Jean qui grogne et Jean qui rit/10

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X

SUITE DES DÉBUTS DE JEANNOT ET DE M. ABEL


De tous les habitués, celui que Jean servait et entretenait avec le plus de plaisir était M. Abel, qui avait son cabinet particulier, et qui était servi tout particulièrement à cause de sa consommation régulière et largement payée.

Un jour, M. Abel le questionna sur Jeannot.

« Est-il content chez son épicier ? dit-il.

Jean.

Pas toujours, monsieur ; la semaine dernière il était en colère contre un prétendu Anglais qui l’a fait promener et enrager, et qui n’était pas plus Anglais que vous et moi, monsieur. Son maître et les garçons se sont moqués de lui ; Jeannot s’est mis en colère, on l’a turlupiné, il s’est fâché plus encore ; le patron l’a houspillé et taquiné ; Jeannot leur a dit des sottises ; le patron s’est fâché tout de bon ; il lui a tiré les cheveux et les oreilles, et l’a renvoyé d’un coup de pied, avec du pain sec pour souper.

M. Abel.

Ah ! ah ! ah ! la bonne farce ! Et sait-on qui était ce faux Anglais ?

Jean.

Non, monsieur ; personne ne le connaît.

M. Abel.

Bon ! il faudra tâcher de le retrouver, pourtant.

Jean.

Il vaut mieux le laisser tranquille, monsieur. Il n’a fait de mal à personne ; il s’est un peu amusé, mais il n’y avait pas de quoi se fâcher.

M. Abel.

Tu n’en veux donc pas à ce farceur ?

Jean.

Oh ! pour ça non, monsieur !

M. Abel.

Allons, tu es un bon garçon ; tu comprends la plaisanterie. Pas comme Jeannot, qui rage pour un rien. »

Peu de jours après, M. Abel se dirigea encore vers l’épicier de Jeannot ; il n’avait pas la même apparence que les jours précédents ; sur sa redingote il avait une blouse à ceinture, autour du visage un mouchoir à carreaux, sur la tête une casquette d’ouvrier et son chapeau à la main. Il tenait une grande marmite. Il s’arrêta devant l’épicier, entra et demanda, avec l’accent auvergnat : « Du raichiné, ch’il vous plaît ?

Un garçon.

Pour combien, monsieur ?

L’Auvergnat.

De quoi remplir la marmite, mon garchon.

Le garçon.

Voilà, m’sieur ; un franc cinquante.

L’Auvergnat.

Marchi ! Voichi l’argent. »

Le garçon alla au comptoir et tournait le dos à la porte. Jeannot bâillait à l’entrée.

L’Auvergnat.

Vlan ! ch’est pour toi, cha. »

Et l’Auvergnat coiffa Jeannot de la marmite pleine ; le raisiné coula sur la figure, le dos, les épaules de Jeannot. Avant qu’il ait eu le temps de crier, d’enlever sa coiffure, M. Abel avait disparu ; en deux secondes il s’était débarrassé de son mouchoir, de sa blouse, de sa casquette, il avait mis son chapeau sur sa tête ; il avait roulé sa blouse et le reste, et avait jeté le tout dans une allée au tournant de la rue. Il fit quelques pas encore, retourna du côté de l’épicier, s’arrêta devant la boutique et demanda la cause du tumulte et du rassemblement qu’il y voyait.

Un badaud.

C’est un mauvais garnement qui a coiffé un des garçons d’une terrine de raisiné, monsieur ; le pauvre garçon est dans un état terrible ; tout poissé et aveuglé, les cheveux collés, les habits abîmés !

— Oh ! oh ! c’est grave, ça ! » dit M. Abel en entrant.

Les garçons, le maître, la dame du comptoir entouraient le malheureux Jeannot, le débarbouillaient, l’arrosaient, l’inondaient, l’épongeaient. Les garçons riaient sous cape, la dame du comptoir leur faisait de gros yeux ; M. Pontois n’oubliait pas ses intérêts et gardait l’entrée, afin que quelque filou ne pût se glisser dans l’épicerie.

M. Abel entra en conversation avec la dame du comptoir, qui lui expliqua ce qui s’était passé.

Madame Pontois.

Le pis de l’affaire, monsieur, c’est que les vêtements du pauvre garçon ne peuvent plus resservir et qu’il lui faudra trois mois de gage pour les remplacer.

M. Abel.

En vérité ! Ses gages sont donc bien misérables ?

Madame Pontois.

Dix francs par mois, monsieur… Dame ! des enfants de cet âge, ça ne sait rien, ça brise tout. »

Jeannot ayant été suffisamment arrosé, dépoissé, essuyé et rhabillé avec une blouse qui ne lui allait pas, un gilet qui croisait d’un pied sur son estomac, une chemise qui en eût contenu deux comme lui, Jeannot, disons-nous, leva les yeux et acheva de reconnaître M. Abel, que sa voix lui avait déjà fait deviner à moitié.

« Monsieur le voleur ! » s’écria-t-il.

L’effet produit par cette exclamation fut exactement le même que dans le café de Jean. M. Pontois ferma et garda la porte ; les garçons levèrent les mains pour saisir M. Abel au collet ; la dame du comptoir se réfugia près de sa caisse en poussant un cri perçant. M. Abel croisa les bras et resta immobile, regardant Jeannot qui, d’un mot, aurait pu justifier M. Abel, mais qui gardait le silence et le regardait à son tour d’un air moqueur et triomphant.

Les cris de la dame du comptoir attirèrent des sergents de ville ; ils se firent ouvrir la porte, s’informèrent de la cause des cris de madame. M. Pontois et les garçons expliquèrent si bien l’affaire, que les sergents de ville se mirent en devoir d’arrêter le voleur. Jeannot se pavanait dans son triomphe.

M. Abel.

Laissez donc, mes braves amis, je ne suis pas plus voleur que vous. Le voleur prend, et moi je donne. Ainsi vous voyez ce mauvais garnement nommé Jeannot ?

M. Pontois.

Comment, vous connaissez Jeannot ?

M. Abel.

Si je le connais, ce pleurnicheur, ce hérisson ! Je lui ai donné un bon déjeuner à Auray et des provisions pour sa route. Mais finissons cette plaisanterie. J’étais entré pour payer les vêtements perdus de Jeannot. Tenez, monsieur Pontois, voici quarante francs : une blouse, un gilet et une chemise ne valent pas plus de vingt francs, le reste sera pour Jeannot en compensation de l’arrosement qu’il a dû subir. Et à présent je me retire.

— Mais, monsieur, dit un sergent de ville, je ne sais si je dois vous laisser en liberté ; car, enfin, ce garçon qui vous a reconnu pour un voleur, ne dit rien, et…

M. Abel.

Et c’est le tort qu’il a ; je vais parler pour lui. »

M. Abel raconta en peu de mots sa rencontre avec les enfants, la leçon de prudence qu’il leur avait donnée, et l’ignorance où étaient ces enfants de son nom.

« Au reste, ajouta-t-il, venez m’accompagner et me tenir compagnie jusqu’au café Métis, vous verrez si j’y suis connu. »

Les sergents de ville voulurent se retirer en faisant leurs excuses, mais M. Abel exigea qu’ils l’accompagnassent jusqu’au café. Il y fit son entrée avec cette escorte, mena ses gardiens improvisés à Simon, qui, en le voyant ainsi accompagné, s’élança vers lui pour avoir des explications.

M. Abel, riant.

Halte-là, mon ami Simon, je pourrais te compromettre ! Ces messieurs me prennent pour un voleur ! J’ai vu Jeannot, qui a crié au voleur, comme mon petit Jean, et je viens à toi pour me disculper.

Simon.

Comment, sergents, vous ne connaissez pas monsieur, qui est du quartier ? Je le garantis, moi. C’est un de nos habitués, et j’en réponds comme de moi-même.

M. Abel.

Merci, Simon, je me réclamerai de toi dans tous les embarras où je me mets sans cesse par amour de la farce. Et vous, messieurs les sergents de ville, vous allez accepter un café. »

Et, sans attendre leur réponse :

« Trois cafés et un flacon de cognac ! » cria-t-il.

Simon sortit en riant : quand il rentra, il trouva M. Abel attablé avec les sergents de ville ; ils paraissaient fort contents de la fin de l’aventure : ils savourèrent le café et le cognac jusqu’à la dernière goutte ; ils saluèrent M. Abel en lui renouvelant leurs excuses et leurs remerciements, et ils retournèrent à leur poste, qu’ils avaient abandonné pour affaires de service.