Jean qui grogne et Jean qui rit/24

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XXIV

KERSAC ET M. ABEL FONT CONNAISSANCE


Avant de quitter la chambre, Kersac serra Jean dans ses bras, et avec une telle force que Jean demanda merci ; il étouffait ; tous deux descendirent en riant, Jean se mit à décrotter et cirer les chaussures ; Kersac s’y mit aussi avec ardeur, et tous deux causaient avec tant d’animation, qu’ils n’entendirent pas entrer M. Abel.

Il les regardait depuis quelques instants en souriant, lorsque Kersac se retourna.

Kersac.

Tiens ! qui est-ce qui vient nous déranger ? »

Jean se retourna à son tour, jeta brosse et soulier, et s’avança précipitamment vers M. Abel.

Jean.

Cher, cher monsieur, encore un bonheur ! C’est M. Kersac que vous voyez là ; il m’annonce…, vous ne devineriez jamais quoi ; il m’annonce…

M. Abel.

Qu’il épouse ta mère, parbleu ! c’est clair.

Jean, étonné.

Comment avez-vous deviné ?

M. Abel.

Tu sais que je devine tout ce qui te concerne.

Jean.

C’est vrai, ça, monsieur ! Nous nous entendons si bien ! »

Kersac était resté la bouche ouverte, les yeux écarquillés, tenant une brosse en l’air d’une main et une bottine de l’autre. M. Abel s’avança vers lui en riant. Kersac, sans penser au cirage qui noircissait ses mains, prit celles de M. Abel dans les siennes et les serra avec la force d’un charretier herculéen. M. Abel, qui ne lui cédait en rien sous ce rapport, serra à son tour, jusqu’à ce que Kersac eût jeté une espèce de cri de douleur.

Kersac.

Sac à papier ! quelle poigne ! Eh bien, monsieur ! si vous êtes de cette trempe, il vaut mieux vous avoir pour ami que pour ennemi. Dis donc, Jean, tu ne m’avais pas dit cela ?

Jean.

C’est que je ne le savais pas. M. Abel m’avait toujours serré les mains bien doucement, sans me faire de mal… Ah ! mon Dieu ! regardez donc vos mains, monsieur ! Pleines de cirage, ajouta Jean en riant.

M. Abel, riant aussi.

C’est, ma foi, vrai. Noires comme si j’avais ciré mes bottes.

Kersac.

Bien pardon, monsieur, c’est moi ! Je n’y ai pas pensé ! C’est que nous venions de parler de vous, monsieur, et alors vous comprenez.

— Je comprends, dit Abel en adressant à Jean un sourire affectueux. Et puisque j’ai les mains noires comme les vôtres, je vais vous aider à dépêcher votre ouvrage ; nous allons décrotter tout cela, comme trois bons amis. »

M. Abel mit un tablier de Barcuss, saisit une brosse, un petit brodequin de Suzanne, et se mit à brosser et à cirer comme un vrai décrotteur. Kersac le regardait avec un étonnement qui faisait rire M. Abel, déjà enchanté du nouveau rôle qu’il s’était adjugé.

Quand ils eurent fini, Abel proposa de descendre à la cuisine pour se savonner les mains ; ils y allèrent tous les trois ; le cuisinier, accoutumé aux excentricités de M. Abel, lui présenta une terrine d’eau tiède et un morceau de savon, sans demander d’où provenait ce cirage sur les mains de M. Abel ; Jean et Kersac se lavèrent dans un seau.

« Au revoir, mon ami Kersac, dit M. Abel en s’en allant, je suis entré en passant pour savoir des nouvelles de mon pauvre petit Roger. Jean, sais-tu comment il va ? Il était bien souffrant hier soir.

Jean.

Je n’ai pas encore eu de ses nouvelles ce matin, monsieur ; l’arrivée de M. Kersac m’a tout bouleversé. J’étais si content de le revoir !

M. Abel.

Je vais avoir des nouvelles par Grignan. Je reviendrai dîner ; préviens Barcuss.

Jean.

Oui, monsieur. Au revoir, monsieur.

M. Abel.

Au revoir, mon enfant. À ce soir, monsieur Kersac. Vous savez que nous sommes ensemble témoins de Simon ?

Kersac.

Oui, monsieur ; c’est bien de l’honneur pour moi.

M. Abel.

Et pour moi, donc ! Je ne connais rien de plus respectable qu’un honnête cultivateur, brave homme et faisant le bonheur de tous ceux qui l’entourent… J’ai les mains propres, ajouta-t-il en tendant sa main à Kersac, et vous aussi ; nous pouvons nous donner une poignée de main… et sans nous briser les os », ajouta-t-il en riant.

Kersac prit la main d’Abel et la serra un peu trop vivement, à l’idée de M. Abel.

« Prenez garde, dit-il ; si vous serrez, je serre.

— Et moi je lâche », dit Kersac en reculant d’un pas.

Abel s’en alla en riant et monta chez M. de Grignan. Il ne tarda pas à revenir et dit à Jean en passant :

« Roger va un peu moins mal ; il voudrait te voir, et il te demande de lui amener notre ami Kersac dont je lui ai parlé. Au revoir, mes amis. Jean, dis à Simon qu’il vienne me voir à l’hôtel Meurice ; nous avons bien des choses à régler pour la noce, et pas de temps à perdre ; c’est pour après-demain. Tâchez de venir tous les deux avec lui ; nous arrangerons les heures, les moyens de transport, etc. »

M. Abel sortit.

Jean.

Monsieur Kersac, je vais vous laisser un moment pour aller chez le pauvre petit M. Roger ; il voudrait bien vous voir, le pauvre enfant ; vous voulez bien que je revienne vous chercher, n’est-il pas vrai ? Il a si peu de distraction, le pauvre petit ! Et il est si gentil ! si doux, si patient ! un vrai petit ange.

Kersac.

Je t’attends, mon ami, je t’attends. »

Lorsque Jean entra chez Roger, sa mère était près de lui. Celui-ci tourna la tête avec effort.

« Et ton ami, M. Kersac ? dit-il. Je voudrais bien le voir, si cela ne l’ennuie pas trop.

Jean.

Je vais vous l’amener, monsieur Roger ; il sera bien content de faire connaissance avec vous ; il vous aime sans vous connaître.

Roger.

Il est trop bon. Tous ceux qui m’aiment sont trop bons. Je n’ai rien fait pour qu’on m’aime. Tout le monde se fatigue pour moi, et moi je ne fais rien pour personne.

Jean.

Rien ! vous appelez rien de prier pour nous tous comme vous le faites, cher monsieur Roger ?

Roger.

Quand je serai près du bon Dieu et de la Sainte Vierge, je prierai mieux ; ici je prie mal parce que je souffre trop. Je serai bien heureux ce jour-là ! »

Roger ferma les yeux, joignit ses petites mains comme s’il priait. Ensuite il dit à Jean :

« Mon bon Jean, amène-moi M. Kersac, je t’en prie. C’est peut-être mal d’être si curieux, mais j’ai bien envie de le voir pendant que je suis un peu mieux. »

Jean sortit et alla demander à Kersac de monter. Pour arriver chez Roger, il fallait passer par le salon ; Kersac s’y arrêta, frappé d’étonnement ; la tenture de damas rouge, les fauteuils dorés, les divers meubles de fantaisie qui ornaient le salon, le lustre en cristal et en bronze, le beau tapis d’Aubusson, tout cela était pour lui les contes des Mille et Une Nuits, des richesses sans pareilles. Jean, voyant son admiration, s’arrêta quelques minutes ; puis, ouvrant la porte de Roger, il fit entrer Kersac. Ce dernier fut vivement impressionné par l’aspect de cette chambre ; le demi-jour, ménagé à dessein, pour ne pas fatiguer les yeux du petit malade, le silence qui y régnait, l’attitude accablée mais résignée de Mme de Grignan, assise près du lit de son fils, l’enfant lui-même, d’une maigreur et d’une pâleur effrayantes, les mains jointes, le visage légèrement animé par un doux sourire, tout cet ensemble produisit sur Kersac une impression si vive de respect, d’attendrissement, que, sans penser à ce qui faisait, il se laissa tomber à genoux près du lit de ce pauvre petit enfant. Roger, surpris et touché, voulut prendre de sa petite main décharnée celle de Kersac, mais il n’en eut pas la force ; Kersac, qui avait senti le mouvement, prit bien doucement cette petite main dans les siennes, la baisa et la plaça ensuite sur sa tête, comme pour avoir une bénédiction.

Puis, se tournant vers Mme de Grignan qu’il entendait pleurer :

« Pauvre dame ! dit-il. Pauvre mère !

— Mais heureuse de le voir souffrir si saintement », répondit Mme de Grignan.

Kersac se releva.

Roger.

Monsieur Kersac, Jean vous aime beaucoup ; je vois qu’il a raison ; vous aimez le bon Dieu et vous le priez ; je prierai aussi pour vous. »

Et, voyant une larme rouler le long de la joue de Kersac :

« Il ne faut pas pleurer pour moi, monsieur Kersac. Je souffre ce que le bon Dieu m’envoie, et je sais que bientôt le bon Dieu me prendra avec lui ; je serai alors si heureux, si heureux que je ne penserai plus à mes souffrances. »

Roger se reposa un instant ; Kersac voulut parler, mais il ne put articuler une parole ; il se borna à regarder la mère et l’enfant avec une respectueuse émotion. Enfin, oubliant la beauté des meubles, il s’assit dans un fauteuil habituellement occupé par M. de Grignan, et garda dans sa main la main de Roger.

Roger pressa légèrement, bien légèrement (car la force lui manquait) la grosse main de Kersac ; Jean se tenait près d’eux ; il regardait tantôt Roger, tantôt Kersac. Si M. Abel avait pu voir l’expression de son regard, il eût fait un cinquième tableau de cette scène touchante, dont l’âme, le héros, était un enfant de dix ans, bien près de la mort.

Le silence, l’immobilité, amenèrent chez Roger un calme, un bien-être qui finit par le sommeil ; quand Mme de Grignan le vit endormi, elle dégagea tout doucement la main de Roger de celle de Kersac, fit signe à ce dernier de ne pas faire de bruit et de s’en aller avec Jean ; puis elle fit de la main un signe amical à Kersac, qui sortit avec Jean.

Il ne regarda pas le beau salon en s’en allant, il ne dit pas une parole ; arrivé dans la chambre de Jean, Kersac s’assit et essuya ses yeux du revers de sa main.

Kersac.

Je ne me souviens pas d’avoir été émotionné comme je l’ai été chez ce pauvre enfant. Je me suis senti remué jusqu’au fond de l’âme ! Ce petit être souffrant, si doux, si tranquille, si heureux ! Et puis cette pauvre mère qui pleure, mais qui ne se plaint pas. Et tout ça si calme et sentant la mort ! Jamais je n’oublierai les instants que j’ai passés là. J’y serais resté des heures si l’on avait bien voulu m’y laisser. »

Il finit pourtant par se remettre ; Jean chercha à le distraire en lui racontant d’abord des paroles charmantes du petit Roger, ensuite des aventures de café, puis le concert et le bal, égayés par M. Abel. Kersac riait de tout son cœur quand Barcuss vint les appeler pour déjeuner.