Jean de la Roche/13

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Calmann-Lévy (p. 138-147).



XIII


Je voyageai pendant cinq ans, c’est-à-dire que je passai, suivant mes convenances ou mes sympathies, plusieurs mois ou plusieurs semaines dans chaque contrée que je voulais connaître. Je fis deux fois le tour du monde, et je peux dire que rien ne m’est tout à fait étranger sous le ciel.

J’errais plutôt que je ne voyageais, n’ayant pas tant pour but de m’instruire que de m’oublier ; mais je m’instruisais pourtant malgré moi, et, malgré moi aussi, je me souvenais de moi-même. Il faut croire que j’ai une certaine force d’individualité, car bien souvent, au moment où je me croyais transformé en un autre homme, en un serviteur passif et indifférent d’une résolution prise par l’homme d’autrefois, je me retrouvai tout à coup tel que je m’étais quitté, c’est-à-dire âpre au bonheur et irrité contre le sort qui m’avait trahi.

Chose étrange ! ces retours vers le passé, ces impatiences contre le présent devinrent plus vifs à mesure que j’avançais dans la vie. Au commencement, la nouveauté des objets, la satisfaction des caprices, une sorte de parti pris contre mon pauvre cœur froissé, me soutinrent à travers les fatigues et les dangers sans nombre de mes voyages. C’est au moment où je devais m’y croire habitué que je sentis ce qui me manquait pour épouser l’isolement de la vie nomade. L’émotion du péril cessa de me charmer le jour où je m’avouai que je n’aimais pas la gloire, et que mes velléités de science m’avaient été fatalement inspirées, à mon propre insu, et en dépit de moi-même, par le désir d’entrer la tête haute dans la famille Butler. En perdant cette espérance et en sentant mourir mon cœur, j’avais continué à cultiver mon intelligence pour ne pas périr tout entier ; mais le cœur n’était qu’engourdi par la violence du coup qu’il avait supporté. Il se réveillait sans cesse, plus impérieux, plus indigné, quand j’avais assouvi les passions, je devrais plutôt dire les besoins de la jeunesse. Je courais comme un insensé après les femmes hardies, en me disant, en cherchant à me faire croire que celles-là seulement étaient des femmes, et que la chasteté des autres couvrait d’un voile poétique le néant glacé de leur âme ; mais le dégoût s’emparait de mon ivresse en moins de temps qu’il ne m’en avait fallu pour m’y jeter. Je revoyais toujours alors le spectre de la fille pure et pieuse, de la jeune mère de famille pour qui l’amour n’est que le but de la maternité sainte, et qui place le bonheur au-dessus du plaisir. Le fantôme de l’amie se levait devant moi, passait en me jetant un regard de pitié, et s’envolait dès que j’étendais les bras vers lui, comme pour me faire comprendre qu’il était trop tard, et que je n’étais plus digne de le fixer à mes côtés.

J’en étais digne pourtant, puisque mon âme ne s’usait pas, même dans l’abus de sa liberté, puisque je me sentais toujours ému jusqu’aux larmes quand, assis sur une grève lointaine, à trois ou quatre mille lieues de ma patrie, sous un ciel de feu ou au pied des glaces éternelles, je me retraçais, avec une exactitude de mémoire implacable, les moindres paroles et les moindres gestes de l’enfant que j’avais tenue dans mes bras, elle confiante et moi sans trouble, sur la mousse de la petite montagne de Bar. Mon bonheur avait été si fragile et mon roman si court, cependant ! D’où vient donc qu’après ces années d’énergie terrible qui vous bronzent ou vous éteignent à la suite des grands voyages, je me sentais encore si accessible aux tendresses du passé et aux délices du souvenir ? J’étais toujours celui qui avait été aimé, qui pouvait l’être encore, puisqu’il retenait en lui la puissance d’aimer passionnément après avoir tout fait pour la perdre ! J’avais vingt-sept ans, et je vivais avec cette blessure, qui saignait de temps en temps d’elle-même, et que de temps en temps aussi je rouvrais de mes propres mains, pour ne pas la laisser guérir. Par une bizarrerie que comprendront ceux qui ont aimé ainsi, plus ma souffrance s’éloignait dans le passé, plus elle me redevenait présente, et, si j’étais fier de quelque chose au monde, c’était d’y avoir survécu sans l’avoir oubliée. C’est par là seulement que je me sentais vraiment fort, supérieur en quelque chose à ces hommes d’une grande énergie physique et morale que je rencontrais sur mon chemin, disséminés par le monde : les uns, les Anglais surtout, gravissant les plus hautes cimes ou traversant les plus affreux déserts, rien que pour éprouver leur activité et constater la puissance de leur résolution ; les autres, des savants ou des artistes, poursuivant une tâche intellectuelle et travaillant pour le progrès du genre humain. Moi, je n’avais eu qu’un problème à résoudre, celui de vivre sans lâcheté après avoir reçu un coup mortel, et ce n’avait pas été peu de chose. Plus d’un à ma place eût donné son âme à Satan, c’est-à-dire à la haine des hommes, au mépris des plus saintes lois du cœur. Je n’étais devenu ni méchant, ni injuste, ni envieux, ni cruel. Affligé d’un caractère un peu méfiant et hautain, je m’étais adouci et contenu sans m’avachir et sans m’annuler. Enfin ma bonne conscience m’avait rendu le sommeil et l’appétit. Les grandes misères et les sérieuses aventures m’avaient même donné une sorte de gaieté extérieure et de sociabilité sympathique, comme il arrive toujours quand un instant de bien-être et de repos chèrement acheté vous fait sentir le prix de tout ce que l’opulence et la sécurité méconnaissent. Je n’étais pas heureux, mais je savais en quoi consiste le vrai bonheur, et je pouvais dire, la main sur ma poitrine, que, si je ne l’avais pas trouvé, ce n’était pas ma faute.

Voilà pourquoi, silencieux sur mon propre compte, mais non satisfait, détestant toujours ma destinée, mais sans amertume contre celle des autres, je me lassai de la vie errante à l’époque où elle devient une passion pour ceux qui en ont traversé les premières épreuves. J’en vins à me dire que je pouvais, sans oublier Love, ce qui ne me paraissait pas admissible, apporter encore une intimité supportable et un loyal attachement dans le mariage. J’en vins à rêver une famille, des enfants à élever, des amis à retrouver, et mon rocher d’Auvergne, qui me semblait si petit à travers de si grands espaces à franchir, m’apparut comme un phare qui me rappelait obstinément. J’avais accompli ma tâche, j’avais subi mon martyre, et, s’il m’était interdit de vivre sous l’étoile du bonheur, du moins j’avais le droit de revenir pleurer tout bas dans mon berceau.

J’arrivai en France, au printemps, et ce n’est pas un rêve que de croire à l’air natal. Malgré la rigueur relative de la région où je rentrais en venant des tropiques, je respirai à pleins poumons, avec délices, le froid humide des plateaux qui servent de base à nos montagnes. Les grands tapis de renoncules jaunes et de narcisses blancs à cœur d’or qui jonchent les hauteurs étaient noyés dans la brume, et je ne pus saluer que par rares éclaircies les dentelures de mes horizons.

Je n’avais reçu aucune lettre de France, et je n’avais pas donné de mes nouvelles depuis si longtemps, que l’on devait me croire mort ; je me faisais un plaisir triste d’apparaître comme un spectre à ceux qui m’avaient un peu aimé. Mais, avant de songer à mes anciens amis et à mes parents, je voulais revoir seul le tombeau de ma mère, sa maison bizarre et sa chambre d’honneur, où elle avait passé les trois quarts de sa vie à recevoir les visiteurs d’un air grave, tout en faisant du tricot, sans lever les yeux sur personne, ou à rêver seule avec moi, les pieds fixés sur le carreau mal joint, les mains étendues sur les bras usés de son maigre fauteuil ; je voulais revoir ce jardin sur le sommet du rocher qu’elle s’était décidée à rendre praticable pour que j’y pusse courir en liberté dans mon enfance, sans être arrêté à chaque pas par un précipice, et ces grottes où j’avais caché tant de pleurs, et ces cascatelles dont le doux bruit avait bercé tant de rêves, enfin tout ce monde de mon passé qui avait tenu dans le creux d’une petite roche enfouie et perdue le long d’un ravin caché lui-même sous la verdure.

J’arrivai à pied, un matin des derniers jours de mai, sans avoir été reconnu de personne sur ma route à travers le Vélay. Étais-je donc bien changé ou complétement oublié ? Il y avait de l’un et de l’autre.

Après avoir marché une partie de la nuit, j’entrai, au jour naissant, dans le ravin de la Roche. La rivière était très-grosse et très-bruyante ; mais, du chemin» on ne la voyait plus, tant les branches avaient poussé sur ses rives. Le chemin lui-même était devenu comme un rempart de défense, tant il était hérissé et couronné de ronces, dont j’eus à soulever les rameaux épineux pour pénétrer jusqu’à l’escalier. La porte était neuve et close, une lourde et laide porte de ferme, en bois neuf, à la place de la belle porte en vieux chêne à ferrures savamment historiées, dont les débris gisaient sur les marches brisées du perron. Cette merveille avait fait son temps. M. Butler n’est jamais revenu dans le pays, pensai-je, car il eût acheté ces fers travaillés de la renaissance qu’il convoitait jadis, et que personne aujourd’hui ne paraît s’être soucié de ramasser.

Au moment de sonner, je me rappelai qu’en quittant la France j’avais écrit à M. Louandre d’affermer la terre. J’avais fait la réserve du château, que je ne voulais pas savoir envahi par des indifférents ; mais Dieu sait ce qui avait pu arriver depuis trois ans que je n’avais donné signe de vie. Un frisson me passa dans tout le corps. Je tremblai de trouver des inconnus installés dans le sanctuaire de mes souvenirs, et jusque dans le lit où ma mère était morte. Le faible bruit de mes pas n’avait éveillé personne. Seulement, un petit chien qui me sentait là, derrière la porte, aboyait d’une voix perçante. Ce chien aussi était pour moi un étranger, et c’est en étranger qu’il me traitait lui-même en appelant ses maîtres pour me chasser.

Je n’eus pas le courage de vouloir entrer avant de savoir par qui le château était habité. Je revins sur mes pas. Je me glissai dans l’écurie, espérant y trouver quelque domestique ; mais il n’y avait là que deux bêtes : un mulet pour le service de la ferme ou du moulin, et un vieux cheval décharné que je ne reconnus pas ; il me reconnut, lui, car il se mit à hennir et à s’agiter en tournant vers moi ses yeux éteints. C’était mon bon cheval d’autrefois, celui qui m’avait porté si rapidement à Bellevue, et qui, depuis avait tant marché au hasard dans nos chemins étroits et dans nos vastes plaines pour promener mes ennuis et mes anxiétés.

Je le caressai en l’appelant par son nom. Il me reconnaissait par le sens mystérieux accordé aux animaux, car il était devenu aveugle. Il mangeait peu, car il était maigre à faire pitié ; mais on ne l’avait pas mis au moulin. Son poil touffu et rude ne portait aucune trace de travail. On l’avait donc gardé et nourri tant bien que mal par respect ou par amour pour ma mémoire. Je pris confiance, et je retournai à la porte de la maison, que je trouvai grande ouverte. L’unique gardienne du vieux manoir était sortie pendant que j’étais dans l’écurie, sortie pour quelques instants avec son chien, et je pus pénétrer seul dans la cuisine, où tout annonçait l’existence d’une servante économe et solitaire. Je regardai un vieux métier à dentelle, monté en corne transparente, avec des images de saints en ornements. Je le reconnus. C’était le métier de la vieille Catherine, la servante de ma mère. J’avais étudié mes lettres, en apprenant à lire sur les devises de ces images. Catherine était donc toujours là, travaillant avec le même instrument. Il n’y avait de nouveau dans la maison que le petit chien.

Toutes les portes de l’intérieur étaient fermées ; mais je savais dans quel tiroir du vieux bahut Catherine mettait ses clefs quand nous sortions ensemble. Celles des appartements déserts devaient s’y trouver aussi. Je les y trouvai en effet, et j’entrai dans la salle à manger, dans le salon, dans la chambre d’honneur. Tout était propre autant que possible, tout était rangé comme autrefois. Il y avait sur une pelote, au chevet du lit, des épingles à tête de verre que ma mère y avait mises. Son fauteuil n’avait pas quitté le coin de la cheminée. Une grande lettre bordée de noir était fichée dans le cadre de la glace. C’était une invitation à l’enterrement de la pauvre défunte ; cette lettre qui s’était trouvée de reste, et qui ne portait aucune adresse, me remettait sous les yeux la date et l’heure de la mort. Je fis le tour des parois. Les peintures n’avaient rien perdu de leur éclat désagréable. Le Pantalon avait l’air de me saluer, et la Sirène de me présenter son miroir.