Jean de Thommeray/Acte II

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Jean de Thommeray
Théâtre completTome 7 (p. 29-61).
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ACTE DEUXIÈME


Chez madame de Montlouis. Un boudoir élégant. — Cheminée au fond. — Portes latérales dans des pans coupés. — À gauche de la cheminée un tête-à-tête ; à droite un fauteuil ; canapé sur le premier plan à gauche ; à droite une table.


Scène première

Hortense, assise près de la cheminée.

Ah ! les dîners d’hommes ! Voilà bien le dernier. Dorénavant, M. de Montlouis traitera ses amis au cabaret si bon lui semble… Je me révolte contre ce rôle de maîtresse d’hôtel… Avoir à sa table quinze messieurs qui parlent affaires… (Pourquoi parle-t-on toujours affaires à table quand il n’y a qu’une femme ?) les installer au baccarat après le café et les cigares, se retirer discrètement dans son boudoir sans pouvoir sortir, ni se coucher, ni se mettre en robe de chambre au coin de son feu, c’est odieux ! C’est à regretter la Bretagne… Ah !… j’ai passé là deux mois d’un bonheur sans nuage ! (Souriant.) Mais je n’ai pas été fâchée de revenir… avec mon ami Jean. — L’aurais-je aimé si je l’avais rencontré à Paris ? Peut-être que non… Peut-être avait-il besoin de ce cadre étrange et poétique. Il est un peu dépaysé au milieu de nos élégances banales ; mais je le formerai. — Viendra-t-il ce soir ? Il a dit que non… Il a horreur de ma maison… mais il viendra tout de même.



Scène II

HORTENSE, ROBLOT, entrant par la gauche.
Hortense.

C’est vous, Roblot ? Quel bon vent vous amène ?

Roblot.

Forte brise, madame, pour ne pas dire grain, voire même tempête… gare à la côte !

Hortense, inquiète.

Sans métaphores ?

Roblot.

Je suis allé, comme vous m’en aviez chargé, chez l’infâme Mathieu, il est intraitable.

Hortense, se levant.

Il refuse de renouveler mes billets ?

Roblot.

S’il n’a pas son argent demain, il vous envoie du papier timbré.

Hortense.

Mais c’est horribl ! e Je suis perdue ! Je ne peux pas trouver cinquante mille francs d’ici à demain !… Quel scandale ! Que dira mon mari, à qui j’avais promis de ne plus recommencer ? Mon petit Roblot, il faut absolument que vous me trouviez la somme, à quelque taux que ce soit !

Roblot.

C’est tout trouvé, madame.

Hortense, descendant en scène.

Eh ! dites-le donc ! vous m’avez fait une peur !…

Roblot.

Autrement me serais-je permis de troubler une fête à laquelle je n’étais pas invité, soit dit sans reproohe ?

Hortense.

Un dîner d’homme suivi d’un baccarat… C’est mon mari qui a fait les invitations… Je n’y suis pour rien… D’ailleurs, vous n’y perdez pas grand’chose : tous ces gens-là sont ennuyeux comme la pluie.

Roblot.

Eh ! eh ! la pluie d’or !

Hortense.

Est-ce que vous jouez ?

Roblot.

Pas. avec de si grosses bourses ; mais vous avez un convive auquel j’ai grand intérêt à être présenté.

Hortense, s’asseyant près de la table.

Ismaïl-Bey ?

Roblot.

Non… Il n’est pas dans les affaires… M. Jonquières junior, de Bordeaux.

Hortense.

Qu’à cela ne tienne, je vous présenterai tout à l’heure.

Roblot.

C’est un véritable service que vous me rendrez. Si papa Jonquières veut bien m’attacher à lui, c’est-à-dire s’attacher à moi, ma fortune est faite. Il y a en moi l’étoffe d’un spéculateur de premier ordre. J’ai le flair… Jusqu’ici j’ai joué le rôle du chien de chasse qui lève le gibier et à qui on jette un os sous la table… Je voudrais passer chasseur.

Hortense.

C’est trop juste.

Roblot.

J’ai précisément une idée admirable et un peu aventureuse, comme Jonquières les aime ; si vous obtenez de lui qu’il l’adopte…

Hortense.

Vous m’en demandez beaucoup.

Roblot.

Bah ! ne vous fait-il pas un peu la cour ?

Hortense.

C’est pourquoi je ne voudrais pas lui avoir de trop grandes obligations.

Roblot.

Soyez donc tranquille. Quand il devient trop pressant, on n’a qu’à faire semblant de faiblir ; il prend son chapeau et s’en va en disant : « Je saurai qui m’a joué ce tour… »

Hortense.

S’il n’est pas plus dangereux… Mais revenons à mes moutons. Où sont-ils ?

Roblot, s’asseyant de l’autre côté de la table.

Dans le coffre de votre mari.

Hortense.

Mais je n’ai pas la clef.

Roblot.

Je vous l’apporte. Si vous n’avez pas recours à M. de Montlouis, c’est de peur d’une scène, n’est-ce pas ? de peur de lui donner barres sur vous ?

Hortense.

Sans doute… Après ?

Roblot.

Si je vous donne barres sur lui ? si c’est lui qui se trouve trop heureux de payer sa liberté ?

Hortense.

C’est tout différent.

Roblot.

Voilà précisément le service que j’ai le bonheur de pouvoir vous rendre. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que votre mari n’est pas un modèle de fidélité ?

Hortense.

Il y a longtemps que j’en ai fait mon deuil… sans avoir de preuves positives, malheureusement.

Roblot.

J’en ai.

Hortense.

Ah ! mon cher Roblot, vous ne vous doutez pas du soulagement que vous me procurez… Parlez vite !

Roblot.

Vous me jurez de ne pas lui dire d’où vous tenez vos informations ?

Hortense.

Je vous le jure.

Roblot.

Eh bien, madame, il commandite depuis un mois une ingénue nommée Blanche de Montglave, dont il est éperdument amoureux et jaloux comme un tigre.

Hortense.

Jaloux, lui ? Il ne m’a jamais fait tant d’honneur.

Roblot.

Il tremble devant elle comme un petit garçon. Ici, c’est un homme d’esprit et de bon ton, un peu sur l’œil, friand de la lame, et grand sableur de vin de Champagne ; là-bas, ce n’est plus le même homme, c’est un vieillard en enfance, tant il y a que cette jeune personne le mènera loin… Je la connais.

Hortense.

Intimement ?

Roblot.

En tout bien, tout honneur ! On ne me prend pas au sérieux dans ce monde-là… Elle m’appelle Caniche… C’est vous dire que je suis un ami… Voilà comment je peux vous fournir des renseignements contre votre mari ; car sa liaison est un mystère. Il la prend au sérieux et la cache avec la niaiserie adorable de la vingtième année… Il paraît que ces enfantillages-là se retrouvent en vieillissant.

Hortense.

Pauvre jeune homme ! J’espère bien qu’elle le trompe ?

Roblot.

N’en doutez pas ! — L’ingrate ! Il a renouvelé son mobilier chez Duval, il lui a donné un coupé orange et bleu de chez Herler, un collier de perles noires de chez Mellerio…

Hortense.

Tout cela depuis un mois ? Savez-vous que c’est fort inquiétant pour mon emprunt de ce soir ! J’arrive mal à propos.

Roblot.

Bah ! votre mari est si criminel !

Hortense.

Mais s’il est encore plus à sec ?

Roblot.

Mathieu acceptera sa signature…

Hortense.

Vous dites : Blanche ?…

Roblot.

De Montglave, autrement dite Baronnette, parce qu’elle se donne un bout d’armoiries.

Hortense.

Est-elle vraiment de bonne famille ?

Roblot.

Je crois bien ! Son père avait le cordon… à la main.



Scène III

Les Mêmes, JONQUIÈRES, venant de la droite ; cheveux, favoris teints et noirs comme le jais.
Hortense, assise.

Comment, monsieur Jonquières, vous désertez le champ de bataille ?

Jonquières, avec un léger accent du Midi.

Je vous croyais seule, belle dame, et j’avais des remords.

Hortense.

J’étais en bonne compagnie, comme vous voyez. M. Léopold Roblot, un de nos meilleurs amis.

Jonquières, saluant.

Je crois avoir déjà vu monsieur quelque part.

Roblot, debout.

À la Bourse, monsieur… Je suis un modeste caporal dans l’armée où vous êtes maréchal de France.

Jonquières.

Maréchal… pas encore !

Hortense.

Vous le serez… et Roblot aussi ! Il a son bâton dans sa giberne ; vous l’aiderez à l’en extraire… si vous m’aimez.

Jonquières.

Voilà un mot, monsieur, qui me met à votre disposition.

Roblot.

Je serai en effet très discret. Toute mon ambition est d’apprendre mon métier à votre école.

Jonquières, s’asseyant en face d’Hortense.

Venez me voir demain. — Savez-vous, madame, que votre maison est un simple coupe-gorge ? Je perds déjà dix mille francs pour ma part ; aussi j’éprouve le besoin de souffler un peu.

Hortense.

Qui est-ce qui gagne ?

Jonquières.

Vous le demandez ? Ismaïl-Bey, parbleu ! Il fait rafle ! Ce diable de Turc a une chance de…

Roblot, à la cheminée.

De polygame

Jonquières.

Je n’osais pas le dire.

Hortense.

Que fait mon mari ?

Jonquières.

Oh ! lui, il n’a aucun droit à gagner ; aussi perd-il tout ce qu’il veut.

Hortense, à part.

Il ne manquait plus que cela !



Scène IV

Les Mêmes, JEAN, entrant par la gauche.
Hortense, se levant.

Ah ! vicomte ! Je parlais de vous tout à l’heure à quelqu’un qui vous aime bien. — M. le vicomte Jean de Thommeray, messieurs ; M. Jonquières, M. Roblot… — (Échange de saluts.) Vous tombez mal, mon pauvre vicomte, mal pour vous du moins ; ma maison est transformée en tripot. Vous ne jouez pas, je crois ; vous serez réduit à mon pauvre tête-à-tête.

Jean.

Je ne m’attendais pas, madame, à une si heureuse fortune.

Hortense.

Votre arrivée rend la liberté à ces messieurs, qui avaient la courtoisie de me sacrifier leur vice pour un moment. Ils vous sont bien reconnaissants au fond du cœur.

Jonquières.

Pas le moins du monde, et à moins que vous ne me renvoyiez…

Hortense.

Je vous renvoie positivement, messieurs ; je ne veux pas que la victoire reste au croissant.

Jonquières, sur la porte de droite.

Si le Turc a encore la veine, je reviens à vos pieds.

Hortense.

Vous y serez le bienvenu. (Bas, à Roblot.) Je vous le livre.

Roblot, bas.

Merci bien. — Si je pouvais le coiffer de mon idée…

Jonquières et Roblot sortent.



Scène V

HORTENSE, JEAN.
Jean.

À qui parliez-vous de moi tout à l’heure ?

Hortense, assise près de la cheminée.

Oui, n’est-ce pas, quelle est cette personne qui vous aime ? Cherchez.

Jean.

Voulez-vous dire que c’est vous ?

Hortense.

Et qui donc, ingrat ?

Jean, s’asseyant sur le tête-à-tête.

Ah ! Hortense, vous ne m’aimez pas comme je vous aime. Vous avez des pensées que je ne connais pas, des soucis que vous me cachez… à moi qui donnerais ma vie pour effacer un pli de votre front adoré.

Hortense.

Vous seriez bien avancé, mon pauvre Thomé, si je vous racontais les tracas de la vie parisienne, auxquels vous ne comprendriez peut-être pas grand’chose, et ne pourriez certainement rien !… Imitez ma discrétion. Quand vous êtes triste comme hier, est-ce que je vous demande à quoi vous pensez et quel blanc fantôme vos yeux distraits cherchent au plafond ? Et pourtant, j’aurais peut-être, moi, quelque sujet d’être jalouse de vos rêveries,

Jean, se levant.

Non ! je vous le jure ! Ce n’est pas mon cœur qui souffre, c’est ma loyauté ; je manque à des engagements sacrés.

Hortense.

Oh ! vous avez encore trois mois devant vous pour les remplir, trois mois… le temps de m’oublier !…

Jean.

Je n’épouserai jamais Marie, vous le savez bien. Quel plaisir trouvez-vous à me torturer ? Ne vous suffit-il pas que je sois parjure envers elle sans me croire capable de l’être encore envers vous ? Et puis, que signifie cette comparaison que vous me faites de mes tristesses aux vôtres ? Ont-elles donc une cause semblable ? Quand vous ne m’écoutez pas, à qui songez-vous donc ?

Hortense.

Je pourrais vous répondre que je manque à des engagements sacrés, peut-être aussi sacrés que les vôtres.

Jean.

Non ! puisque M. de Montlouis a le premier manqué aux siens, puisqu’il n’y a rien de commun entre vous… Vous me l’avez dit, du moins.

Hortense.

Et c’est la vérité !… Qu’allez-vous imaginer, bon Dieu ? Si mon mari m’avait aimée, faites-moi l’honneur de croire que vous ne seriez pas là. À ce propos, mon ami, quand prendrez-vous sur vous d’offrir la main à M. de Montlouis ? Jusqu’à présent, j’ai mis votre attitude de criminel sur le compte de la gaucherie bretonne ; mais si vous aviez le moindre souci de mon repos…

Jean.

Ah ! madame, c’est ! e plus grand sacrifice que vous puissiez exiger. Je voudrais rentrer sous terre quand M. de Montlouis me tend cette main confiante dans laquelle notre secret découvert mettrait une épée ! Je ne lui dérobe rien en acceptant votre amour, mais je lui volerais quelque chose en acceptant son amitié.

Hortense.

Trouvez-vous plus chevaleresque de me perdre ?

Jean.

Je ferai ce que vous voulez.

Hortense.

Êtes-vous assez primitif !… mais c’est peut-être pour cela que je vous aime.

Jean.

Alors pourquoi cherchez-vous à me moderniser ?

Hortense.

C’est dans votre intérêt, mon pauvre ami ! Vous n’arriverez à rien avec vos idées de l’autre monde… Il faut ressembler à ses contemporains.

Jean.

Auquel ? À ce joli garçon que vous m’avez présenté ?

Hortense.

Vous allez être jaloux de Roblot, maintenant ?

Jean.

À quoi voyez-vous que j’en sois jaloux ?

Hortense.

Dame ! à ce que vous le trouvez joli.

Jean, se levant.

Moi, je le trouve affreux.

Hortense.

C’est encore plus grave. Quoi ! sérieusement, il vous porte ombrage ?

Jean.

Pas du tout. Qu’une jeune femme parle tout bas à un jeune homme, quoi de plus naturel ?

Hortense.

Je lui ai parlé bas ?

Jean.

Quand il est sorti.

Hortense.

En effet, je lui donnais un rendez-vous pour demain. Vous ne le croyez pas, vous avez tort. Léopold… car il s’appelle Léopold avec votre permission…

Jean.

Tenez, Hortense, ne vous jouez pas de moi ; je ne comprends rien aux coquetteries parisiennes. Il y a évidemment un mystère entre ce jeune homme et vous : si vous m’aimez, confiez-le-moi.

Hortense.

J’ai besoin de cinquante mille francs demain matin, et ce petit Roblot, qui est un furet, s’est chargé de me les trouver ; êtes-vous content ?

Jean.

Cinquante mille francs ?

Hortense.

Oui, j’ai fait des billets qu’il faut payer…

Jean.

Des billets !

Hortense.

Vous tombez des nues. Je suis une gaspilleuse, j’ai tort, j’en conviens ; mais je ne suis pas la seule. Comprenez-vous maintenant les mines soucieuses que vous me reprochiez ?

Jean.

Et si ce monsieur ne trouvait pas la somme ? Dire que je ne puis rien !

Hortense.

Si vous pouviez quelque chose, mon cher, je ne vous aurais rien dit. — Voici mon mari, donnez-lui la main. Du courage !



Scène VI

Les Mêmes, MONTLOUIS.
Jean, tendant résolument la main à Montlouis.

Bonjour, monsieur le baron.

Montlouis.

Ah ! vous voilà, vicomte ! Il y a un siècle qu’on ne vous a vu. Avez-vous de bonnes nouvelles de votre famille ?

Jean.

Excellentes. J’ai reçu ce matin une lettre de ma mère.

Montlouis.

S’habitue-t-elle un peu à votre absence ?

Jean.

Elle a mes deux frères auprès d’elle.

Montlouis.

Et puis, il faut bien qu’un gentilhomme connaisse le monde. Je suis charmé de vous voir chez moi. Je vous présenterai à quelques personnages intéressants. Jouez-vous ?

Jean.

Je n’ai jamais touché une carte.

Montlouis.

Parbleu ! C’est bien le cas de tenter la fortune ! on dit qu’elle aime les virginités.

Jean, à part.

Quelle inspiration ! (Haut.) Je vais suivre votre conseil, monsieur le baron.

Il sort.



Scène VII

HORTENSE, MONTLOUIS.
Hortense.

Sa mère serait contente si elle savait que vous l’envoyez au jeu ?

Montlouis, s’appuyant à la cheminée.

Bah ! il est à Paris pour se déniaiser… Quand il perdrait une dizaine de louis, le grand mal !

Hortense.

Ce n’est pas une partie où l’on perde si peu.

Montlouis.

Il ne perdra pas plus qu’il n’a dans sa poche, soyez tranquille.

Hortense.

Et vous ?

Montlouis.

Moi ! je ne fais rien. Je perds mon temps.

Hortense.

Là-bas, ou ici ?

Montlouis.

Là-bas, certes ! Ici, je le rattrape.

Hortense, remontant vers lui.

Très galant. Je suis charmée qu’Ismaïl ne vous ait pas détroussé, car j’ai un service à vous demander.

Montlouis, s’asseyant sur le tête-à-tête.

Un service d’argent ? À vos ordres, ma chère.

Hortense, accoudée sur le dossier.

Vous êtes tout à fait charmant aujourd’hui.

Montlouis.

Moins que vous, sur ma parole ! Vous ayez une toilette qui vous sied à ravir. Je vous regardais pendant le dîner et je me disais : Faut-il…

Hortense.

Que les hommes soient bêtes, n’est-ce pas ?

Montlouis.

Ma foi, oui ! (À part.) Qu’est-ce que je dis donc ? (Haut.) Bref, cette toilette est délicieuse, il faut la payer, et vous êtes à court… me voilà.

Hortense.

Je dois vous prévenir qu’elle est un peu chère… Elle se monte, avec quelques menus accessoires, à…

Montlouis.

C’est bon, c’est bon !… Nous réglerons le mémoire quand nos convives seront partis. Voulez-vous me donner une tasse de thé… chez vous ?

Hortense, à part.

En voici bien d’une autre ! (Haut.) En un mot, il me faut demain matin cinquante mille francs.

Montlouis.

Vous dites ?

Hortense.

Je dis cinquante mille francs.

Montlouis, à part.

Voilà qui me fait passer le goût du thé !

Hortense.

Pouvez-vous me les prêter ?

Montlouis.

Diantre ! je m’attendais à deux ou trois cents louis… Mais cinquante mille francs !… Que je suis simple ! c’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?

Hortense.

Je le voudrais ; malheureusement mes billets sont là.

Montlouis.

Vous avez encore fait des billets ? Vous m’aviez promis…

Hortense.

Que voulez-vous ? Il faut vivre.

Montlouis.

Il me semble pourtant que je fais assez bien les choses…

Hortense.

Avec qui ?

Montlouis.

Mais… avec vous sans doute… douze mille francs de pension pour votre toilette.

Hortense.

Que voulez-vous qu’on fasse avec douze mille francs ? Vous savez mieux que personne le prix de nos fanfreluches…

Montlouis.

Fanfreluches !… permettez ! Vous me ruinerez avec des fanfreluches pareilles

Hortense.

Remarquez, mon ami, que je ne vous demande pas un cadeau, mais un prêt. Je vendrai encore une ferme…

Montlouis.

Mais vous n’avez pas le droit de disposer sans mon autorisation…

Hortense, assise à ta table.

Je le sais ; autrement je ne ferais pas de billets ! Vous m’autoriserez.

Montlouis.

N’y comptez pas. C’est bon pour une fois. Vos billets sont nuls ; je ne les payerai pas.

Hortense.

Vous les laisserez protester ?

Montlouis.

Parfaitement.

Hortense.

Ne dites donc pas d’enfantillages ! Et, puisqu’il faut vous exécuter, exécutez-vous de bonne grâce.

Montlouis.

Vous en parlez à votre aise, madame ! Je ne saurais être de bonne humeur quand vous tournez la loi pour m’imposer vos folies ruineuses ! — Les femmes ont de singulières idées en matière de probité.

Hortense.

De probité ?

Montlouis.

Oui, madame, de probité ! Que penseriez-vous d’un associé qui dissiperait le fonds commun en prodigalités personnelles ? Eh bien, nous ne sommes malheureusement plus qu’une raison sociale. Nos deux fortunes réunies nous permettent de mener un fort grand train ; si vous gaspillez la vôtre, que deviendra la maison ?

Hortense.

C’est juste, je n’avais pas envisagé la question sous cet aspect. J’en suis très frappée ; il vous appartenait de m’ouvrir les yeux ; que ne l’avez-vous fait plus tôt !

Montlouis, assis près de la table en face d’elle.

Eh ! madame, on n’apprend pas ces choses-là : on les sent !

Hortense.

Accablez-moi, vous en avez le droit… d’autant que mes fantaisies sont saugrenues ! Qu’avais-je besoin, par exemple, de renouveler le meuble de mon salon chez Duval ?

Montlouis.

Le fait est…

Hortense.

De commander chez Herler un coupé orange et bleu ?

Montlouis, à part.

Orange et bleu ?

Hortense.

Dont, par parenthèse, je suis dégoûtée d’avance, car il sera d’un goût détestable !

Montlouis, à part.

Saurait-elle ?…

Hortense.

D’acheter chez Mellerio un collier de perles noires ?..

Montlouis, à part.

Elle sait !

Hortense, se levant.

Oh ! mon ami, je suis bien coupable ! mais à tout péché miséricorde, n’est-ce pas ?

Elle lui tend la main.
Montlouis, penaud.

Vous êtes un ange… bien spirituel !…

Hortense.

Vous avez de l’indulgence.

Montlouis, lui baisant la main.

Moins que vous, ma chère. — Quand je pense que cette petite main parfumée est à moi…

Hortense.

Comme la Navarre au roi de France !

Montlouis.

Je vous porterai votre argent… ce soir.

Hortense, vivement.

Non, demain… Je n’en ai besoin que demain, mon cher associé.

Montlouis.

Prenez garde ! La nuit porte conseil.

Hortense.

La nuit… Blanche !

Montlouis, à part.

Jusqu’à son nom ! Qui a pu me vendre ainsi ?



Scène VIII

Les Mêmes, JEAN par la droite. Il entre vivement sans voir Montlouis.
Montlouis.

Eh bien, mon jeune ami, comment vous a traité la fortune ?

Jean, s’arrêtant.

Très bien, monsieur le baron.

Montlouis.

Comme vous avez l’œil émerillonné ! Avouez qu’on se sent vivre autour d’un tapis vert.

Jean.

C’est vrai je n’aurais jamais cru que le cœur pût battre si fort sur une carte !

Montlouis.

Combien gagnez-vous ?

Jean, montrant une liasse de billets de banque.

Tout cela !

Le Baron.

Ismaïl-Bey n’a donc plus la veine ?

Jean.

Il est en train de perdre tout ce qu’il a gagné.

Le Baron.

Et moi qui ne suis pas là ! Vous permettez… j’ai à rentrer dans quinze mille francs.

Il sort précipitamment par la droite.



Scène IX

HORTENSE, JEAN.
Jean.

Vous m’avez porté bonheur, chère Hortense ! C’est pour vous que je jouais.

Hortense.

Pour moi ?

Jean.

Me ferez-vous la grâce de m’accepter comme créancier ?

Hortense, à part.

Il a fait cela ! (Haut.) Mon bon Thomé, oh ! que c’est gentil, que c’est amoureux ! Que je suis contente et que j’ai raison de vous aimer ! — Mais vous n’espérez pas que j’accepte ? Vous êtes le dernier à qui je voulusse emprunter. Je n’ai plus besoin de personne d’ailleurs ; je viens de faire ma confession à M. de Montlouis, et c’est lui qui me tire d’embarras. — Eh bien, pourquoi cet air penaud ?

Jean.

J’étais si heureux que vous fussiez sauvée par moi ! — Que vais-je faire de cet argent maintenant ?

Hortense.

Vous allez le serrer dans votre tiroir.

Jean.

Non, il me fait peur ! Je me suis senti joueur dans l’âme pendant cette partie endiablée. Si je garde cet argent, je suis perdu.

Hortense.

Alors fondez un prix de vertu, et encore, non ! On vous le décernerait.

Jean, s’asseyant sur le canapé à gauche.

Tout vous est matière à raillerie.

Hortense, derrière le canapé.

Grand enfant ! ne voyez-vous pas qu’il y a un Dieu pour les amoureux, et que la Providence vous envoie l’outil de votre fortune ? Ne le lui jetez pas à la tête ! Vous voilà armé, lancez-vous dans la mêlée et faites votre trouée.

Jean.

Oh ! je ne veux plus toucher une carte.

Hortense.

Vous ferez bien, mais qui vous parle de cela ? Lancez-vous dans le monde des affaires, de la spéculation. Vous en connaissez maintenant les coryphées ; vous avez de la chance au jeu, allez !

Jean.

Est-ce vous qui parlez, Hortense ?

Hortense.

Oui, moi qui vous aime et qui ne veux pas que vous me reprochiez un jour de vous avoir laissé manquer à votre destinée. Vous n’êtes pas fait pour vivre en gentilhomme campagnard. La Bretagne, le manoir paternel, les gars et le biniou, tout cela est bon en passant. Rappelez-vous vos vagues aspirations vers un monde plus vivant…

Jean.

Ah ! mes rêves étaient de gloire et d’amour, et non pas d’argent. Je ne désire plus rien : vous m’aimez, je suis le maître du monde ! Votre amour est un luxe d’Orient, je n’en veux pas d’autre.

Hortense.

Mais pour conserver celui-là, tête de bois ! il faut rester à Paris, et on ne vit pas à Paris de l’air du temps ! La passion est une belle chose, mais ce n’est pas une carrière… « M. le vicomte Jean de Thommeray ! — Qu’est-cequ’il est ? — Il est passionné. » — Franchement, cela ne suffit pas.

Jean, se levant.

Je serais fort ridicule, en effet, si mon dessein était de ne rien faire.

Hortense.

Et quelle profession prendrez-vous qui vous donne tout de suite un état dans notre monde ? La profession de la gloire ? Si vous aspirez à une célébrité quelconque, dites-le, et je vous permets de rester pauvre ; sinon, non.

Jean.

J’aspire à vivre honnêtement d’un travail honnête.

Hortense.

Quel travail vous donnera chevaux et voitures ? Prétendez-vous me suivre à pied dans le tourbillon qui m’emporte ? Croyez-vous que ma vanité de femme y trouverait son compte ?

Jean.

C’est par vanité que vous voulez faire de moi un agioteur ?

Hortense.

Agioteur ! Il a des mots du siècle dernier ! Quelle drôle d’époque que cette Bretagne ! — Supposez-vous que M. de Montlouis et tant d’autres gentilshommes soient cotés agioteurs ? Au lieu de faire valoir leurs terres, ils font valoir leurs capitaux, et personne ne songe à demander leur profession. Ils n’en ont pas d’autre que de mener grand train. C’en est une et non des moins utiles peut-être ; ils sont les metteurs en circulation. Faites comme eux, soyez de votre temps, soyez de votre monde… et du mien !

Jean.

Si vous m’aimiez, Hortense, vous ne me demanderiez pas de vous suivre dans votre tourbillon, comme vous dites : vous en sortiriez vous-même.

Hortense.

Est-ce que c’est possible ? C’est mon élément, ce tourbillon. D’ailleurs, vous ne m’aimeriez bientôt plus, si je cessais d’être une des reines de la mode… Ne levez pas les épaules, c’est la vérité. Voyons, Thomé je suis un peu votre aînée par l’âge et beaucoup par la science de la vie… croyez-moi et obéissez-moi.

Jean.

Vous le voulez ?

Hortense.

Je le veux.

Jean.

Voilà l’homme qu’il faut être pour vous plaire ? Vous en êtes bien sûre ?

Hortense.

Bien sûre.

Jean.

Eh bien, je le serai… et puissiez-vous ne le regretter jamais !

Hortense.

Que voulez-vous dire ? Où allez-vous ?

Jean.

Au jeu.



Scène X

Les Mêmes, MONTLOUIS, JONQUIÈRES, par la droite, puis ROBLOT.
Jonquières.

Trop tard, monsieur le vicomte ; le combat a cessé faute de combattants.

Jean.

Déjà !

Jonquières.
·

Déjà ? Il est deux heures du matin.

Jean.

Mais je dois une revanche à Ismaïl-Bey.

Montlouis.

Allez la lui donner au cercle où il achève sa nuit.

Jean.

Au cercle ? Je n’en fais pas partie.

Montlouis.

C’est une faute, je vous présenterai.

Jonquières, indiquant Roblot qui entre.

En attendant, si vous tenez à faire un dernier banco avant de vous coucher, voici un partenaire qui vous proposera une affaire à pile ou face.

Roblot.

À pile ou face ? Prenez garde, monsieur, vous me feriez passer pour un faiseur, ce que je ne suis pas. L’affaire est parfaitement honorable.

Jonquières.

Je ne dis pas le contraire.

Jean, à part.

Cela me suffit.

Roblot.

Elle est magnifique, si elle réussit.

Jonquières.

D’accord, mais il y a autant de chances contre que pour…

Roblot.

Par conséquent, autant pour que contre.

Jonquières.

C’est ce qu’on appelle pile ou face, mon cher monsieur.

Jean.

Je fais cinquante mille francs !…

Roblot.

Est-ce sérieux, monsieur le vicomte ?

Jean.

Tellement sérieux que voici la somme.

Il lui tend une poignée de billets de banque.
Hortense, bas, à Jean.

Perdez-vous l’esprit ?

Jean, bas.

Je vous obéis.

Jonquières, à part.

Avec sa veine, ce gaillard-là est capable d’amener face.

Jean, à Roblot.

Comptez, monsieur.

Roblot.

Inutile… je m’en rapporte à vous. Je vais vous faire un reçu.

Jean.

Inutile… j’ai confiance.

Jonquières, à part.

Très fort… il y a des témoins.

Roblot.

Vous commencez ma fortune, monsieur le vicomte, je ferai la vôtre.

Jean.

Amen ! Adieu, madame. — Messieurs…

Montlouis.

Et vous allez dormir par là-dessus ?…

Jean.

À poings fermés.

Il sort par la gauche.



Scène XI

Les Mêmes, moins JEAN.
Jonquières.

Comme Alexandre la veille de…

Roblot.

La veille d’Austerlitz…

Montlouis.

Quel casse-cou !

Jonquières.

Bah ! la fortune aime les audacieux : elle est femme…

Roblot.

Voilà donc pourquoi vous êtes timide avec elle ?

Jonquières.

Timide avec tes femmes, moi ? Je fais cinquante mille francs !

Roblot.

Vous aussi ?

Jonquières.

Comme le jeune homme ! voilà ma timidité ! Belle dame, je suis votre serviteur ; bonsoir, baron. (À Roblot.) Vous passerez demain à la caisse.

Il sort, Montlouis le reconduit.
Roblot, à Hortense.

La soirée a-t-elle été aussi bonne pour vous que pour moi ?

Hortense, distraite.

Oui, merci, Roblot, merci.

Roblot, en sortant.

Qu’a-t-elle donc ?

Hortense, seule.

« Puissiez-vous ne le regretter jamais ! » — Ah ! je le regrette déjà !…