Jean de la Roche/10

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 100-109).



X


Mais il était écrit que les choses se passeraient autrement. M. Butler s’était endormi ; on avait prévenu miss Love de mon arrivée : elle s’était fait remplacer par son frère auprès du convalescent ; elle venait à nous ; elle saluait M. Louandre, qui avait déjà pris congé d’elle une demi-heure auparavant ; elle me tendait la main avec un affectueux et radieux sourire.

— Il va de mieux en mieux, me dit-elle parlant toujours de l’objet de son unique préoccupation.

Et, s’asseyant entre nous deux, elle causa avec ce charmant naturel et cette généreuse expansion qui ne l’abandonnaient plus quand j’étais auprès d’elle. M. Louandre fut frappé de cette confiance animée qu’il ne lui avait jamais vu manifester si ouvertement, et, prenant tout à coup confiance lui-même dans ma cause, jugeant comme moi que j’étais aimé, il plaida pour mon bonheur.

M. Louandre était un homme positif, d’un esprit ordinaire, mais d’une si grande honnêteté de cœur, que rien n’était blessant dans sa bouche. Il parla, cette fois surtout, avec une rare élévation, un remarquable bon sens, et je vis que Love l’écoutait avec une déférence presque respectueuse. Je l’aurais souhaitée plus attendrie par l’amour que convaincue par le raisonnement, mais elle écoutait sans interrompre, elle donnait des signes d’adhésion, et j’attendais une réponse favorable et décisive.

Elle se recueillit un moment avant de répondre ; enfin elle répondit :

— Je suis une enfant, et pourtant mon père a en moi une confiance entière. Il m’a remis le soin de choisir moi-même mon mari. D’abord cette idée-là m’a effrayée. À présent, j’en ai pris mon parti, surtout depuis que je connais M. de la Roche, et que je me suis assurée que son cœur est bon et que ses idées sont nobles. C’est donc lui que je choisis dès à présent, à l’exclusion de tout autre, puisqu’il aime mon père et que mon père l’aime aussi : mais je fais une réserve, c’est qu’il m’attendra six mois. Ce n’est pas avant six mois que je peux consentir à me marier.

— Six mois, c’est trop long, s’écria M. Louandre. Il passe trop d’eau sous le pont pendant six mois : j’entends par là les intrigues, les indiscrétions, les mensonges, les jalousies du dehors. Vous ne savez pas, chère enfant, toutes les mouches avides et venimeuses qui bourdonnent autour des fruits mûrs. Or, un mariage arrêté est un fruit mûr qu’il faut cueillir avant qu’il tombe. Disons trois mois, et même moins s’il est possible.

— Eh bien, reprit-elle, ne disons rien que ceci : mon père a besoin de moi pour finir un ouvrage qui le passionne : je suis son secrétaire, et personne ne peut me remplacer…

— Parce que vous êtes aussi savante que lui ! Nous savons cela, s’écria M. Louandre un peu à l’étourdie.

— Où prenez-vous cela ? répondit Love en jetant un regard inquiet sur les papiers du bureau et en rougissant beaucoup, avec une physionomie contrariée. Je ne sais qu’écrire sous sa dictée, mais il a une telle habitude de s’adresser à moi, que d’ici à longtemps il ne pourra rien faire avec un autre.

— Bah ! bah ! n’a-t-il pas l’illustre Junius, qui en sait long aussi, à ce qu’il paraît ?

— L’illustre Junius, répondit Love en souriant, sait beaucoup trop de choses ; il veut discuter avec mon père et lui imposer ses vues transcendantes. Mon père est modeste et doux, il cède, mais il s’en repent ensuite, car M. Black a des idées étroites, et le travail est à recommencer. Et puis cela jette mon père dans des incertitudes qui lui font mal. C’est un libre esprit, un génie hardi et ingénieux à qui l’on doit laisser ses défauts et ses qualités. Mon attention passive est tout ce qu’il lui faut. Hope serait tout aussi attentif et dévoué que moi, mais il travaille assez pour son compte, et sa santé délicate ne résisterait pas à un surcroît d’application. Souffrez donc que j’appartienne à mon père exclusivement jusqu’à ce que l’ouvrage soit fini. Il y a fort peu de chose à faire, et, si mon père était bien portant, je serais libre dans peu de semaines : mais pouvons-nous fixer le jour où il sera capable de reprendre ses occupations ? Ne devons-nous pas souhaiter, pour notre tranquillité future, qu’il les reprenne le plus tard possible ? Je vous avertis, moi, que je ferai tous mes efforts pour qu’il ait une convalescence tranquille et paresseuse, et je suis sûre, ajouta-t-elle en se tournant vers moi avec candeur, que vous m’y aiderez de tout votre pouvoir.

Je ne pouvais résister à l’aimable ascendant de Love, et rien ne me semblait difficile quand elle invoquait la délicatesse de mon affection. Je lui rendis grâces de sa confiance en moi, et j’acceptai l’arrangement qu’elle proposait, à savoir que nous nous marierions aussitôt que l’ouvrage serait sous presse.

— Diable ! est-ce un in-folio ? demanda M. Louandre.

— Non, non, répondit Love, ce n’est qu’une mince brochure.

J’allai saluer M. Butler à son réveil. Il me tendit ses bras affaiblis et me serra sur son cœur.

— Vous avez été un ange pour moi, me dit-il. Vous avez consolé et soutenu mes pauvres enfants, effrayés et navrés de ma souffrance. Je vous bénis comme un père bénit son fils.

J’étais profondément attendri et heureux, mais j’eus tout à coup un sentiment d’épouvante en voyant Hope, dont je cherchais les regards, me tourner le dos avec affectation et sortir de la chambre. Love en parut frappée, et elle le suivit en me disant :

— Restez là jusqu’à ce que je revienne.

Elle revint bientôt, mais très-pâle, et, quand elle put me parler sans témoin :

— Je ne sais ce qu’il a, cet enfant, me dit-elle ; il me boude et refuse de s’expliquer. Je ne l’ai jamais vu ainsi : je crains qu’il ne soit malade, bien qu’il dise ne souffrir de rien.

— Il ne vous a pas parlé de moi ?

— Non ! Que s’est-il donc passé entre vous ?

— Rien, sinon qu’il me témoigne de la froideur, et que je crois deviner en lui de l’aversion. C’est à vous de tâcher de savoir ce en quoi j’ai pu lui déplaire, afin que je m’en corrige ou m’en abstienne. Je sens bien que vous l’aimez ardemment, et qu’il faut que je sois aimé de lui ! N’est-ce pas, il le faut ?

— Oui, certes, il le faut absolument ! Revenez bientôt. Je l’aurai confessé, et je vous dirai tout.

Je partis avec M. Louandre.

— Je ne suis pas si tranquille que vous, me dit le notaire à plusieurs reprises en cheminant à mes côtés.

Hélas ! je n’étais pas tranquille du tout.

Le lendemain, je reçus la lettre suivante :


« Ne revenez ni demain ni après-demain. Il faut, auparavant, que j’aie raison des idées de ce cher et cruel enfant. Imaginez-vous qu’il n’a rien contre vous ; il vous estime et vous aimerait peut-être, si vous ne songiez pas à m’épouser. Voilà ce qu’il dit, et il n’écoute rien de ce que je lui réponds. Il est absorbé, pâle, sans appétit, et, je le crains, sans sommeil. Enfin il est jaloux de moi, voilà ce que je suis obligée de constater. Il ne veut pas que je me marie. Ne vous inquiétez pas trop de cela ; il est si jeune, et, d’ailleurs. si bon et si raisonnable ! Laissez passer quelques jours. Quand il sera bien portant, je le persuaderai, j’en réponds : il m’a toujours cédé après un peu de résistance, et ce n’est pas à dix ou onze ans que l’on a une volonté inébranlable. Mon père s’est levé aujourd’hui. Déjà il pense à travailler. Je l’en empêche. Présentez mes tendres respects à madame votre mère, et plaignez-moi un peu du chagrin que je vous cause.

» Love Butler. »

Je passai une journée terrible. Les plus sinistres pressentiments m’assiégeaient : il me semblait que je ne devais plus revoir Love, que tout était fini entre nous.

Peu à peu je me calmai : sa lettre était si bonne, si confiante ! Je la montrai à ma mère, qui me rassura.

— Une personne si juste et si loyale, me dit-elle, ne cédera pas à l’injustice d’un enfant, et l’injustice d’un enfant est un caprice qui passe. Faites ce qu’elle vous dit : n’allez chez elle ni demain ni après-demain ; le jour suivant, nous irons ensemble. M. Butler n’ayant pu me rendre votre visite, sa maladie m’autorise à lui faire la mienne.

— Non, lui répondis-je, c’est bien assez que vous soyez compromise en ma personne. Je crains cet enfant, qui n’est pas un enfant comme les autres.

— C’est possible, mais sa sœur vous aime ; elle ne craint pas de se compromettre en vous écrivant. Je vois dans cette infraction aux convenances l’élan d’une belle âme. C’est à nous de lutter avec elle contre les obstacles de son intérieur, et de lui bien dire que nous ne doutons pas d’elle. Nous irons la voir, vous dis-je, nous irons dans deux ou trois jours.

Ma mère pensait engager encore plus la parole de Love par cette démarche, mais les événements la lui interdirent. Le médecin de M. Butler arriva au moment où nous nous disposions à partir pour Bellevue. Il venait, de la part de M. Butler et de sa fille, nous dire que Hope avait une fièvre nerveuse assez inquiétante, et il était chargé de nous en apprendre confidentiellement la cause. L’enfant, voyant que sa sœur allait se marier, était tombé dans une sorte de désespoir. Cela était fort injuste, fort blâmable à coup sûr, le père comptait l’en reprendre, la sœur espérait pouvoir passer outre, mais avant tout il fallait guérir le petit malade, lui épargner tout sujet de chagrin, paraître céder à sa fantaisie. Donc, je ne devais point songer à retourner à Bellevue avant huit jours. Jusque-là, le médecin promettait de m’envoyer fréquemment un bulletin de sa santé.

— Vous voyez, dis-je à ma mère quand il fut parti. Tout est perdu ! Cet enfant mourra si elle lui résiste, et, comme elle l’adore, elle lui sacrifiera tout Ma mère, avec ses habitudes d’esprit, son caractère morne et son âme désolée pour son propre compte avait fait jusque-là de grands efforts pour me paraître tranquille et pour me soutenir. Elle était au bout de son initiative. Elle baissa la tête, et je vis rouler des larmes dans ses yeux fixes.

Je sentis alors pour la première fois sa peine passer dans mon cœur et se fondre avec la mienne. N’ayant pas assez connu mon père pour le pleurer, je n’avais jamais bien compris les larmes intarissables de ma mère. L’amour m’était toujours apparu comme une passion que l’âge doit éteindre, mais, depuis que j’avais senti la tendresse s’éveiller en moi, depuis que j’avais savouré auprès de Love la douceur des relations intimes, le charme de la confiance mutuelle, et caressé le rêve de l’amitié sainte, unie aux ardeurs de la jeunesse, je pouvais comprendre la jeunesse brisée de ma mère, le vide de son cœur, et l’horreur de la froide solitude où elle se consumait.

— Pardonnez-moi d’aggraver et de raviver vos peines, lui-dis-je en me mettant à ses genoux. Vous vouliez me donner du courage, et je refusais d’en avoir. Eh bien, c’était lâche. J’en aurai, je vous le promets. J’aurai même de l’espérance. Rien n’est perdu, et les craintes dont je vous afflige ne méritaient peut-être pas que je vous en aie entretenu. Attendons !

J’affectai dès lors une confiance et une patience que je n’avais pas. J’ignore si ma mère s’y trompa. Elle joua peut-être le même rôle que moi en me cachant ses anxiétés et ses désespérances.