Jean de Thommeray/Acte III

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Jean de Thommeray
Théâtre completTome 7 (p. 62-102).
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ACTE TROISIÈME


Riche salon de garçon. À droite, un bureau de Boule et ce qu’il faut pour écrire. — À gauche un canapé. — Au milieu, vers le fond, une table carrée flanquée de deux fauteuils. — Deux portes latérales dans des pans coupés.


Scène première

JEAN, ROBLOT, BOISLANGEAIS, CHAMPIN, CHATEAUVIEUX, JUSTIN, servant le café.
Champin, debout derrière la table.

Mes compliments, vicomte ; votre déjeuner est exquis ; vous êtes un véritable gourmet.

Jean, assis.

Je n’ose m’en flatter, mais j’avoue que je préfère le château-yquem au cidre de Bretagne.

Champin.

Le vôtre est délicieux. Où vous le procurez-vous ?

Jean, désignant Roblot étendu sur le canapé.

Demandez à mon ordonnateur général, mon cher Champin.

Boislangeais, d’une voix poussive.

Je propose un toast ainsi conçu : « Au magicien à qui trois mois ont suffi pour métamorphoser le druide Thommeray en prince de la jeunesse — princeps juventutis… à Roblot ! »

Tous.

À Roblot !

Roblot, se levant.

À moi, messieurs ?

Jean.

Doucement, maître Roblot ! Le magicien, ce n’est pas vous : c’est Paris ! C’est la fournaise où tout flambe à la fois, le cerveau, le cœur et les sens, où les préjugés fondent comme cire, où l’esprit pétille, où l’argent ruisselle, où le plaisir déborde ! J’ai plus vécu en six mois que je n’avais fait en vingt-cinq ans ! J’ai appris et compris plus de choses que je n’aurais fait là-bas en cent ans ! Toutes les puissances de mon être sont en action, j’aspire la vie par tous les pores… Quel enchantement ! quel vertige !

Chateauvieux.

Tu me fais l’effet d’un jeune ours ivre de raisin.

Champin.

Et de raisin de Corinthe encore !

Roblot.

C’est le plus capiteux.

Boislangeais.

Et le plus cher… Non licet omnibus

Jean.

Ce diable de Boislangeais ! Il perd tout, son argent, ses cheveux, ses dents ; il n’y a que son latin qu’il ne peut pas perdre.

Boislangeais.

C’est mon cachet, sigillum meum

Chateauvieux, à Jean.

Est-ce aussi Roblot qui t’a trouvé cet appartement ?

Jean.

Non, c’est moi.

Chateauvieux.

Grand style !

Champin.

Mais quelle idée de vous loger quai Malaquais ?

Jean.

Chacun chez soi, mon cher : je suis du faubourg, comme vous êtes du boulevard.

Roblot.

D’ailleurs, il y a bien aussi quelques financiers par ici : l’hôtel de Jonquières.

Champin.

Chut ! Ne parlez pas de Jonquières devant Boislangeais, ce sont les frères ennemis.

Boislangeais, sur le canapé.

Les cousins ennemis.

Chateauvieux.

Sa femme n’était-elle pas une Gondreville ?

Boislangeais.

Oui, notre parente à je ne sais quel degré… Mais mon auguste famille ne reconnaît pas la parenté, en sorte que je suis obligé de tenir ce brave homme à distance, à mon grand regret.

Chateauvieux.

Et au sien ! Je crois qu’il donnerait gros pour se réconcilier.

Champin.

Toute vanité blessée devient une passion.

Boislangeais, se levant.

Très profond ! Voyez plutôt les femmes qu’on néglige comme elles s’attachent !

Jean.

Vous croyez ?

Boislangeais.

En doutez-vous, par hasard ?… Aphorisme : négligez Célimène, vous avez Hermione.

Jean, à part.

Voilà qui m’explique Hortense.

Chateauvieux, à la table du milieu.

Eh bien, moi, si j’étais femme, je ne craindrais pas d’être un peu trompée par mon amant… — Il y a des dédommagements.

Boislangeais.

D’abord elles regagnent en respect ce qu’elles perdent en empressement.

Champin.

La maîtresse qu’on trompe passe à l’État de femme légitime, comme disait mon oncle.

Chateauvieux.

Ton oncle disait cela ? Sais-tu que ce n’est pas trop bête pour une culotte de peau ?

Jean.

Est-ce que votre oncle était le brave général Champin ?

Champin.

Lui-même, satretache !

Boislangeais.

Celui qui a jonché de son cadavre tous les champs de bataille de l’Europe.

Roblot.

Et qui a laissé pour tout héritage à son neveu le soutenir de sa gloire et un magnifique nez d’argent.

Jean, à Champin.

Et vous ne portez pas ce bijou ?

Champin.

J’ai des goûts simples… Il m’est trop grand.

Chateauvieux.

Dis donc, Champin, pour quelle heure as-tu commandé ton coach ?

Champin.

Pour une heure et demie.

Chateauvieux.

N’est-ce pas un peu tard ? Nous avons à prendre Valchevrière et Puiseux.

Champin.

Oui, mais avec mes quatre chevaux nous serons au champ de courses en vingt minutes.

Roblot.

Quel est le favori ?

Champin.

Diamant.

Jean.

Eh bien, je parie trois cents louis pour Miss Arabelle ! Personne ne tient ?

Chateauvieux.

Tu as trop de chance au jeu.

Boislangeais.

Je crois bien, il n’a pas de maîtresse.

Champin.

Dites qu’on ne lui en connaît pas.

Chateauvieux.

Moi, je lui en connais une.

Jean.

Tu es plus avancé que moi.

Chateauvieux.

Sournois !… Je vous fais juge, messieurs.

Boislangeais, à cheval sur une chaise au milieu.

Bon ! voilà Chateauvieux content ! Il tient un récit.

Chateauvieux.

Il y a trois jours, nous sortions, Thommeray et moi…

Boislangeais.

Des portes de Trézène.

Chateauvieux.

Nous sortions de chez Laurent, au Palais-Royal, où je venais d’acheter une tabatière…

Boislangeais.

Pour ta maîtresse ?

Chateauvieux.

Si Boislangeais persiste dans son système d’interruptions, je quitte la tribune.

Tous.

Silence à Boislangeais !

Chateauvieux.

Nous voyons passer dans le jardin une délicieuse créature de la dernière élégance, suivie par un tas de galopins et par quelques badauds auxquels nous nous joignons. On riait en se montrant un chignon extravagant retenu sur sa tête par un gros peigne d’écaille… Jamais la folie du cheveu n’avait été poussée si loin.

Boislangeais.

Un seul mot : blonde ou brune ?

Jean.

Blonde.

Boislangeais.

Tant pis. Tu m’intéresses vivement, Chateauvieux, continue ; je suis suspendu à tes lèvres.

Chateauvieux.

Merci bien ! Voilà qui me ferme la bouche.

Jean.

Bravo, Chateauvieux ! bien répliqué.

Chateauvieux.

Je passe parole à Thommeray.

Boislangeais, retournant sa chaise vers Jean.

J’accepte cette commutation de peine.

Jean.

La belle allait son chemin avec un superbe dédain des rieurs, quand un de ces polissons lui tendant sa casquette d’une main et lui montrant de l’autre un passant chauve qui s’épongeait : « Un peu de cheveux, s’il vous plaît, pour un pauvre père de famille qui n’en a pas ! » Là-dessus éclat de rire général qui dégénère bientôt en huées… La demoiselle s’arrête, rouge comme une pivoine ; elle enlève son peigne, et on voit ruisseler jusqu’à ses talons un fleuve de soie et d’or.

Champin.

Bravo, la déesse !

Chateauvieux.

La foule applaudit, la petite dame double le pas pour échapper à son triomphe ; Thommeray se précipite, et lui offrant le bras avec son plus grand air d’Amadis : « Ma voiture est à deux pas, madame, permettez-moi de la mettre à vos ordres. »

Boislangeais.

Des chevaliers français…

Champin.

Vicomte, je tiens vos trois cents louis.

Jean.

Vous avez tort, car cette charmante fille ne m’a encore rien accordé.

Boislangeais.

Tu ne lui as donc rien offert ?

Jean.

Que si fait ! Je lui ai envoyé hier soir un peigne garni de saphirs… et j’attends sa réponse.

Champin.

Elle ne se fera pas attendre.

Justin, entrant.

Le coach de ces messieurs est en bas.

Jean.

Partons.

Justin.

Une carte pour monsieur le vicomte.

Jean.

Le comte et la comtesse de Thommeray…

Boislangeais.

Les auteurs de tes jours ?

Jean, à Justin, qui enlève sur un plateau le café et les liqueurs.

Ils sont là ?

Justin.

Pardon, monsieur le vicomte. Ils ont attendu cinq minutes dans le petit salon et ils sont partis.

Jean.

Diable ! on entend à côté tout ce qui se dit ici. Avons-nous été convenables ?

Boislangeais.

À peu de chose prés. D’ailleurs, tant pis pour eux s’ils écoutent aux portes chez un garçon.

Jean.

Entendre n’est pas écouter, un fils n’est pas un garçon… Je serais désolé que ma mère…

Justin.

Que monsieur le vicomte se rassure ; on entendait très peu, je faisais semblant de ranger pour faire du bruit.

Roblot.

Très intelligent.

Jean.

À quel moment sont-ils entrés ?

Justin.

Au moment où on disait que monsieur le vicomte n’a pas de maîtresse.

Jean.

Bon cela !… Et quand sont-ils sortis ?

Justin.

Au moment où la dame ôtait son peigne.

Jean.

Il n’y a que demi-mal. — Ils n’ont rien dit ?

Justin, sur la porte, emportant le plateau.

J’oubliais : M. le comte a dit à madame la comtesse : « Allons-nous-en, notre place n’est pas ici. » Et en me remettant sa carte : « Dites à votre maître que je rentrerai chez moi à quatre heures et que je l’attendrai. »

Jean.

À quatre heures ?

Justin.

Oui, monsieur.

Jean.

C’est bien. Allez. (Justin sort.) Partez sans moi, mes amis ; je suis consigné.

Champin.

Quels rabat-joie que les pères !

Boislangeais.

On n’en a qu’un, on le croit au fond de la Bretagne… Paf ! il paraît au dessert pour vous troubler la digestion.

Jean.

J’ai l’estomac plus solide que ça, mon cher.

Chateauvieux.

N’empêche qu’en lisant la terrible carte tu as changé de couleur.

Jean, ricanant.

Moi ? Allons donc !

Boislangeais.

Ton père doit être un bonhomme de l’ancien jeu ?

Jean.

En plein !… Mais, soyez tranquilles ; il ne me mangera pas, vous me retrouverez tout entier.

Chateauvieux.

Adieu donc. Bien du plaisir.

Champin.

Je tiens vos trois cents louis.

Jean.

C’est entendu.

Il les reconduit par la droite.



Scène II

JEAN, ROBLOT.
Roblot, se carrant sur le canapé.

Qu’on est bien chez les autres !

Jean.

Eh bien, maître Roblot, vous n’allez pas aux courses ?

Roblot.

Ma foi, non ! je digère… Et puis m’est avis que vous avez peut-être besoin de votre conseiller intime.

Jean, avec une légèreté affectée.

C’est possible ; l’arrivée de mon père ne laisse pas de m’inquiéter. Ses dernières lettres me rappelaient instamment. J’ai bien peur qu’il ne vienne me chercher.

Roblot.

Et par l’oreille encore.

Jean.

L’entrevue sera… laborieuse ! Après tout, il fallait en venir là… J’ai épuisé tous les atermoiements. — Je ne voudrais pourtant pas me brouiller avec lui. Qu’est-ce que je vais lui répondre ?

Roblot.

À votre place, moi…

Jean.

Parbleu ! je suis curieux de savoir ce qu’à ma place, vous répondriez à papa Roblot.

Roblot.

Je lui répondrais, à papa Roblot : « Tu veux que je retourne planter tes choux ? Je vaux mieux que ça, je trouve des truffes ! » Et je lui en mettrais quelques échantillons sous le nez.

Jean.

Ménagez donc vos métaphores, mon cher.

Roblot.

Eh bien, sérieusement, quand vous prouverez, pièces en main, à monsieur votre père, que, grâce au fidèle Roblot, vous êtes en train de redorer votre blason sans forfaire à l’honneur, il finira par entendra raison.

Jean.

Ce n’est pas là que le bât me blesse. J’ai une fiancée en Bretagne.

Roblot.

Oh !… Yvonnette !

Jean.

Mademoiselle de Kéror, une adorable enfant avec qui j’ai été élevé, que j’aime comme une sœur.

Roblot.

Et qui vous aime comme un frère ! mais c’est défendu, ces mariages-là !

Jean.

Les paroles sont données, et mon père n’entend pas raillerie sur ce point.

Roblot.

Quelle dot ?

Jean.

Est-ce que je sais !

Roblot.

A-t-elle un million ?

Jean.

Non, certes !

Roblot, assis près de la table du milieu.

Alors n’en parlons plus. Je refuse mon consentement. D’ailleurs, j’ai un autre parti en vue.

Jean.

Vous dites ?

Roblot.

La fille d’un banquier de nos amis ; quinze cent mille francs de dot : physique très suffisant, très honorable…

Jean.

De quoi diable vous mêlez-vous, mon bon ami ?

Roblot.

De vos affaires, parbleu ! Je ne fais que cela depuis trois mois et vous ne vous en trouvez pas plus mal, soit dit sans reproches. Si vous ne m’aviez pas confié vos cinquante mille francs, que je vous ai quintuplés…

Jean.

Je vous remercie de l’intérêt que vous me portez, mais…

Roblot.

Je ne vous porte aucun intérêt, monsieur le vicomte ; vous ne me devez aucune reconnaissance.

Jean, s’asseyant en face de lui.

Alors je ne comprends pas.

Roblot.

C’est fort simple. Je suis un homme de génie, je crois vous l’avoir déjà dit, et, comme tel, j’ai tout de suite reconnu ce qui me manque pour arriver vite et haut. Je suis de ceux qui doivent s’attacher à la fortune d’un autre. Or les fortunes toutes faites n’ayant pas voulu de moi, je me suis rabattu sur une fortune à faire. Je vous ai rencontré ; vous avez tout ce qui me manque et je vous ai choisi.

Jean.

Pour servir de ballon à votre nacelle ?

Roblot.

Vous l’avez dit. Voilà pourquoi je vous gonfle.

Jean, se levant.

Prenez garde de me gonfler d’orgueil, monsieur Roblot. Comment ! j’avais l’honneur à mon insu…

Roblot.

Ne dites pas l’honneur, monsieur le vicomte, dites le bonheur.

Jean.

L’un et l’autre, monsieur Roblot. Ah çà ! maintenant que je suis admis dans votre confidence, me direz-vous en quoi mon célibat vous gêne ?

Roblot.

Volontiers. Vous n’êtes jusqu’ici qu’un joueur heureux, et ce qui vous vient par la flûte s’en va par le tambour. Il est temps d’asseoir votre situation. Il nous faut une base d’opérations sérieuses. Or vous avez entre les mains une valeur considérable qui dort.

Jean.

Mon titre, n’est-ce pas ? Et vous me proposez de le vendre ?

Roblot.

De le négocier… Tous les titres sont négociables. Ne faisons pas de donquichottisme, que diable !… Les mariages d’argent n’ont-ils pas eu cours de tout temps dans la noblesse ? Ce que vos aïeux appelaient fumer leurs terres.

Jean.

C’est possible, mon cher, mais je n’ai pas été élevé à considérer le mariage comme un engrais. D’ailleurs, je ne suis pas encore las de ma liberté. J’ai eu une jeunesse sévère, ou, pour mieux dire, je n’en ai pas eu du tout. J’ai toujours vécu dans un cloître, l’armée ou la famille. Aussi, je suis plein de tentations inassouvies, de curiosités lancinantes. Le fruit défendu ne me suffit déjà plus…

Roblot.

Il vous le faut confit ?

Jean.

Oui. Tenez, la rencontre de cette belle jeune fille, l’autre jour, a fait une révolution en moi. Quand elle a tordu ses cheveux dans ma voiture, pour les rattacher sur sa tête, elle en a exprimé un parfum qui m’a donné le vertige. Ah ! ces femmes-là ont un philtre ! Elles versent une ivresse inconnue !… C’est le haschisch de l’amour !

Roblot.

Il est certain qu’elles sont fort agréables. Mais depuis quand le mariage est-il incompatible avec une honnête licence ? Vous ne tenez pas à vous afficher, je suppose ?

Jean.

À m’afficher, non ; à ne pas me gêner, oui ! Vivent les amours faciles ! Au diable le mystère, les scènes dramatiques, les femmes qui pleurent ! J’en ai par-dessus la tête !

Roblot.

C’est bien dangereux, mon cher, les femmes qui pleurent ! Ça ennuie, ça agace, mais ça flatte, et on s’y attache plus qu’on ne croit. Méfiez-vous !

Jean.

Ce n’est pas pour moi que je parle… Je n’ai pas de liaison.

Roblot.

Bien entendu.

Justin, par la droite.

Mademoiselle de Montglave.

Roblot.

Blanche ? J’aurais dû la deviner au signalement de la chevelure.

Jean.

Vous la connaissez ?

Roblot.

Un peu ! Nous nous tutoyons.

Jean.

Est-ce que… ?

Roblot, passant au fond.

Jamais !… Moi, je suis l’ami des femmes.

Jean, à Justin.

Faites entrer.

Roblot, à part.

Ah ! mais non, je n’entends pas qu’elle le dévore !



Scène III

JEAN, ROBLOT, BLANCHE, par la droite.
Jean, allant au-devant de Blanche.

Ah ! mademoiselle…

Blanche, s’asseyant près de la table.

Vous vous attendiez à ma visite, monsieur le vicomte ?

Jean.

Je la souhaitais, mademoiselle.

Blanche.

Après votre envoi d’hier soir, vous n’en doutiez pas, avouez-le ; vous m’avez fait de la peine, monsieur.

Roblot, à part, au fond.

Le grand jeu ?

Jean.

Je serais désolé, mademoiselle…

Blanche.

Vous avez été maladroit et mal inspiré ! J’en aurais pleuré.

Roblot, s’avançant.

Si tu avais des larmes.

Blanche.

Tiens, Caniche ! (À Jean.) Vous connaissez Caniche ?

Jean.

Je suis son meilleur aveugle.

Blanche, riant.

Très joli ! Je ris et je n’en ai pas envie. Dis-moi des bêtises, Léopold ; j’ai le cœur gros.

Roblot.

Bah ! ça te fait cet effet-là… C’est comme un grain de sable qu’on a dans l’œil.

Blanche.

Non, j’ai du chagrin… C’est bête comme tout ! J’étais partie pour un roman ; c’est la première fois que ça m’arrive… patatras ! un bijou ! Je n’en veux pas, de vos pierres ! Je vous les rapporte. (Elle jette l’écrin sur la table.) Si c’est pour m’acheter, elles sont trop petites.

{{PersonnageD|Roblot|c|à part. Une vraie toquade !… A-t-il une veine !…

Jean, ouvrant l’écrin.

Vous n’avez donc pas regardé sous le peigne ?

Blanche.

Ma foi, non… j’étais outrée ! Qu’est-ce qu’il y a ? (Jean retire de l’écrin un papier plié en quatre et le lui donne.) La facture ? (Elle pose son ombrelle sur le canapé pour ouvrir le papier.) Des vers ! ô mes enfants, des vers !

Roblot, à part.

Qu’il est jeune, mon Dieu !

Blanche, lisant, sur le canapé.

Dans vos cheveux plus beaux que la moisson dorée,
Et plus ondoyants qu’elle au souffle des zéphirs,
Laissez-moi, ma Blanche adorée,
En guise de bluets semer quelques saphirs…

Oh que c’est joli ! que je suis contente ! Des vers ! on ne m’en avait jamais fait !

Jean.

Ils n’ont plus de sens si vous ne gardez pas le peigne.

Blanche.

Je le garde maintenant ! je le garde ! et je vous jure que je ne le mettrai jamais dans ma vente.

Jean, assis près du canapé.

Quelle étrange créature vous êtes !

Blanche.

Je vous plais ainsi ?

Jean.

À la folie !

Blanche.

J’aime vos yeux, mon cher Jean… Est-ce que vous n’avez pas d’autre nom ?

Jean.

Pas d’autre.

Blanche.

Celui-là me gênera bien. (À Roblot qui prend son chapeau.) Tu t’en vas, Roblot ?

Roblot.

Dame ! je m’ennuie, moi.

Blanche.

Attends un peu, tu me mettras en voiture.

Jean.

Vous pensez déjà à me quitter.

Blanche.

Je reviendrai, mon cher petit saint Jean.

Roblot, à part.

Petit saint Jean… déjà ! Comme elle y va !

Blanche.

Voulez-vous me donner à dîner ?

Jean.

Je crois bien !

Blanche.

Nous achèverons la soirée au spectacle. Je viendrai vous prendre à sept heures.

Justin.

Madame la comtesse de Thommeray.

Jean.

Ma mère !

Blanche, se levant vivement.

La mère ? par où s’en va-t-on ?

Jean, ouvrant la porte de gauche.

Par le petit escalier… Montrez-lui le chemin, Roblot.

Blanche, sur la porte.

Ici, Caniche !

Blanche et Roblot sortent par la gauche ; Jean va à la rencontre de sa mère par la droite.

Jean, seul, à Justin.

Faites entrer.



Scène IV

JEAN, LA COMTESSE.
Jean, allant à sa mère, avec embarras.

Ma mère, que je suis heureux de vous voir !

La Comtesse, lui ouvrant ses bras, après un silence.

Je t’embrasse malgré tout, mon pauvre enfant. Ton père est sorti d’ici tellement irrité, il te réserve un si rude accueil, que j’ai cru devoir me mettre entre vous.

Elle s’assied près du bureau.
Jean, debout.

Irrité ?

La Comtesse.

Cela t’étonne ? Six mois de Paris t’ont-ils changé au point que ta conscience soit déjà muette ?

Jean.

Mais, ma mère, je ne fais rien qui puisse la troubler. Quels contes vous a-t-on débités ?

La Comtesse.

Hélas ! on nous a dit la vérité ; ta maison seule témoignerait contre toi. D’où te vient ce luxe ? Comment le soutiens-tu ?

Jean.

Je gagne beaucoup d’argent.

La Comtesse.

Au jeu ?

Jean.

À la Bourse. Je fais des affaires, mais je les fais en galant homme, soyez-en sûre. Je ne m’expose pas à perdre ce que je ne pourrais payer ; je joue mon argent et non mon honneur.

La Comtesse.

Je ne t’ai jamais fait l’injure d’en douter ; mais ne sens-tu pas que cela même n’est digne ni de toi ni de nous ? Si ta conscience était aussi tranquille que tu veux le croire, pourquoi nous aurais-tu fait un mystère de la vie que tu mènes ?

Jean.

Vous voyez bien que j’avais raison, puisque, au premier avis, vous accourez tous deux éperdus comme pour me sauver de l’abîme. Qu’ai-je fait pourtant qui justifie cet effarement ? Je vis des idées de mon époque, comme vous avez vécu des idées de la vôtre ; voilà mon crime. Si vous consultiez le carnet de mon agent de change, vous m’y verriez en nombreuse et bonne compagnie. Le temps n’est plus des patrimoines lentement accrus et transmis religieusement ; on n’amasse plus la fortune…

La Comtesse.

On la ramasse !

Jean.

Pas dans la boue, croyez-le bien. Je ne suis pas tombé si bas que vous l’imaginez.

La Comtesse.

Soit ! mais tu tombes de si haut !

Jean.

Du haut des illusions dans la vérité.

La Comtesse.

La vérité ? Il n’y a rien de vrai que nos croyances, et ne vois-tu pas que les tiennes ne sont plus à la hauteur des nôtres, quand tu places l’argent sur l’autel où nous plaçons l’honneur ?

Jean.

J’ai le culte de l’honneur aussi bien que vous, mais il n’est pas plus immuable que toutes les autres lois. Ne nous défend-il pas aujourd’hui des choses qu’il permettait à nos pères ? Eh bien, par contre, il nous en permet qu’il leur défendait. L’homme d’honneur doit suivre les variations de l’honneur, comme l’homme à la mode suit les variations de la mode, sans résistance et sans exagération.

La Comtesse.

Ô mon fils ! Qui a pu en si peu de temps détruire mon ouvrage de tant d’années ? Qui a pris sur toi plus d’influence que ta mère ? Tes amis disaient tantôt que tu pas de maîtresse ! Rien qu’à t’écouter, je sens que tu en as une, une des plus dangereuses. Il n’y a qu’une femme qui puisse faire tant de mal et si vite ! — Que Dieu lui pardonne ! La malheureuse sera assez punie si elle t’aime ; en abaissant ton idéal jusqu’à elle, elle a semé dans ton cœur son propre châtiment. Tu l’abandonneras pour descendre encore, et déjà te voici à la courtisane, c’est-à-dire au mépris de l’amour… Ne nie pas, nous t’avons entendu. — Jean, mon fils, arrache-toi à ce milieu empoisonné, il en est temps encore ! Remonte à ta vertu première, reviens te purifier près de Marie… Tu ne réponds pas !

Jean.

Quel abus faites-vous de votre empire sur moi ! Que me demandez-vous ?

La Comtesse.

Je te demande de tenir la foi jurée. L’honneur de ton temps te permet-il d’y manquer ?

Jean.

Ai-je donc juré d’épouser Marie à jour fixe ? Et croyez-vous le moment bien choisi ? Il y a des choses plus faciles à dire à un père qu’à une mère ; mais enfin, puisque vous avez surpris ou deviné les secrets de mon existence, trouvez-vous que je sois en état de grâce suffisante pour le mariage ? Le milieu où je vis a allumé dans ma tête et dans mon sang des ardeurs funestes, soit ! mais vous ne les éteindrez pas avec un verre d’eau. Faites plutôt la part du feu, dans l’intérêt même de Marie ; je l’épouserai un jour…

La Comtesse.

Non ! tu ne l’épouseras pas ! Tu feras un mariage d’argent ; voilà où tu vas.

Jean.

Je viens de refuser une dot de quinze cent mille francs.

La Comtesse.

Tu l’accepteras demain ! Du mépris de l’amour au mépris du mariage, il n’y a qu’un pas. Au nom du ciel, entends-moi ! Écoute ta vieille amie. Si c’est trop que te demander un retour définitif, accorde-nous un mois, accorde-nous huit jours ! Viens te retremper dans l’atmosphère de la famille. Si la pure lumière de ta vie d’autrefois ne chasse pas de ton cerveau troublé les hallucinations de la fièvre, eh bien, tu nous quitteras… et cette fois pour toujours… Tu ne peux pas me refuser cela !

Jean.

Je ne peux rien vous refuser, ma mère !

La Comtesse.

Nous partons ce soir…

Jean.

Je vous rejoindrai dans le courant de la semaine.

La Comtesse.

Non ! Pars avec nous… autrement tu ne partirais pas !

Jean.

Mais… ce soir, c’est bien court…

La Comtesse, lui mettant les bras sur son cou.

Je t’en supplie !… fais-moi la grâce tout entière !… Je ne vivrais pas là-bas jusqu’à ton arrivée… Laisse-moi emporter mon trésor avec moi !

Jean, lui prend la tête dans les mains et l’embrasse.

À quelle heure partez-vous ?

La Comtesse.

À huit heures.

Jean.

Vous me trouverez à la gare.

La Comtesse, le couvrant de larmes et de baisers.

Merci, mon enfant bien-aimé ! Je savais bien que je te sauverais… Je cours porter cette bonne nouvelle à ton père. Ah ! ce moment nous paye bien des heures sombres… À bientôt.

Jean.

À bientôt.

La Comtesse, sur la porte.

À huit heures.

Jean.

À huit heures.



Scène V

JEAN, seul, assis près de la table ; puis JUSTIN.
Jean.

Pauvre chère mère ! Elle ne saura jamais quelle soirée je lui sacrifie… Mais sa joie vaut bien ce sacrifice… Et puis ce voyage est une heureuse inspiration : il aura des résultats qu’ils ne prévoient guère, là-bas !… Ils espèrent me retenir dans leurs eaux dormantes ; c’est moi qui les remettrai dans le courant. — Et, qui sait ? je trouverai peut-être moyen d’arranger un mariage entre Marie et l’un de mes frères… N’a-t-elle pas pour eux la même affection que pour moi ? Elle doit épouser l’aîné… Je suis prêt à céder tous mes droits d’aînesse. (S’approchant du bureau.) Écrivons à Hortense pour lui annoncer mon départ. — Et Blanche ! Il faut la décommander pour ce soir. Comment prendra-t-elle la chose ? Fort mal, sans aucun doute. C’est une rupture… tant mieux ! J’aurais eu des remords. Hortense ne mérite pas cela. Ces fous avaient raison ; ma demi-infidélité rend mon amour pour elle plus respectueux. — Expédions Blanche ! (Écrivant.) « Mademoiselle, à mon grand regret… »

Justin, entrant par la droite, mystérieusement.

Une dame voilée demande si monsieur le vicomte est seul.

Jean, tout en écrivant.

Une dame voilée ?… Attendez un moment. — Ah ! Justin, vous préparerez ma malle. Je pars dans deux heures. Je serai absent huit jours.

Justin.

Bien, monsieur le vicomte.

Jean, lui donnant la lettre.

Faites entrer et portez cette lettre sur-le-champ. (Justin sort.) Une dame voilée ! qui diable cela peut-il être ?



Scène VI

JEAN, HORTENSE, ôtant son voile.
Jean.

Vous, Hortense ?

Hortense.

Qui attendiez-vous donc ?

Jean.

Personne… mais vous moins que personne ! Quelle imprudence, mon amie !…

Hortense.

Ce voile est épais… et puis, que m’importe ! Le monde dira ce qu’il voudra ! Il faut bien que je vienne vous chercher ici, puisque je ne vous vois plus autre part.

Jean.

En vérité, ma chère, votre humeur s’altère de jour en jour ! Vous, jadis si enjouée, si railleuse, si frivole, permettez-moi de vous le dire, vous tournez au tragique. C’est à ne plus vous reconnaître.

Hortense.

Hélas ! je ne me reconnais pas moi-même ! Qui m’aurait dit que je serais jalouse un jour ? Ah ! qui m’aurait dit que j’aimerais ! Je suis absurde ; pardonnez-moi, Thomé. Je m’étais promis aujourd’hui d’être douce et gaie… mais votre surprise en me voyant ressemblait si fort à une déconvenue, que je n’ai pu me défendre. J’ai eu tort… ne vous irritez pas ! Soyez bon pour moi… J’ai l’esprit malade, mon ami… Je suis si malheureuse !

Jean.

Malheureuse ? En vérité, cela n’a pas le sens commun.

Hortense.

Que voulez-vous ! je vous vois si peu… Oui ; je sais ; votre temps ne vous appartient plus comme autrefois… Mais ma tête travaille dans la solitude. Je vous vois lancé dans un monde où les tentations vous assaillent, où les mauvais exemples vous enveloppent de tous côtés… et, malgré moi, je tremble ! Je me crée des chimères douloureuses, et vous prenez si peu soin de les dissiper, mon ami, que j’imagine parfois qu’il ne vous déplaît pas de me voir souffrir.

Jean.

Ah ! je vous jure bien…

Hortense.

Que cela vous ennuie ?

Jean.

Que cela m’afflige profondément. Vous êtes bien injuste, ma chère. Si je suis lancé dans une existence qui vous inquiète, à qui la faute ?

Hortense.

À moi seule, je le sais, et c’est une amertume de plus. Les rôles se sont intervertis pour notre malheur à tous les deux : vous êtes tel que je vous souhaitais jadis, je suis telle que vous me souhaitiez, et je regrette votre tendresse passionnée comme vous regrettez peut-être ma frivolité.

Jean.

Je ne regrette que votre confiance.

Hortense.

Il vous serait si facile de me la rendre ! — En m’aimant un peu !

Jean.

Je vous aime de toute mon âme.

Hortense, timidement.

Dites-vous vrai ? Je viens vous en demander une preuve.

Jean.

Parlez.

Hortense.

Nous partons pour Trouville.

Jean.

Si tôt ?

Hortense.

Oui… par des circonstances qui ne vous importent guère… Viendrez-vous m’y retrouver ?

Jean.

Sans aucun doute.

Hortense.

Mais viendrez-vous bientôt ?

Jean.

Le plus tôt possible.

Hortense.

Demain ?

Jean, souriant.

Pourquoi pas par le même train que vous, et dans le même compartiment ?

Hortense.

Oh ! mon Dieu, qu’y aurait-il de surprenant dans notre rencontre ? Tout le monde ne va-t-il pas à Trouville ? Mais je ne vous en demande pas tant. Vous prendrez le train de quatre heures.

Jean.

Il n’y a qu’une difficulté : c’est que je pars moi-même ce soir pour la Bretagne ?

Hortense.

Pour la Bretagne ?

Jean.

Oui, ma mère sort d’ici.

Hortense.

Votre mère est à Paris ?

Jean.

Avec mon père.

Hortense.

J’aurais été heureuse de les voir.

Jean.

Ils sont arrivés hier et retournent ce soir. Je les accompagne. Une absence de huit jours, pas plus. J’allais vous écrire.

Hortense.

Ils viennent vous chercher. En effet, l’époque fixée pour votre mariage est arrivée. — Je vous défends de partir !

Jean.

Là, là, mauvaise tête ! Ne vous révoltez pas contre la plus grande preuve d’amour que je puisse vous donner. J’ai trouvé pour me dégager de ce mariage une combinaison qui satisfait à tout, mais qui demande un peu de diplomatie pour être agréée. Elle consiste à substituer mon frère François à tous mes droits de primogéniture, et, par suite, à la main de mademoiselle de Kéror.

Hortense.

Oh ! vous êtes bon, Thomé ! Je suis une folle et une ingrate !

Jean.

Douterez-vous encore de moi ?

Hortense.

Non, je vous le jure. Il y a trois mois, si vous m’aviez offert un pareil sacrifice, je vous aimais trop pour l’accepter. Aujourd’hui, je t’aime trop pour le refuser. — Par quel train partez-vous ?

Jean.

Par le train de huit heures.

Hortense, reprenant son voile.

Vous n’avez pas trop de temps devant vous, je vous laisse.

Jean, la retenant par la main.

Pas encore.

Hortense.

Il faut que je rentre moi-même, il est tard. Adieu, Thomé ! j’emporte votre promesse…

Jean, l’attirant sur sa poitrine.

Adieu, ma bien-aimée ; à bientôt… Tu es belle !

Hortense.

Non… mais je t’aime…

Ses yeux rencontrent l’ombrelle que Blanche a oubliée sur le canapé ; les regards de Jean suivent les siens.

Jean, à part.

L’ombrelle de Blanche !

Hortense, se dégageant des bras de Jean.

C’est votre mère qui sort d’ici ?

Jean, troublé.

Ne vous l’ai-je pas dit ?

Hortense, prenant l’ombrelle et la lui présentant.

Et c’est à elle, cela ? Répondez !

Jean, après une hésitation.

Non !…

Il prend l’ombrelle, la brise et la jette au fond de la chambre.
Hortense.

À qui alors ?

Jean.

Ne m’interrogez pas, je vous en conjure. Vous n’avez rien à redouter de la personne à qui cela appartient, je vous en donne ma parole d’honneur.

Hortense.

Son nom ?

Jean.

Ma parole d’honneur ne vous suffit-elle pas ?

Hortense.

Est-ce qu’un homme se fait scrupule de mentir à une femme !

Jean.

Et moi, je ne permets pas même à une femme de douter de mon serment.

Hortense.

Vous n’avez rien de plus à me dire pour votre justification ?

Jean.

Rien. Et si j’avais quelque chose, je ne le dirais pas.

Hortense.

Adieu, monsieur. (Fausse sortie.) Dites-moi que c’est un égarement d’un jour, une surprise des sens, et je vous pardonnerai peut-être

Jean.

Eh bien, oui, je suis entouré de tentations, mais je n’aime que vous. — Cette femme ne remettra plus les pieds ici. — Je viens de rompre une intrigue à peine engagée. — Mais croyez-moi donc ! Il ne tenait qu’à moi de vous donner le change…

Hortense, lentement.

C’est vrai. — Je me fie à votre loyauté, monsieur de Thommeray. Quand vous ne m’aimerez plus, ayez le courage de me le dire ; j’aurai le courage de l’entendre. Mais ne me trompez jamais ; que je puisse au moins vous estimer toujours ! — Il ne faut pas que votre mère attende ; adieu.

Elle se dirige vers la porte de droite.
Jean, l’accompagnant.

À bientôt.

Hortense, tristement.

Oui, à bientôt.

Elle lui donne la main et sort.



Scène VII

JEAN, seul ; puis JUSTIN.
Jean.

Pauvre femme ! elle m’a ému… Mais vraiment ces scènes-là usent l’amour. (Tirant sa montre.) Diantre, je n’ai que le temps de me préparer. (Il sonne.) Ma contenance devant Marie va être bien difficile… et la sienne, pauvre enfant ! Dans l’intérêt de tout le monde, il vaudrait peut-être mieux écrire… Enfin, j’ai promis de partir… (À Justin qui entre.) Ma malle est-elle prête ?

Justin.

Oui, monsieur le vicomte. — Cette dame n’était pas chez elle ; j’ai laissé la lettre.

Jean.

C’est bien. (À part.) Elle la trouvera en rentrant… Et si elle ne rentrait pas ? (Haut.) Justin, je n’y suis pour personne. Si cette dame venait, vous lui diriez que je suis parti. Faites atteler.

Justin.

Oui, monsieur le vicomte.

Il sort.



Scène VIII

JEAN, puis BLANCHE.
Jean, seul, ouvrant son portefeuille.

Ai-je assez d’argent sur moi ?

Blanche, arrivant par la gauche.

Heure militaire !

Jean, stupéfait.

Blanche !

Blanche.

Vous ne m’attendiez pas de ce côté-là ? J’ai emporté la clef tantôt en me sauvant ; j’aime mieux les petites entrées que les grandes.

Jean.

Vous n’avez donc pas passé chez vous ?

Blanche.

Non, pourquoi ?

Jean.

Je vous ai écrit.

Blanche.

Ah bah ! Est-ce que nous ne dînons pas ensemble ?

Jean.

Vous me voyez désolé. Je suis obligé d’accompagner mon père en Bretagne, et je pars dans une demi-heure.

Blanche.

Voilà qui est d’un bon fils ! Ce n’est pas d’un chevalier français, mais c’est d’un bon fils… Vous avez dû obtenir au collège tous les prix de bon fils.

Jean.

Je ne vois pas ce qu’il y a de ridicule…

Blanche.

Rien du tout. Adieu, bon fils ! Bonne nuit ! Que le chemin de fer vous berce !… Voici votre clef, monsieur le vicomte.

Jean, sans prendre la clef.

Je vous jure que si ce n’était pas une affaire pressante…

Blanche.

Il n’y a pas d’affaire plus pressante que moi. Savez-vous qu’il m’arrive des choses bien extraordinaires ? Que j’aie un caprice, passe encore ; mais qu’on me plante là… bonsoir ! (Fausse sortie.) À propos, j’ai oublié mon ombrelle chez vous.

Jean.

Croyez-vous ?

Blanche, cherchant.

J’en suis sûre. Et une ombrelle toute neuve, s’il vous plaît… (Apercevant l’ombrelle brisée.) Ah !… qu’est-ce qui a fait cela ? (Elle la ramasse.) Vous avez reçu une visite orageuse, mon pauvre vicomte. Voilà de jolies manières pour une femme du monde… Car je parie que c’est une femme du monde… Vous êtes un homme à femmes du monde, vous ! — Mes compliments, mon cher ! Je comprends maintenant votre départ pour la Bretagne : Cythère ! dix minutes d’arrêt !

Jean.

Je vous assure…

Blanche.

Allons donc ! est-ce que je ne connais pas ça ? La casse est toujours suivie d’un raccommodement, sinon d’un raccommodage. Je vois la scène d’ici. « Monstre ! — Ange adoré ! » Attendrissement, rendez-vous pour ce soir. (À part.) Mais c’est elle qui posera. (Haut.) Adieu, monsieur le vicomte. Mes respects à la femme de trente ans.

Jean.

Adieu donc.

Blanche.

Ne pas oublier de vous rendre votre peigne. Vous comprenez que je ne peux plus le garder. Vous l’offrirez à l’ange adoré, quoiqu’il en ait probablement moins besoin que moi.

Elle ôte son peigne et le jette sur la table ; ses cheveux se déroulent sur son dos.

Jean, très troublé.

Je vous en supplie, Blanche, gardez au moins ce souvenir.

Blanche.

Il ne me rappellerait qu’un ingrat.

Jean.

Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi…

Blanche.

Croyez-vous ? Eh bien, recoiffez-moi !

Elle s’assied sur une chaise.
Jean.

Que je vous recoiffe ?

Blanche.

Sans doute, puisque je ne peux pas sortir comme ça. Voyons, montrez vos talents.

Jean.

Je ne saurai jamais.

Blanche.

Éducation négligée. (Jean prend les cheveux de Blanche et les baise.) Mais à quoi pensez-vous donc, coiffeur ? Laissez cela, j’aurai plus tôt fait moi-même.

Elle se lève et rattache ses cheveux devant la glace.
Jean, à part.

Décidément, je crois qu’il vaut mieux écrire… J’écrirai.

Il prend son chapeau et ses gants.
Blanche.

Adieu, monsieur le vicomte.

Jean, le chapeau à la main.

Ou dînons-nous ?

Blanche, lui prenant le bras.

Où tu voudras.

Ils sortent.