Jean qui grogne et Jean qui rit/11

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XI

LE CONCERT


Un matin, M. Abel trouva Jean plus agité, plus empressé que de coutume.

M. Abel.

Il paraît qu’il y a du nouveau, Jean ; tu as l’air de vouloir éclater d’un accès de bonheur.

Jean.

Je crois bien, monsieur ! Il y a de quoi. M. Pontois, l’épicier de Jeannot, donne une soirée, un concert ; il nous a invités, Simon et moi, et M. Métis veut bien nous permettre d’y aller.

M. Abel.

Tant mieux, mon ami, tant mieux. Et as-tu de quoi t’habiller ?

Jean.

Je crois bien, monsieur ; Simon me prête un habit et un gilet qui lui sont devenus trop étroits, et un pantalon auquel Mme Métis veut bien faire un rempli de six pouces pour le mettre à ma taille.

M. Abel, riant.

Mais, mon pauvre garçon, tu flotteras dans tes habits comme un goujon dans un baquet.

Jean.

Ça ne fait rien, monsieur. Il vaut mieux être trop à l’aise que trop à l’étroit. Je m’amuserai bien tout de même. De la musique ! Jugez donc ! moi qui n’en ai jamais entendu. Et puis des rafraîchissements ! moi qui n’en ai jamais bu. Et des échaudés ! des macarons ! du vin chaud !

M. Abel, souriant.

Écoute, Jean ; sais-tu que ce que tu m’en dis me fait venir l’eau à la bouche ? C’est que j’ai bien envie d’y aller ? Ne pourrais-tu pas me faire inviter avec un de mes amis, M. Caïn ?

Jean.

Mais je pense bien qu’oui, monsieur. Je vais demander à Simon. Dis donc, Simon, peux-tu faire inviter M. Abel à la soirée de M. Pontois ?

Simon.

Je suis bien sûr que M. Pontois ne demandera pas mieux ; qu’il sera fort honoré d’avoir M. Abel.

Jean.

C’est qu’il faut aussi faire inviter son ami, M. Caïn.

Simon.

M. Caïn ? »

Simon regarda d’un air surpris M. Abel, qui souriait de l’étonnement de Simon ; mais, reprenant son sérieux :

M. Abel.

Oui, Simon, mon ami Caïn ; cela te paraît drôle que Caïn soit ami d’Abel ? C’est pourtant vrai. Je ne vais pas dans le monde sans lui. C’est un grand musicien ; nous faisons de la musique ensemble.

Simon.

Bien, monsieur, je donnerai réponse à monsieur demain ; elle est facile à deviner. C’est un grand honneur que nous fait monsieur. »

M. Abel, très content de l’invitation promise, questionna beaucoup Jean sur la soirée projetée, le monde qui y serait, etc.

Le lendemain, Simon annonça à M. Abel que M. et Mme Pontois se trouvaient fort honorés d’avoir M. Abel et son ami M. Caïn, et que, s’il voulait mettre le comble à ses bontés, ce serait de leur chanter quelque chose.

« Nous verrons, nous verrons, répondit M. Abel d’un air assez indifférent. Peut-être, si je suis en voix. »

Simon fut aussi enchanté que Jean de cette demi-promesse, qu’il communiqua dès le soir même à M. et à Mme Pontois.

La soirée devait avoir lieu le surlendemain dimanche. À huit heures, l’appartement de l’entresol était éclairé, illuminé a giorno ; il se composait d’une petite entrée, d’une salle ou salon avec deux fenêtres donnant sur la rue de Rivoli, et d’une chambre à coucher où étaient les rafraîchissements ; deux lampes Carcel éclairaient le côté de la cheminée ; quatre bougies illuminaient le côté opposé ; un quinquet de chacun des côtés restants complétait l’éclairage.

Les rafraîchissements se composaient d’eau sucrée, d’eau rougie, de bière, de tartines de pain et de beurre, d’échaudés, de macarons, de pruneaux et raisins secs, d’amandes, de noisettes, de pâtes de réglisse et de guimauve, de sucre d’orge et de sucre candi.

Les invités commençaient à arriver. Simon et Jean avaient été des premiers. Jean flottait (comme l’avait dit M. Abel) dans les habits de Simon. Et Simon, au contraire, était ficelé dans les siens, achetés depuis longtemps et avant qu’il eût pris du corps. Jeannot avait une veste, un gilet, un pantalon loués pour la soirée ; mais ils étaient si heureux des plaisirs de cette réunion, qu’ils ne songeaient pas à l’effet que produisaient leurs vêtements.

M. Abel arriva et présenta son ami, M. Caïn ; tous deux étaient en grande tenue de soirée, gants paille, cravates blanches, gilets blancs, vêtements noirs. On les attendait pour commencer le concert. Quelques dames miaulèrent quelques romances ; quelques messieurs hurlèrent quelques grands airs, on mangea, on but ; Jean et Jeannot s’en donnaient et ne s’éloignaient pas de la table des rafraîchissements.

La soirée était fort avancée, et Caïn et Abel n’avaient pas encore chanté.

« Monsieur, dit Mme Pontois en s’approchant de M. Abel, on nous avait fait espérer que vous voudriez bien chanter quelque chose.

M. Abel, avec hésitation.

Oui, madame… Mais je ne chante jamais seul… Caïn m’accompagne toujours… et… je dois vous prévenir que nous avons des voix si puissantes… que… ce ne serait peut-être pas prudent de tenir les fenêtres fermées… Les vitres pourraient se briser…

— Mais qu’à cela ne tienne, monsieur. Pontois, ouvre les fenêtres.

— Comment ? Pourquoi ? »

L’explication que donna Mme Pontois courut tout le salon ; la curiosité était vivement excitée. M. Abel s’approcha du piano ; M. Caïn s’assit pour accompagner. Après quelques minutes de préparatifs, de gammes préludantes, de petites notes brillantes, un accord formidable se fit entendre ; un cri puissant y répondit, et alors commença un duo comme on n’en avait jamais entendu. Les deux chanteurs hurlèrent d’un commun accord, de toute la force de leurs poumons et en s’accompagnant d’un tonnerre d’accords :

« Au voleur ! Au voleur ! À la garde ! À l’assassin ! On m’égorge ! Au secours ! Oh ! là ! là ! Oh ! là ! là ! Tu périras ! Tu périras ! Gredin ! Assassin ! À la garde ! À la garde ! Oh ! là ! Oh ! là ! là ! »

Des cris du dehors répondirent aux hurlements du dedans ; M. et Mme Pontois, éperdus, criaient aux chanteurs d’arrêter ; les cris du dehors devenaient menaçants ; M. Pontois courut fermer les fenêtres ; des coups frappés à la porte d’entrée, des ordres impérieux d’ouvrir, les cris des invités qui demandaient du silence, les hurlements obstinés des chanteurs, mirent en émoi tous les habitants de la maison ; ils se joignirent aux gens du dehors pour forcer l’entrée, et lorsque enfin M. Pontois, effrayé du tumulte extérieur et craignant une invasion par les fenêtres, se décida à ouvrir la porte d’entrée, une avalanche d’hommes, de femmes, d’enfants se précipita dans l’appartement ; le tumulte, le désordre furent à leur comble ; Abel et le prétendu Caïn en profitèrent pour quitter le champ de bataille, et se trouvèrent dans la rue riant aux éclats de leurs chants improvisés et discordants. En arrivant dans la rue, ils arrêtèrent une escouade de sergents de ville qui accouraient au secours des victimes égorgées ; ils leur expliquèrent la cause de tout ce bruit.

« C’est une plaisanterie qui aurait pu devenir fâcheuse, dit un des sergents de ville.

— N’est-ce pas ? Ça n’a pas de bon sens, dirent en chœur Caïn et Abel. Aussi nous avons quitté la partie ; les salons sont pleins, on y étouffe. C’est à n’y pas tenir. »

Les deux amis s’en allèrent enchantés de leurs succès.

« Je déteste les épiciers, dit Abel.

Caïn.

Pourquoi les détestes-tu ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?

Abel.

Rien du tout ; mais leurs airs goguenards, impertinents, leur aisance et leur sans-gêne, leur esprit et leur langage épicé, tout cela m’impatiente, et j’ai toujours envie de leur jouer des tours.

Caïn.

Je t’assure, mon cher, que tu as tort ; les épiciers sont comme les autres hommes, il y en a de bons, il y en a de mauvais.

Abel.

C’est possible ! Mais que veux-tu ? je ne les aime pas. »

L’ami leva les épaules en riant, et ne dit plus rien sur ce sujet.