Jean de la Roche/14

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Calmann-Lévy (p. 148-157).



XIV


Mille émotions poignantes et douces hâtaient le cours de mes idées et les battements de mon cœur. J’étais venu là pour être seul avec ma mère, et j’étais avec elle en effet ; mais ce mystérieux tête-à-tête se passait, comme autrefois, à parler de moi seul, car jamais elle ne m’avait dit un mot sur elle-même, et, quand elle sortait de ses préoccupations intérieures, c’était uniquement pour s’inquiéter de mon avenir.

Mon avenir ! où était-il maintenant ? Je n’avais qu’une consolation de le voir détruit à jamais, c’est qu’au moins personne ne s’en tourmentait plus : consolation affreuse, et qui ressemble à un suicide accompli avec la précaution de faire disparaître son propre cadavre dans quelque gouffre sans fond. Et pourtant je n’avais pas la tranquillité du désespoir. Il me semblait, à sentir si vivace et si chaud le souvenir de ma mère, qu’elle n’était pas morte, ou que ce que nous appelons la mort n’est qu’une apparence trompeuse, une disparition de la forme, et rien de plus. Son cœur, sa pensée, tout ce qui était l’essence d’elle-même et le mobile de sa vie, n’étaient-ils pas là, près de moi, autour de moi et aussi en moi-même, comme l’air que l’on respire ? Ne me parlait-elle pas encore de sa voix douce et sans inflexion ? Ne me disait-elle pas, comme autrefois : « Mon fils, vous n’êtes pas heureux ; il faut travailler à votre bonheur. »

C’était là l’unique devoir qu’elle m’eût jamais tracé, le seul effort qu’elle m’eût demandé de faire pour elle, et je n’avais pu la satisfaire ! Le mal que je m’étais fait, à moi, le ressentait-elle encore dans une autre vie ? Cette idée m’affecta profondément. Elle ne m’était pas venue durant mes voyages, et dans cette maison, dans cette chambre, elle prenait une importance extraordinaire ; elle me pressait comme un reproche, elle m’accablait comme un remords.

C’est alors seulement que les larmes me vinrent, et que, dans un de ces paroxysmes d’attendrissement où l’on s’exalte, je parlai intérieurement à ma mère, comme si elle eût pu désormais m’entendre sans le secours de la parole. J’étais là pour ainsi dire avec elle cœur à cœur, et elle pouvait lire dans le mien avec le sien propre. Je lui promis, je lui jurai de chercher le bonheur, dussé-je encore une fois souffrir tout ce que j’avais déjà souffert.

Mais quel serait-il ce bonheur ? Je ne pouvais le concevoir que dans l’amour. Je n’étais pas ambitieux : mon premier, mon unique amour avait tué en moi toute velléité de ce genre. Le moment venait pourtant où je pouvais me faire un nom quelconque en publiant mes souvenirs de voyage. Je savais écrire aussi bien que cent autres, et l’homme qui a beaucoup vu peut prétendre à se faire lire. Eh bien, je ne trouvais aucune satisfaction dans l’idée de sortir de mon orgueilleuse obscurité. Je sentais que ma véritable vie, c’était mon amour, et non pas mes voyages. Je ne voulais pas raconter ma vie intérieure. L’autre ne m’intéressait pas assez moi-même pour que j’eusse le courage de la présenter avec le soin et le talent nécessaires.

Je n’ambitionnais pas non plus la fortune. Autant que je savais et daignais calculer, je pensais que les emprunts contractés pour voyager ne compromettaient pas très-sérieusement mon capital, et la moitié de ce capital m’eût encore suffi pour vivre avec la frugalité dont j’avais l’habitude. Seulement, je ne devais pas songer à élever une famille dans les conditions de la vie dite honorable, que ma mère avait soutenue pour moi avec d’incessants et d’impuissants efforts. Je songeai sérieusement à épouser quelque pauvre fille habituée à la misère, et qui pourrait regarder ma pauvreté comme un luxe relatif ; quant à mes enfants, je pourrais les élever moi-même, couper en eux dans la racine toute fierté nobiliaire, et les pourvoir d’un état qui, brisant toute tradition d’oisiveté privilégiée, ferait d’eux les hommes de leur temps, c’est-à-dire les égaux et les pareils de tout le monde.

J’étais perdu dans mes pensées, quand la vieille Catherine, surprise de trouver les clefs aux portes des appartements, entra avec son maudit chien, qui s’étranglait de peur et de colère en me sentant là. La bonne femme fit comme lui, elle s’enfuit en criant et en menaçant. Elle me prenait pour un voleur.

Il fallut courir après elle et me nommer cent fois, et lui jurer que j’étais le pauvre Jean de la Roche, pour qu’elle n’ameutât pas les gens de la ferme et pour qu’elle consentît à me croire. D’abord mon costume demi-marin, demi-touriste, et ma barbe épaisse et noire me rendaient affreux à ses yeux. Et puis je n’étais plus le frêle jeune homme aux mains fines, au cou blanc et aux cheveux bien coupés qu’elle avait dans la mémoire. J’étais un homme cuivré par le hâle et endurci à toutes les fatigues. Ma poitrine s’était élargie, et ma voix même avait pris un autre timbre et un autre volume.

Enfin, quand elle m’eut retrouvé à travers tout ce changement qui la désespérait, elle se calma, pleura de joie, et consentit à répondre à mes questions.

Je commençai par celles dont j’aurais pu faire d’avance la réponse. Les plus vieux et les plus infirmes de mes parents étaient morts, et, comme je m’informais, par respect pour l’âge et le nom, d’un mien grand-oncle fort pauvre et fort égoïste que j’avais peu connu, la bonne femme me regarda avec stupeur.

— Comment ! s’écria-t-elle, monsieur ne sait donc pas ?…

— Je ne sais rien : que veux-tu que je sache ? J’arrive, et je n’ai encore vu personne.

— En ce cas, monsieur ne sait pas qu’il est riche ?

— Riche, qui ?… mon oncle Gaston ?…

— M. le chanoine Gaston de la Roche est mort dans la dernière misère, comme il avait toujours vécu ; mais M. le comte est riche, vu que ce grand-oncle si malheureux avait mis ses revenus de côté. Il avait amassé, ramassé, tondu sur les œufs, que sais-je ? placé les intérêts et les intérêts des intérêts, si bien qu’il a laissé en espèces enfouies plus de cinq cent mille francs, dont M. le comte hérite. Eh bien, ça ne vous fait pas plus plaisir que ça ? Si la pauvre madame vivait, ça lui en ferait tant pour vous !

— Ah ! tu as raison, Catherine ! l’âme de ma mère s’en réjouit peut-être ; alors je suis content, très-content. Mais parle-moi de mon meilleur ami au pays, parle-moi de M. Louandre. J’ai peur d’apprendre aussi sa mort, car tu ne me racontes jusqu’à présent que des enterrements.

— M. Louandre se porte bien, Dieu merci ! c’est son jour, vous le verrez tantôt. Il vient ici régulièrement tous les 28 du mois pour arrêter les comptes du régisseur, aviser aux réparations des bâtiments, et voir enfin si tout est en ordre. Il a grand soin de vos affaires, allez ! Seulement, il a du chagrin parce qu’il commence à vous croire mort, comme je le croyais presque aussi, moi ! Et tous vos cousins pensaient de même. Ils s’impatientent fort de ne rien savoir de vous, et il y en a bien quelques-uns qui ne seront pas trop contents de vous revoir, car il ne fait pas trop mauvais maintenant d’hériter de vous. Il y a surtout M. de Bressac…

— Ne me dis pas cela, Catherine, ne me nomme pas les gens qui comptaient voir arriver un de ces matins mon acte de décès. J’aime autant ne pas le savoir ! Tu dis que M. Louandre va venir ?

— Oui certes, je vais préparer son déjeuner et le vôtre. Si vous voulez que je continue à causer avec vous, il faut venir avec moi dans la cuisine, comme vous faisiez quand vous étiez un enfant, et que, tout en plumant mes volailles, je vous racontais la légende des jayans[1] cévenols ou celle de la pucelle du Puy-en-Vélay.

Je suivis Catherine et je l’aidai même à faire le déjeuner. Elle était émerveillée de voir que je me rappelais la place de tous ces petits ustensiles, comme j’étais émerveillé moi-même de voir qu’elle n’eût pas varié d’une ligne dans ses habitudes d’ordre. Elle me mit au courant de tout ce qui concernait mon ancien entourage ; mais quand, faisant un grand effort sur moi-même, je lui demandai à qui appartenait maintenant la terre de Bellevue, elle me répondit qu’elle n’en savait rien, que c’était trop loin, qu’elle ne s’occupait pas des gens qui vivaient à huit ou dix lieues de la Roche, et qui d’ailleurs ne l’intéressaient pas : ces réponses évasives m’inquiétèrent.

— Au moins, lui dis-je, tu sais si la famille Butler a reparu dans le pays… si…

— Ils sont tous vivants, je sais cela, répondit-elle ; mais je ne sais pas autre chose.

Catherine avait vu mon désespoir, et elle en avait connu la cause. Elle haïssait Love Butler et son frère, auteurs de tous mes maux, disait-elle. Je n’étais pas surpris de voir que, comme au temps passé, elle n’aimât pas à me parler d’eux ; mais j’allai plus loin dans mes suppositions : Love devait être mariée. Je n’osai pas le demander. J’avais peur de l’apprendre, et pourtant je m’étais dit mille fois pour une que je devais la retrouver mariée, si je la retrouvais jamais.

M. Louandre arriva. Je défendis à Catherine d’avertir qui que ce fût de mon retour, et j’allai m’asseoir dans la salle à manger, dont je tins les jalousies presque fermées. Quelques instants après, j’entendis Catherine dire au notaire, conformément à mes ordres :

— Oui, oui, entrez ! vous déjeunerez ensemble. C’est un étranger, un voyageur qui vous apporte des nouvelles de M. le comte.

— Ah ! enfin ! De bonnes nouvelles ? s’écria M. Louandre en venant à moi. Parlez vite, monsieur. Il n’est pas mort ?

— Non, monsieur, il vit et il se porte bien.

Le son de ma voix fit tressaillir le notaire. Il le reconnaissait, et pourtant, comme ce n’était plus absolument le même, comme j’avais tout à fait perdu un certain accent du terroir qui ne se perd jamais tant qu’on y réside, il resta perplexe et me regarda avant de me faire une seconde question ; mais ma figure lui causa les mêmes doutes, et, quand j’eus répondu que Jean de la Roche songeait en effet à revenir, il alla ouvrir la persienne et me contempla avec attention. Il lui fallut bien une minute pour être sûr de son fait. Puis tout à coup il se jeta dans mes bras avec la confiance d’un cœur fidèle, et, comme Catherine, il pleura ; mais il ne fut pas d’accord avec elle sur le changement que j’avais subi. J’étais, selon lui, beaucoup mieux qu’autrefois.

— Ah çà ! me dit-il quand nous fûmes seuls, vous savez que vous êtes riche, et même plus riche qu’à l’époque où vous avez hérité ; car, depuis trois ans que vous avez reçu la nouvelle…

— Je ne l’ai pas reçue.

— Ah bien, je m’en doutais !… J’ai écrit partout où vous n’étiez pas ! C’est toujours ça. Eh bien, depuis trois ans, j’ai continué pour vous le métier d’usurier que faisait votre oncle. Quand je dis usurier, c’est une hyperbole, car je respecte la loi ; seulement, je place et replace les intérêts, si bien que vous voilà maître de jeter tout par les fenêtres, si bon vous semble ; cela ne me regarde plus. Mais j’espère que vous nous ramenez une jolie créole, et que bientôt nous verrons apparaître ici un ou deux beaux poupons qui vous auront mis du plomb dans la tête.

— Vous vous trompez, monsieur Louandre ! Je n’ai ni femme ni enfants : je n’ai pas seulement essayé de me marier !

— Comment ! vrai ? sur l’honneur ?

— Sur l’honneur ! Vous a-t-on dit le contraire ?

— On l’a si bien dit, que je le croyais. C’est votre cousin Louis de Bressac qui l’a annoncé partout, et même…

— Achevez, mon ami ; Love elle-même l’a cru. Louis de Bressac l’aimait aussi, lui ! Il l’a trompée pour l’épouser…

— Love ? Qui vous parle de Love ?

— Moi, je vous en parle.

— Diable ! vous y pensez donc toujours ?

— J’y pense quelquefois. Vous voyez que cela se peut faire sans que j’en meure. Ne me parlez donc pas comme vous parliez à l’enfant déraisonnable d’il y a cinq ans. Dites-moi tout de suite la vérité : Love est mariée !

— La vérité, c’est bien simple. Love n’est pas mariée et ne se mariera jamais. Ne pensez plus à elle.

— Et pourquoi ne se mariera-t-elle jamais ? Que lui est-il donc arrivé ? Son frère…

— Son frère se porte comme vous et moi, le père aussi, Black aussi, et il n’est rien arrivé du tout ; mais pourquoi diable me questionnez-vous avec des yeux sortant de la tête ? L’aimez-vous encore ? Voyons ! Depuis le temps, n’avez-vous pas songé à quelque autre ? Et à présent que vous voilà riche…

— Parlez-moi d’elle, mon ami ; je vous dis que je veux tout savoir. Je vous parlerai de moi après.

— Eh bien, puisque vous le voulez, je vous dirai tout ce que je sais et tout ce que je pense. Écoutez-moi bien, s’il vous plaît, monsieur Jean de la Roche !

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