer cette fraternité de l’Olympe et du Parnasse, La Fontaine travailla de son mieux. Il loua son roi, — gratuitement. Il loua les dieux, mais avec plus de profit.

Il avait commencé par les déesses, et il avait dédié à Mme de Montespan le second recueil de ses fables.


C’est de vous que mes vers attendent tout leur prix :
Il n’est beauté dans nos écrits
Dont vous ne connoissiez jusques aux moindres traces[5].


Puis ce fut le tour de celle qui supplanta Mme de Montespan, Mme de Fontange, dont l’abbé de Choisy disait qu’elle était « belle comme un ange et sotte comme un panier. » La Fontaine, il est vrai, assurait que toutes les déesses de l’Olympo l’avaient faite à leur image :


Pallas y mit son esprit si vanté,
Junon son port, et Vénus sa beauté,
Flore son teint, et les Grâces leurs grâces[6].


Maintenant, les dieux de sa vieillesse, c’étaient les Conti et les Vendôme.

Pour les Conti, les neveux du grand Condé, il a composé des dédicaces, des épitres, des épithalames. A l’aîné, Louis-Armand de Conti, il a envoyé un opuscule, intitulé : Comparaison d’Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, qui est de sa prose la plus belle et la plus solide. De la veuve de Louis-Armand, fille de Louis XIV et de Mlle de la Vallière, il a tracé ce ravissant portrait :


Conti me parut lors mille fois plus légère
Que ne dansent au bois la nymphe et la bergère ;
L’herbe l’auroit portée ; une fleur n’auroit pas
Reçu l’empreinte de ses pas[7].


Quant au plus jeune, le prince de la Roche-sur-Yon, qui devint prince de Conti après la mort de son frère, La Fontaine lui a dédié le Milan, le Roi et le Chasseur, et lui a adressé des lettres rimées, alertes et spirituelles.

Les Vendôme, arrière-petits-fils de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, étaient, par leur mère, Laure Mancini, neveux de la duchesse de Bouillon, qui elle-même était cousine des Conti. La Fontaine était donc en pays de connaissance au château d’Anet où le duc tenait sa cour. Il retrouvera la même société à Paris dans l’hôtel du Temple, que le chevalier de Vendôme occupe en sa qualité de grand-prieur. Les mœurs des Vendôme, les fêtes d’Anet, les débauches du Temple forment un des chapitres les plus connus de la chronique scandaleuse, pendant la dernière partie du règne de Louis XIV : je vous renvoie à Saint-Simon.

Lorsque La Fontaine publia Philémon et Baucis, où il dépeignait d’une manière aussi touchante qu’inattendue la félicité de deux vieux époux dont


Ni le temps ni l’hymen n’éteignirent la flamme,


il eut la singulière pensée de dédier cette idylle innocente au duc de Vendôme, et, ce jour-là, il loua sans mesure.


Je voudrois pouvoir dire en un style assez haut
Qu’ayant mille vertus vous n’avez nul défaut.


Vendôme dut sourire à la pensée qu’on ne lui trouvait « nul défaut. » Il y en avait un du moins qui lui manquait, c’était l’ingratitude. Bien que Philémon et Baucis commençât par ce vers imprudent :


Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux,


il chargea l’abbé de Chaulieu, intendant de ses munificences, de faire quelques largesses à La Fontaine, et bientôt les relations entre le poète et le duc devinrent moins cérémonieuses. On en verra la preuve dans les lettres et les épitres de La Fontaine à Vendôme.

Citons quelques fragments d’une de ces lettres versifiées[8]. Cette poésie familière n’est pas un chef-d’œuvre. C’est une de ces Gazettes rimées, comme La Fontaine avait coutume d’en adresser à ses amis et à ses protecteurs. En outre, elle jette une lumière assez crue sur une vieillesse dont on ne peut dire, comme de celle de Philémon et de Baucis, qu’elle fut « le soir d’un beau jour. »

La gazette d’abord. On est dans l’été de 1689 : les troupes françaises sont entrées dans le Palatinat et y font de grands ravages ; Spire, Worms. Oppenheim sont en flammes ; Vendôme vient de prendre un commandement dans l’armée du Rhin.


Rarement voit-on, ce me semble,
Guerre et pitié loger ensemble.
Aurions-nous des hôtes plus doux,
Si l’Allemagne entroit chez nous ?
J’aime mieux les Turcs en campagne
Que de voir nos vins de Champagne
Profanés par des Allemands :
Ces gens ont des hanaps trop grands ;
Notre nectar veut d’autres verres.
En un mot, gardez qu’en nos terres
Le chemin ne leur soit ouvert :
Ils nous pourroient prendre sans verd.


Quelques plaisanteries à l’adresse du pape Innocent XI, qui était alors fort mal vu de la cour de France. Et voici l’opinion de La Fontaine sur la Révocation de l’Edit de Nantes. Il a approuvé cette mesure avec une énergie qui nous surprend un peu, car les La Sablière étaient protestants : Mme de La Sablière s’était convertie avant la Révocation, mais sa fille Mme Muisson et son fils, Nicolas de La Sablière, avaient été forcés de se séparer de leurs enfants et de s’exiler en Angleterre. Il est vrai que La Fontaine paraît trouver que le zèle du Roi dépasse un peu la mesure.


Louis a banni de la France
L’hérétique et très sotte engeance.
Il tenta sans beaucoup d’effort
Un si grand dessein dans l’abord :
Les esprits étoient plus dociles.
Notre Roi voyant quelques villes
Sans peine à la foi se rangeant,
L’appétit lui vint en mangeant.


C’est la vérité même : les premières conversions en masse aveuglèrent Louis XIV sur les difficultés et les iniquités de son entreprise.

Abandonnant les choses de la guerre et de la politique, La Fontaine aborde, sans transition, un sujet qui le touche de beaucoup plus près. L’abbé de Chaulieu lui a promis quelque argent de la part du duc.


Il veut accroître ma chevance :
Sur cet espoir, j’ai par avance
Quelques louis au vent jetés,
Dont je rends grâce à vos bontés.
…………
Le reste ira, ne vous déplaise,
En vins, en joie, et cætera.
Ce mot-ci s’interprétera
Des Jeannetons, car les Clymènes
Aux vieilles gens sont inhumaines.
Je ne vous réponds pas qu’encor
Je n’emploie un peu de votre or
À payer la brune et la blonde ;
Car tout peut aimer en ce monde.
Non que j’assemble tous les jours
Barbe fleurie et les Amours.


Ensuite il donne au Duc les dernières nouvelles de la société du Temple :


Nous faisons au Temple merveilles.
L’autre jour on but vingt bouteilles ;
Renier[9]en fut l’architriclin.
La nuit étant sur son déclin,
Lorsque j’eus vidé mainte coupe,
Lanjamet, aussi de la troupe,
Me ramena dans mon manoir.
Je lui donnai, non le bonsoir,
Mais le bonjour : la blonde Aurore,
En quittant le rivage maure,
Nous avoit à table trouvés,
Nos verres nets et bien lavés,
Mais nos yeux étant un peu troubles,
Sans pourtant voir les objets doubles.
Jusqu’au point du jour on chanta,
On but, on rit, on disputa.


Ces diverses confidences en disent assez sur les divertissements de la vieillesse de La Fontaine. Il est superflu d’insister sur ses lettres à Mme Ulrich, personne belle, spirituelle et d’une galanterie sans mesure, qui tenait une sorte de tripot dans la rue de l’Université. On ignore combien de temps il demeura chez elle, mais on sait qu’il laissa entre ses mains nombre de manuscrits, car ce fut elle qui édita les œuvres posthumes. On sait aussi par ses lettres qu’il ne refusait pas « les perdrix, le vin de Champagne, les poulardes avec une chambre chez le marquis de Sablé[10], » un des amants de Mme Ulrich.


III. — DANS LE PARC DE BOIS-LE-VICOMTE

La Fontaine trouva sur son chemin une seconde La Sablière. Françoise le Rogois de Bretonvilliers avait épousé le financier d’Hervart. Elle était d’une rare beauté. Le mutuel amour des deux époux émerveillait La Fontaine. « Comment, écrivait-il, M. d’Hervart cesserait-il d’aimer une femme souverainement jolie, complaisante, d’humeur égale, d’un esprit deux et qui l’aime de tout son cœur ?[11] » Mme d’Hervart entoura le vieux poète de soins et d’affection. Elle le chapitrait sans sévérité, car la société des Hervart n’était pas bégueule, et un des familiers de la maison, l’abbé Vergier, composait des contes auprès desquels ceux de La Fontaine peuvent passer pour édifiants. La morale que la jeune femme prêchait à son ami était donc indulgente. Elle eût seulement voulu mettre un peu de décence dans cette existence désordonnée, obliger La Fontaine à porter un habit moins troué, le décourager d’aller chez les « Jeannetons, » le retenir auprès d’elle à la campagne, dans son château de Bois-le-Vicomte. C’était peine perdue : notre homme aimait tendrement son amie, la payait en vers charmants de ses attentions et de ses conseils, mais il s’évadait, à la première occasion, pour retourner chez le grand prieur, chez Mme Ulrich, où ailleurs.

C’est sous les ombrages de Bois-le-Vicomte qu’il nous plaît de nous représenter La Fontaine septuagénaire, tel que nous le montre l’admirable portrait aujourd’hui conservé au musée de Versailles : dans un visage dont la sécheresse et les rides laissent voir le ravage des années et la fatigue de la vie, des yeux brillant d’une juvénile, d’une enfantine clarté, un long nez qui Haire toutes les voluptés, des lèvres fines et malicieusement serrées, un fort menton dont la rondeur intacte trahit toutes les sensualités. Voilà bien le héros de la mésaventure, que lui-même a, un jour, si joliment contée dans une lettre à Vergier

Qu’avoit affaire M. d’Hervart de s’attirer la visite qu’il eut dimanche ? Que ne m’avertissoit-il ? Je lui aurois représenté la foiblesse du personnage, et lui aurois dit que son très humble serviteur étoit incapable de résister à une fille de quinze ans qui a les yeux beaux, la peau délicate et blanche, les traits du visage d’un agrément infini, une bouche et des regards… Je vous en fais juge ; sans parler de quelques autres merveilles, sur lesquelles M. d’Hervart m’obligea de jeter la vue. Que ne me fit-il la description tout entière de Mlle de Beaulieu ? Je serois parti avant le diner ; je ne me serois pas détourné de trois lieues comme je fis, ni n’aurois été, comme un idiot, me jeter dans Louvres, c’est-à-dire dans un village qui n’en est écarté que d’un quart de lieue, plus loin de Paris que n’en est Bois-le-Vicomte. La pluie me fit arrêter près de deux heures à Auney. J’étois encore à cheval qu’il étoit près de dix heures. Un laquais, le seul homme que je rencontrai, m’apprit de combien j’avois quitté la vraie route, et me remit dans la voie en dépit de Mlle de Beaulieu, qui m’occupoit tellement que je ne songeois ni à l’heure ni au chemin. Mais cela ne servit de rien : il fallut giter au village. Vous voyez, monsieur, que, sans la visite qu’elle nous fit, je n’aurois pas eu un gîte dont il plaise à Dieu vous préserver. J’eus beau dire l’oraison de saint Julien, Mlle de Beaulieu fut cause que je couchai dans un malheureux hameau…[12] »

Et pendant trois jours La Fontaine rêve de Mlle de Beaulieu ; puis il écrit à Vergier pour le charger de remettre à la jeune fille une jolie déclaration :


Amarante est jeune et belle ;
Je suis vieux sans être beau,
Et vais pour quelque rebelle
M’embarquer tout de nouveau.


Il s’embarque et, dans ses petits vers, le Printemps, l’Aurore, les lis, les roses, toutes les antiques fanfreluches de la muse galante, reprennent soudain grâce et fraîcheur, rajeunies par l’immortelle jeunesse du vieil amoureux. Et tant pis si Mlle de Beaulieu s’en divertit ! « A quoi, dit-il, servent les radoteurs qu’à faire rire les jeunes filles ? »

Et c’est encore dans ces mêmes jardins de Bois-le-Vicomte qu’il faut évoquer une dernière image de La Fontaine : ce n’est pas la moins charmante, et c’est peut-être la plus vraie. On la trouve dans une lettre de Vergier à Mme d’Hervart.


Je voudrois bien le voir aussi
Dans ces charmants détours que votre parc enserre
Parler de paix, parler de guerre,
Parler de vers, de vin, et d’amoureux souci ;
Former d’un vain projet le plan imaginaire,
Changer en cent façons l’ordre de l’Univers ;
Sans douter, proposer mille doutes divers ;
Puis tout seul s’écarter comme il fait d’ordinaire,
Non pour rêver à vous qui rêvez tant à lui,
Non pour rêver à quelque affaire,
Mais pour varier son ennui.


Et Vergier ajoutait : « Car vous savez, madame, qu’il s’ennuie partout, et même (ne vous en déplaise) quand il est auprès de vous, surtout quand vous vous avisez de vouloir régler ses mœurs ou sa dépense[13]. »

On peut se demander si La Fontaine s’ennuyait autant que Vergier l’a pensé. Comme lui-même ne nous en a jamais rien dit, Vergier a dû se tromper.


IV. — LA CONVERSION

Au milieu du mois de décembre 1692, La Fontaine, qui avait déjà passé par des crises de rhumatisme, tomba très gravement malade. Il était alors dans sa soixante-douzième année et demeurait encore chez Mme de La Sablière, rue Saint-Honoré. Ayant su la maladie de son paroissien, le curé de Saint-Roch chargea un de ses vicaires de l’aller visiter. Ce vicaire, l’abbé Pouget, était un jeune prêtre de vingt-six ans, docteur en Sorbonne et qui, trois ans plus tard, devait entrer à l’Oratoire. Il était d’esprit janséniste, car il figure au Nécrologe de Port-Royal comme un « Ami de la vérité, » et il devait être dans la suite un des premiers « appelants » de la Bulle. Il avait du coup d’œil, de la finesse, et, pour le salut des âmes, un zèle un peu brusque, un peu rude : on en jugera.

Il commença par décliner la mission qu’on lui voulait confier, alléguant sa jeunesse, son inexpérience. Mais le curé insista, et le vicaire obéit.

Il prit avec lui un ami commun, « homme, dit-il, de beaucoup d’esprit et qui était intime de M. de La Fontaine, » (peut-être Maucroix ; plus probablement Racine) et se présenta chez le malade pour savoir de ses nouvelles. Insensiblement il mit la conversation sur les vérités de la religion. La Fontaine n’éluda pas l’entretien, mais avoua combien il lui répugnait d’admettre l’éternité des peines : « Je me suis mis depuis quelque temps, dit-il, à lire le Nouveau Testament ; je vous assure que c’est un fort bon livre, oui, par ma foi, c’est un bon livre. Mais il y a un article sur lequel je ne me suis pas rendu, c’est celui de l’éternité des peines ; je ne comprends pas comment cette éternité peut s’accorder avec la bonté de Dieu. » A quoi l’ecclésiastique répondit qu’il n’était point nécessaire de comprendre, qu’il suffisait de croire à la révélation, que, du reste, l’éternité des peines était fondée en raison, et, comme il était tout frais émoulu de la Sorbonne, il cita abondamment saint Augustin, les Pères, les théologiens, si bien que sous ce déluge de preuves La Fontaine se rendit et pria le vicaire de revenir le voir. Quelques heures plus tard, le vicaire était la prêt à reprendre la controverse. Pendant dix ou douze jours, le tête-à-tête se renouvela.

L’abbé Pouget a dit l’impression que lui laissèrent ces longues conversations :


M. de La Fontaine n’avait jamais été absolument mécréant, mais aussi c’était un homme qui, comme tout le monde sait, n’avait jamais fait de la religion son capital. C’était un homme abstrait qui ne pensait guère de suite, qui avait quelquefois de très agréables saillies, qui d’autres fois paraissait avoir peu d’esprit, qui ne s’embarrassait de rien et qui ne prenait rien fort à cœur. La maladie le mit en état de faire des réflexions sérieuses. Je lui ai connu, pendant ce temps-là, un grand fond de bon sens. Il saisissait le vrai, et il s’y rendait ; il ne cherchait point à chicaner. Il me parut agir avec droiture et bonne foi, et il me dit que s’il prenait le parti de se confesser, je verrais qu’il le ferait tout de son mieux et qu’il ne jouerait pas la comédie…


Il finit par se décider à une confession générale, et certes il ne joua pas la comédie. D’ailleurs, cette confession générale, ne l’avait-il pas déjà faite à tout venant, sans réticence comme sans forfanterie ? Son confesseur lui avait promis de venir à son secours « par les différentes questions qu’il lui ferait, par rapport à chaque âge de sa vie, sur les commandements de Dieu et de l’Eglise. » Nous n’avons pas fait autre chose, quand, feuilletant ses ouvrages, nous y avons relevé presque à chaque page l’aveu de ses faiblesses.

L’abbé Pouget avait raison : jamais La Fontaine n’avait été « absolument un mécréant, » mais toute religion avait été absente de sa vie. Il croyait en Dieu. L’ordre qui règne dans l’univers est, d’ailleurs, la seule raison qu’il ait jamais donnée de sa croyance. « Dieu fait bien ce qu’il fait, » et la preuve, c’est que les citrouilles ne poussent pas sur les chênes ! Puis, ayant donné ce satisfecit à la Providence, il se jugeait quitte avec elle. Les dieux de l’Olympe lui étaient plus familiers que les saints du Paradis. Son imagination était à tel point hantée de mythologie que, nous qui sommes devenus assez ignorants de la fable antique, nous nous trouvons parfois embarrassés pour comprendre du premier coup tels ou tels vers de La Fontaine. Vis-à-vis du paganisme, son sentiment ressemblait à celui de tant de nos contemporains vis-à-vis du christianisme : il avait la piété sans la foi, mais de cette piété, de cette tendre piété su poésie était pénétrée. Quant à sa morale, tout épicurienne, il ne se fut jamais avisé de la réduire en maximes philosophiques, mais elle était la fidèle servante de ses goûts et de ses passions,


L’effet bon ou mauvais de son tempérament.


A vingt ans, il avait passé par l’Oratoire où ses maîtres avaient, sans doute, cherché à lui enseigner la théologie et la vertu : qu’en avait-il retenu ?

Il s’était bien gardé de prendre parti dans les grandes disputes religieuses qui passionnaient son siècle. La lecture des Provinciales l’avait diverti et lui avait inspiré une épigramme et une amusante ballade : Escobar suit un chemin de velours, où d’ailleurs il approuvait la condamnation de Jansenius, « auteur de vains débats. » Un moment, on eut, il est vrai, la surprise de le trouver en relations avec les messieurs de Port-Royal. En 1671, un personnage équivoque, l’oratorien Loménie de Brienne, avait persuadé aux jansénistes de publier un choix de « poésies chrétiennes » sous la caution de La Fontaine, et de dédier le tout au jeune prince de Conti : La Fontaine avait donné son nom, écrit la dédicace et une traduction du psaume Diligam te, Domine. Bien plus, deux ans après, sur le conseil d’on ne sait qui, il fit d’un récit de saint Jérôme, traduit par Arnauld d’Andilly, le pieux et détestable poème de la Captivité de Saint Malc. Il serait téméraire d’en conclure qu’il sentit alors une velléité, même fugitive, d’amender ses mœurs. La fastidieuse médiocrité de Saint-Malc montre quel ennui accablait La Fontaine tandis qu’il bâclait l’éloge de la chasteté, car de ces 550 vers on n’en peut guère sauver que quatre, mais il faut les sauver : le saint obligé de vivre auprès d’


Une dame encor jeune et sage en sa conduite,


supplie le Seigneur de le défendre contre la tentation :


Tu m’as donné pour aide au fort de la tourmente
Une compagne sainte, il est vrai, mais charmante ;
Son exemple est puissant, ses yeux le sont aussi.
De conduire les miens, Seigneur, prends le souci[14].


D’ailleurs il venait tout justement de publier la troisième partie de ses contes qui finit par le Petit Chien, et allait publier la quatrième qui commence par Comment l’esprit vient aux filles. Il tenait les jansénistes pour des personnages un peu tristes, « gens d’esprit et bons disputeurs. » N’avait-il pas eu un jour l’étrange pensée de dédier un de ses contes à Arnauld d’Andilly ? Et Boileau, dit-on, avait eu peine à lui faire entendre que le vieux solitaire ne lui en témoignerait aucune gratitude. Jamais lui qui tant rêvait, n’a rêvé de l’ « affreux vallon » de Port-Royal.

Il avait beaucoup raillé le clergé, les moines et les nonnes : ses contes les plus licencieux se passent au couvent. Il se moquait un peu de nous, quand il alléguait, pour son excuse, le dérèglement des religieux et des religieuses :


Si vous teniez toujours votre bréviaire,
Vous n’auriez rien à démêler ici[15].


En réalité, il ne faisait que suivre l’exemple de ses maîtres Boccace, Marot, Rabelais et tous les vieux conteurs ; il les suivait sans scrupule et sans remords.

Il avait eu sous les yeux bien des spectacles qui eussent pu troubler sa philosophie anacréontique : Racine avait quitté le théâtre et la Champmeslé, pour se réconcilier avec Port-Royal et épouser Catherine de Romanet ; Mme de La Sablière s’était retirée aux Incurables, et expiait dans une vie pénitente les péchés de la chair et de l’esprit ; Condé avait fait ses Pâques après dix-sept ans d’irréligion et mourait pieusement ; Louis XIV épousait Mme de Maintenon ; enfin les courtisans,


Peuple caméléon, peuple singe du maître,


donnaient dans la dévotion ou l’hypocrisie. Tous ces changements l’avaient surpris ; mais il était aussi incapable de dévotion que d’hypocrisie. Tout ce qu’il demandait au Ciel était de rester « amoureux et bon poète » jusqu’à quatre-vingt-deux ans. « C’est du Ciel, disait-il, dont il est fait mention au pays des Fables que je veux parler : car celui que l’on prêche à présent en France, veut que je renonce aux Chloris, à Bacchus et à Apollon… Je concilierai tout cela le moins mal et le plus longtemps qu’il me sera possible. » Et il se promettait de continuer à servir les trois divinités « et ce qui s’ensuit ; avec la modération requise, cela s’entend[16]. »

Jusqu’à l’heure de la grâce, il avait été tel que lui-même s’est dépeint dans une jolie lettre à Saint-Evremond :

« Je ne suis pas moins ennemi que vous du faux air d’esprit que prend un libertin. Quiconque l’affectera, je lui donnerai la palme du ridicule.


Rien ne m’engage à faire un livre ;
Mais la raison m’oblige à vivre
En sage citoyen de ce vaste univers ;
Citoyen qui, voyant un monde si divers,
Rend à son auteur les hommages
Que méritent de tels ouvrages.
Ce devoir acquitté, les beaux vers, les deux sons,
Il est vrai, sont peu nécessaires :
Mais qui dira qu’ils soient contraires
À ces éternelles leçons ?
On peut goûter la joie en diverses façons :
Au sein de ses amis répandre mille choses,
Et recherchant de tout les effets et les causes,

À table, au bord d’un bois, le long d’un clair ruisseau,
Raisonner avec eux sur le bon, sur le beau,
Pourvu que ce dernier se traite à la légère,
Et que la nymphe ou la bergère
N’occupe notre esprit et nos yeux qu’en passant :
Le chemin du cœur est glissant[17].


Voilà quel était le pénitent de l’abbé Pouget : une âme droite, naïve, franche et qui devait offrir peu de résistance à l’appel de la grâce, puisqu’elle n’avait jamais contesté le premier article du Credo. La Fontaine avait violé sans relâche le sixième et le neuvième des commandements de Dieu ; mais il y a des repentirs et des engagements qui ne coûtent pas beaucoup à un vieillard de soixante-treize ans qui se sait malade à en mourir. Seulement, La Fontaine était poète, et il fallait obtenir de lui qu’il condamnât non seulement sa vie, qui était bien près de finir, mais aussi ses ouvrages qu’il jugeait innocents. Avant de l’admettre à la participation des sacrements, l’abbé Pouget exigeait de lui le désaveu public des Contes en présence de l’Académie française, puis la promesse « de ne jamais plus contribuer à l’impression ou au débit du livre et de consacrer désormais son talent à des ouvrages de piété, jamais à des ouvrages qui y fussent contraires. »

La Fontaine eut peine à accepter les conditions de son confesseur. « Il ne pouvait pas, dit l’abbé Pouget, s’imaginer que le livre des Contes fût un ouvrage si pernicieux, quoiqu’il ne le regardât pas comme un ouvrage irrépréhensible et qu’il ne le justifiât pas. Il protestait que ce livre n’avait jamais fait de mauvaise impression sur lui en l’écrivant, et il ne pouvait pas comprendre qu’il pût être si fort nuisible aux personnes qui le lisaient. Ceux qui ont connu plus particulièrement M. de La Fontaine, n’auront point de peine à convenir qu’il ne faisait point de mensonge en parlant ainsi, quelque difficile qu’il paraisse de croire cela d’un homme d’esprit et qui connaissait le monde. »

L’abbé Pouget tint bon ; La Fontaine céda. Il céda encore quand l’abbé Pouget lui imposa de détruire une comédie qu’il devait bientôt remettre aux comédiens. Le manuscrit fut jeté au feu. Et La Fontaine reçut l’absolution.

Le 13 janvier 1693, accompagné d’une délégation de l’Académie française, l’abbé Pouget porta le Saint-Sacrement au malade qui était sur un fauteuil. « La chambre, écrit l’abbé, fut aussitôt remplie de monde, et d’un monde choisi, car le bruit de l’action que M. de La Fontaine allait faire s’était répandu, et un grand nombre de personnes de qualité et de gens d’esprit se joignirent à Messieurs les Académiciens et voulurent être les témoins du spectacle. »

Peut-être eût-on pu épargner au pénitent cette mise en scène et ce concours de badauds. Peut-être aussi eût-on pu adoucir la déclaration humiliante qu’il dut alors adresser à l’assistance et dont les termes lui avaient été certainement dictés. Il se soumettait sans réserve à toutes les conditions exigées de lui, et dans quels termes !

Il est d’une notoriété qui n’est que trop publique, que j’ai eu le malheur de composer un livre de contes infâmes. En le composant, je n’ai pas cru que ce fût un ouvrage aussi pernicieux qu’il l’est. On m’a sur cela ouvert les yeux, et je conviens que c’est un livre abominable. Je suis très fâché de l’avoir écrit… Je voudrois que cet ouvrage ne fût jamais sorti de ma plume, etc…

L’abbé prit acte des promesses, durement, impitoyablement, et La Fontaine reçut le Saint-Viatique « avec un extérieur qui marquait une profonde humiliation et de grands sentiments de piété. »

Le même jour, un gentilhomme envoyé par le duc de Bourgogne remit à La Fontaine une bourse de cinquante louis pour le dédommager du profit qu’il eût tiré d’une nouvelle édition des Contes prête à paraître en Hollande. C’est l’abbé Pouget qui mentionne cette « belle action » du prince alors âgé de douze ans. Cinquante louis ! s’il se fût agi de payer la dédicace d’un poème, rien de plus naturel : c’était l’usage. Mais celle libéralité accordée à un converti, quelques heures après sa conversion ! Il n’a pas tort, le biographe de La Fontaine qui observe à ce propos : « L’intention était excellente, mais il nous semble que le moment fut mal choisi. »

Lorsqu’il fut rétabli et put se rendre à l’Académie, La Fontaine y renouvela sa déclaration devant toute la compagnie.


V. — LES DEUX DERNIÈRES ANNÉES

Tandis qu’il était malade, Mme de la Sablière était morte. Il fut alors recueilli par ses amis d’Hervart dans leur hôtel de la rue Plâtrière. Il passa les deux dernières années de sa vie dans cette somptueuse maison dont les plafonds décorés par Mignard représentaient l’apothéose de Psyché et l’histoire d’Apollon. Plus d’une fois le vieux poète dut contempler, avec un plaisir mêlé de remords, les gracieuses figures qui avaient enchanté ses trop païennes rêveries, et plus d’une fois chasser d’un signe de croix le matin qui lui chuchotait à l’oreille : « Toutes ces divinités, tu les a chantées ; regarde l’aventure de Daphné dont tu fis un opéra ; vois le Parnasse où, parmi le chœur des Muses, tu contais à Apollon la froideur, puis le soudain baiser de Clymène ; et voici Psyché, mère de cette « Volupté divine » que tu célébrais dans les bosquets de Versailles. » Mais il s’agissait bien de Daphné, d’Apollon et de Psyché ; maintenant il fallait tenir ses promesses et penser à son salut. La Fontaine y pensa avec une constance qui émerveilla ceux qui connaissaient sa naturelle fragilité, « vrai dans sa pénitence, dit l’abbé d’Olivet, comme il l’avait été dans tout le reste de sa conduite et n’ayant jamais songé à tromper ni Dieu, ni les hommes. »

Il se mit donc à paraphraser des psaumes. Il s’en acquitta de son mieux. Son Dies iræ n’est pas un des chefs-d’œuvre de la poésie sacrée ; mais il est plus facile à un vieil homme de changer sa vie, qu’à un vieux poète de renouveler sa poésie.

On fit courir le bruit qu’il était sorti de sa maladie, la raison atteinte, presque en enfance. « Sa tête est très affaiblie, » écrivait Ninon de Lenclos à Saint-Evremond, qui, à son tour, écrivait à la duchesse de Mazarin : « A son âge et au mien, on ne doit pas s’étonner qu’on perde la raison, mais qu’on la conserve… Le mal n’est pas d’être fou, mais d’avoir si peu de temps à l’être. » En vérité, Saint-Evremond, Ninon et les autres étaient vexés d’une conversion qui réjouissait les dévots, et, de dépit, ils allaient répétant que le bonhomme était gâteux. Or jamais La Fontaine ne fut plus actif, plus dispos au travail que dans les mois qui suivirent sa convalescence.

Il retourna à Château-Thierry ; jamais il n’avait cessé d’y faire de plus ou moins longs séjours. Cette fois sera la dernière qu’il reviendra au pays natal. Revit-il sa femme ? Lui demanda-t-il pardon de ses torts ? Les deux vieux époux se réconcilièrent-ils ? Jusqu’au bout l’on est condamné à ne pas savoir grand’chose de la vie conjugale de La Fontaine.

Une lettre qu’il écrivit à Maucroix le 26 octobre 1693 et dont e texte complet n’a été mis au jour qu’en 1911, va nous faire entrer de plain pied dans l’existence quotidienne du vieillard, nous montrer ses travaux, ses occupations, ses soucis. On jugera si tout cela révèle une « tête affaiblie. »

Il envoie à son ami une copie de son Dies iræ et lui donne quelques nouvelles des récents événements d’Italie : la défaite du duc de Savoie, l’attitude du pape, etc… On a déjà noté, à plusieurs reprises, combien il s’intéressait aux affaires de la politique et de la guerre : il y avait en lui l’étoffe d’un bon gazetier. Puis il annonce à Maucroix qu’il lui adressera toutes ses hymnes, « quand il les aura mises un peu plus au net, » et le prie de les comparer à celles de Messieurs de Port-Royal. Il lui prodigue les conseils pour ses traductions.


Je te conseille de traduire l’action des « Fourches Caudines » qui est dans Tite Live avec les harangues de part et d’autre. Jamais les Romains ne m’ont semblé si grands et si pleins de cœur qu’en ceste rencontre ; je ne m’étonne pas que ce peuple se soit rendu maître de l’univers. La dissertation de cet historien sur ce qui regarde Alexandre est bonne aussi à traduire. Mande-moy où je pourray trouver ton Rationarium Temporum (c’était un abrégé chronologique de l’histoire de l’univers) et ton Sanderus (c’était une histoire du schisme de l’Angleterre). Envoye-moi incessamment ton « Dialogue de Causis, » elle reste que tu as traduit de Tite-Live et que tu m’as desjà envoyé et que je t’ay renvoyé avec quelque peu de notes ; tu y joindras pareillement l’Asterius et tes dialogues de Contemnenda Morte, de Amicitia et de Senectute ; il te faudra traduire aussi les Offices. Voilà bien de la besogne, mais qu’y faire ? Je mourrois d’ennui si je ne composois plus.


C’est le cri de tous les vieux hommes de lettres, surtout de ceux qui furent autrefois les plus nonchalants. Aux approches de la mort, la paresse leur devient intolérable : c’est l’heure du « long espoir » et des « vastes pensées. » — « J’ay un grand dessein, poursuit La Fontaine, où tu pourras m’ayder, je ne te diray pas ce que c’est, que je ne l’aye avancé un peu davantage. » et il ajoute, comme s’il devinait le sourire de Maucroix : « Je continue toujours à me bien porter, et ay un appétit et une vigueur enragée. Il y a cinq ou six jours que j’allay à Bois-le-Vicomte à pied, et sans avoir presque mangé ; il y a d’icy cinq lieues assez raisonnables. »

Et la causerie continue à bâtons rompus, mêlant la politique, la récolte, les affaires de l’Académie, les anecdotes, les corrections de style, etc.


La Gazette de Hollande de vendredi n’est point encore venue, ny celle d’aujourd’hui, que je sache ; je m’imagine qu’il y a quelque chose dans ce pays-là et en Angleterre qui ne va pas bien pour nos ennemis, et j’ay desjà vu la même chose plus d’une fois.

Je crois t’avoir mandé qu’un de mes amis avoit acheté du vin de Surêne nouveau assez bon, et qui ne luy revenoit qu’à huit sols la pinte rendu dans sa cave ; mande-moy quelles ont esté vos vendangest et si vos seigles et vos bleds sont bien levez ; ils le sont fort bien autour de Chasteau-Thierry et en ce pays, mais les clameurs du peuple à Paris sont infinies, il menace le pauvre M. du Pile de l’assassiner…

Hier, un des aumôniers de M. l’archevesque de Reims me rencontra ; c’est un blond, homme de musique, et qui a, ce me semble, la voix fort belle, il me dit que tu te plaignois de ma paresse, je pense pourtant Savoir écrit depuis le voyage de Chasteau-Thierry ; il me dit aussi que tu te portes à merveille, j’en suis ravi, j’espère que nous attraperons, tous deux, les quatre-vingts ans.


Décidément, la dévotion n’a pas fait passer à La Fontaine le goût de la vie. Elle ne lui a pas non plus enlevé la liberté de son jugement et la conscience de son mérite.


J’avois peur que ce ne fût à moy de répondre à M. du Bois, nostre nouvel académicien, et cela m’eust embarrassé, car il eust fallu le louer sur ses ouvrages, je ne les liens pas si bons qu’on s’imagine que je le dois… Le mal est que je trouve peu de gens de fort bon goût, je n’en trouve presque point… Quand un homme a une fois la vogue en ce pays-cy, tout le monde court à l’appuy de la boule, et les gens comme nous ne sont nullement écoutez. Je vois tous les jours cela à l’Académie, mais je m’en console à merveille. Propria virtute me involvo, suum cuique de eus posteritas rependet


Et cette lettre se termine par un mot amer sur Pellisson qui venait de mourir sans confession et criblé de dettes. Sur le point de la religion. Bossuet ayant justifié Pellisson dans une lettre publique à Mlle de Scudéri, La Fontaine est forcé de s’incliner. Pour le reste, malgré sa vieille amitié, il est impitoyable. « Il faut payer ses debtes, dit-il, et il ne m’a point paru que nostre ami s’en soit assez tourmenté. » Pour comprendre la sévérité de La Fontaine, il faut se rappeler que lui-même s’était dépouillé afin de désintéresser ses créanciers et ceux de son père.

Dans le même temps, il reçoit les épreuves d’un nouveau recueil qu’il dédiera au duc de Bourgogne, et c’est alors qu’il compose sa dernière fable : le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire. Comme le ton a changé ! Ce solitaire chrétien, presque un solitaire de Port-Royal, ne ressemble guère aux ermites paillards et dévergondés des contes. Sa retraite n’est point non plus celle d’un épicurien qui fuit les fâcheux et modère ses désirs afin de pouvoir mieux suivre la nature. Il est venu au désert pour obéir à la volonté divino et apprendre à se connaître… Mais, par le bon sens, la grâce, la malice, l’ingéniosité de la versification, l’agrément de la forme, cette fable est l’égale des plus parfaites. Rien ne trahit le déclin de l’esprit.


VI. — LA MORT DE LA FONTAINE

Dès lors, La Fontaine vécut dans la retraite tout entier au soin de son âme. En décembre 1694, il se sentit plus faible et demeura dans sa chambre Le 16 février 1695, il écrivait à Maucroix :


Je l’assure que le meilleur de tes amis n’a plus à compter sur quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point, si ce n’est pour aller un pou à l’Académie, afin que cela m’amuse. Hier, comme j’en revenois, il me prit, au milieu de la rue du Chantre, une si grande foiblesse que je crus véritablement mourir. Ô mon cher ! mourir n’est rien ; mais songes-tu que je vais comparoître devant Dieu ? Tu sais comme j’ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l’Éternité seront peut-être ouvertes pour moi.


Elle est bien touchante, la réponse de Maucroix. Chrétiennement, il exhorte son ami à se confier à la miséricorde de Dieu, et il ajoute :


… Si Dieu te fait la grâce de te renvoyer la santé, j’espère que tu viendras passer avec moi les restes de ta vie, et que souvent nous parlerons ensemble des miséricordes de Dieu. Cependant, si tu n’as pas la force de m’écrire, prie M. Racine de me rendre cet office de charité, le plus grand qu’il me puisse jamais rendre. Adieu, mon bon, mon ancien et véritable ami. Que Dieu, par sa très grande boulé, prenne soin de la santé de ton corps et de celle de ton âme

La Fontaine ne devait jamais retourner à Reims ni causer avec son ami des choses divines dans le joli jardin canonial qui jadis avait entendu de bien autres propos. Deux mois après, le 13 avril 1695, il mourut à l’hôtel d’Hervart « avec une constance admirable et toute chrétienne, » dit Charles Perrault. Lorsqu’on le déshabilla pour l’ensevelir, on trouva un cilice sur son corps.

Quand il apprit la mort de La Fontaine, Maucroix écrivit cette note dans ses Mémoires :

Le 13… mourut à Paris mon très cher et très fidèle ami M. de La Fontaine. Nous avons été amis plus de cinquante ans, et je remercie Dieu d’avoir conduit l’amitié extrême que je lui portais jusqu’à une assez grande vieillesse, sans aucune interruption ni refroidissement, pouvant dire que je l’ai tendrement aimé, et autant le dernier jour que le premier… C’était l’âme la plus sincère et la plus candide que j’aie jamais connue : jamais de déguisement : je ne sais s’il a menti en sa vie. C’était au reste un très bel esprit, capable de tout ce qu’il voulait entreprendre. Ses fables, au sentiment des plus habiles, ne mourront jamais et lui feront honneur dans toute la postérité.

On ne peut rien ajouter à ces simples et belles paroles. Celui qui les prononça fut le témoin de toute la vie de La Fontaine, son camarade de plaisir, son compagnon d’étude, le confident de ses disgrâces et de ses bonnes fortunes. La Fontaine lui a soumis ses projets et ses ouvrages, ayant égale confiance dans son goût, son savoir et son amitié. La candeur, la sincérité d’un homme qui n’a jamais menti, voilà la grande vertu de La Fontaine, et, à cause d’elle, ses amis, même les plus sévères, l’ont, bien avant l’abbé Pouget, absous de tous ses péchés. Quant au poète, Maucroix l’a aussi bien jugé. Un génie prodigieusement souple et divers, l’invention d’un genre, et, dans ce genre nouveau, d’inimitables chefs-d’œuvre, c’est toute la gloire de La Fontaine. Elle est immortelle : là-dessus non plus Maucroix ne s’est pas trompé.

André Hallays.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 juillet et 15 août.
  2. Causeries du Lundi,, t. I.
  3. Lettre à M. de Bonrepaus, 31 août 1687.
  4. Simonide préservé par les dieux.
  5. A Mme de Montespan, dédicace du livre VII des Fables.
  6. Epitre à Mme de Fontanges, v. 112 et suivants.
  7. Le Songe.
  8. Lettre à Son Altesse Mgr le Duc de Vendôme, septembre 1689.
  9. Elève de Lulli.
  10. Lettre à Mme Ulrich, octobre 1688.
  11. Lettre à M. de Bonrepaus, 31 août 1687.
  12. Lettre à M. l’abbé Vergier, 4 juin 1688.
  13. Lettre de Vergier à Mme d’Hervart.
  14. La captivité de Saint Malc, v. 205 et suivants.
  15. Le psautier, v. 19 et suivants.
  16. Lettre à M. de Bonrepaus, 31 août 1687.
  17. Lettre à M. de Saint-Évremond. 18 décembre 1687.