Jean qui grogne et Jean qui rit/25

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XXV

KERSAC VOIT SIMON, RENCONTRE JEANNOT


Kersac s’émerveilla du bon et copieux déjeuner qu’on leur servit, et ses convives s’émerveillèrent de son appétit infatigable ; sa dernière bouchée fut avalée avec le même empressement que la première. Après le repas, Jean lui proposa d’aller chez Simon, ce que Kersac accepta avec plaisir. Jean le mena par le plus beau et le plus court chemin, les Champs-Élysées, la place de la Concorde et la rue de Rivoli. Il lui fit voir en passant l’hôtel Meurice, où demeurait son cher M. Abel, puis l’épicerie où avait été Jeannot ; puis, dans la rue Saint-Honoré, le café où lui-même était resté près de trois ans et Simon sept ans. Ils arrivèrent, non sans peine, chez Simon, car Kersac s’arrêtait à chaque pas pour admirer les boutiques, les voitures, les bâtiments ; tout était pour lui nouveau et merveilleux.

Jean monta rapidement les deux étages de Simon : Kersac le suivit plus modérément. Simon venait de finir son déjeuner-dîner et se préparait à descendre au magasin.

« Simon, voici M. Kersac qui vient te voir, s’écria Jean en entrant chez son frère.

Simon.

Monsieur Kersac ! Que vous êtes bon, monsieur, de faire ce grand voyage pour moi !

Kersac.

Pour vous, mon ami, et pour Jean et pour votre mère.

Jean.

Maman va devenir la femme de M. Kersac. Il me l’a dit tantôt ; et il sera mon père ! C’est drôle, ça, n’est-ce pas ?

Simon.

Pas possible ! C’est-il vrai, monsieur Kersac ?

Kersac.

Très vrai, mon ami ; à mon retour.

Simon.

Quel bonheur pour notre pauvre mère ! Cher monsieur Kersac ! »

Simon embrassa Kersac, qui le serra à l’étouffer, comme il avait fait pour Jean.

Simon.

Et quel dommage que ma mère n’ait pu venir avec vous !

Kersac.

C’était impossible, mon ami ! Toi épousant une fille de haute volée, une Parisienne, ta mère se serait trouvée embarrassée, déplacée avec tout ce beau monde. Et puis, tant qu’elle n’est pas ma femme, elle est ma fille de ferme ; je n’aurais pas voulu que ta mère se présentât comme fille de ferme chez tes parents. Et puis, la pauvre femme y avait une très grande répugnance, probablement à cause de tout cela. Moi-même, je ne m’y suis réellement décidé qu’en partant. J’ai vu que ça me faisait quelque chose de la quitter. C’est qu’elle est bien bonne, elle m’est bien attachée, et je pense que nous ne serons malheureux ni l’un ni l’autre.

Simon.

Ma mère ne le sait donc pas, comme ça ?

Kersac.

Elle n’en sait pas le premier mot.

Simon.

Et si elle allait refuser ?

Kersac, étonné.

Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Refuser !… Diantre ! je n’avais pas pensé à cela, moi ! Ah bien ! si elle refusait,… c’est que j’en serais bien chagrin !… Oui, oui, ce serait une vraie perte pour la ferme et pour moi. Jamais je ne trouverais à remplacer cette femme-là. Quelle diable d’idée tu as eue, Simon ! Je ne vais pas avoir un instant de tranquillité jusqu’à mon retour là-bas.

Simon, souriant.

Rassurez-vous, mon cher père ! Ce n’est qu’une supposition. Pourquoi refuserait-elle de rester avec vous, puisqu’elle vous aime tant et qu’elle est si heureuse chez vous ? Soyez tranquille, vous serez notre père à Jean et à moi.

Kersac.

C’est possible ! mais… ce n’est pas certain. Dis-moi, Simon, à quand ta noce ?

Simon.

Après-demain, monsieur Kersac. Demain matin je voudrais bien aller chez M. Abel, pour lui demander son heure et convenir de tout avec lui.

Jean.

Tout juste, il t’a fait dire d’aller avec nous à l’hôtel Meurice avant neuf heures ; passé neuf heures, on ne le trouve plus.

Simon.

Je le sais bien. Pouvez-vous venir me prendre ?

Jean.

Oui, oui, j’ai prévenu M. Barcuss.

Kersac.

Après-demain la noce ; le lendemain au soir, je file pour arriver à Sainte-Anne le matin de bonne heure.

Jean.

Déjà, monsieur !

Kersac.

Il le faut bien, mon enfant ; dans une ferme, le temps qu’on perd ne se rattrape pas. Et puis… il faut que je parte. »

Ils causèrent quelque temps. Kersac demanda à voir Mlle Aimée. Simon le présenta à monsieur, à Mme Amédée et à Aimée. Kersac secoua la main du père à lui disloquer l’épaule, serra la main de la mère à lui engourdir les doigts. Quant à Mlle Aimée, quand elle voulut lui donner la main.

Kersac.

Du tout, du tout ! Dans mon pays, les témoins embrassent la mariée. »

Et de ses bras vigoureux il enleva de terre Mlle Aimée et l’embrassa sur les deux joues avant qu’elle eût eu le temps de se reconnaître. Effrayée pourtant, elle appela Simon à son secours.

« Eh bien ! quoi, la belle enfant ? dit Kersac en la posant à terre. Il n’y a pas de mal. Je suis témoin. Après-demain la noce. À quelle heure ? Où se réunit-on ?

M. Amédée.

C’est à neuf heures précises, monsieur ; le mariage à la mairie d’abord, puis à l’église à neuf heures et demie. Ensuite on déjeune chez nous, et puis on ira passer la journée à Saint-Cloud ; et là c’est M. Abel qui donne à dîner et qui se charge du reste de la soirée.

— Très bien, dit Kersac ; nous serons exacts. »

Kersac ne resta pas longtemps chez les Amédée ; il dit qu’il avait des emplettes à faire, et il partit avec Jean.

Kersac.

Dis donc, Jean, ces Amédée me gênent ; je ne me sentais pas à mon aise avec eux.

Jean.

Ah ! vraiment ? Je suis content que vous me disiez cela, parce que c’est la même chose pour moi. Je suis toujours un peu gêné chez eux. Tandis que je me sens si bien à l’aise avec vous et avec M. Abel ! Ça gâte tout d’être gêné.

Kersac.

Tu as bien raison. Et puis, vois-tu, les Amédée, c’est parisien, commerçant parisien ; ça se moque des bonnes gens comme moi, un campagnard, un fermier, qui n’a pas d’habit ni de gants. Ça ne se dit pas, mais ça se devine. Franchement, je serai content quand la noce sera finie. Et je suis plus content encore de n’avoir pas amené ta mère. La pauvre femme ! elle aurait eu de l’embarras, de la crainte de faire quelque sottise, de faire rire d’elle. Et moi, ça m’aurait fait souffrir ; j’en aurais été tout démonté !

Jean.

Vous avez fait pour le mieux, monsieur. Où allons-nous maintenant ?

Kersac.

Je voudrais acheter mon présent de noces pour Mme Simon, et puis mon présent de noces pour ta mère ; car… Simon a beau m’avoir troublé l’esprit, je crois encore qu’elle ne refusera pas de vivre chez moi comme ma femme, puisqu’elle y vit bien comme ma servante. Je n’aime pas à la voir en service chez moi ; elle vaut mieux que ça. »

Jean demanda à Kersac quelques explications sur ce qu’il voulait acheter.

« Un bijou pour la jeune mariée, répondit-il, et un châle pour la vieille mariée », ajouta-t-il en riant.

Ils allaient entrer chez un bijoutier voisin du café Métis, lorsqu’ils se rencontrèrent nez à nez avec Jeannot. La surprise fut grande des deux côtés. Après le premier échange du bonjours, Jeannot les invita à prendre un café et un petit verre ; Jean allait refuser, mais Kersac lui fit signe d’accepter, et, une fois attablés au café, il poussa Jeannot à boire copieusement. Il lui fit d’abord compliment sur sa mise élégante.

« Tu es vêtu comme un grand seigneur, Jeannot !

— Oh ! dit Jeannot d’un air dégagé et dédaigneux, ces vieilles nippes sont bonnes pour traîner le matin, mais le soir on se fait plus beau que ça.

Kersac.

Ah ! tu ne te trouves pas assez beau comme tu es là ?

Jeannot.

Pour Jean ce serait bien, mais… pour moi…

Kersac.

Diantre ! monsieur Jeannot est devenu grand seigneur, à ce qu’il paraît.

Jeannot.

Mais… un peu… Ainsi on ne me dit plus Jeannot tout court !… On ne me tutoie plus.

Kersac.

Et qu’est-ce qui vaut à monsieur Jeannot sa haute position ?

Jeannot.

Peuh ! Je ne suis pas bête, vous savez.

Kersac.

Non, je ne savais pas.

Jeannot.

Je dis donc que je ne suis pas bête ; j’ai eu l’habileté de me faire bien voir de M. Boissec, l’intendant de M. le comte. Je lui ai rendu des services.

Kersac.
Quels services as-tu pu rendre à un aussi grand personnage ?
Jeannot.

Je l’ai servi avec zèle ; je l’ai flatté, j’ai fait pour lui des affaires dans lesquelles il ne voulait pas paraître.

Jean.

Des affaires ! Quel genre d’affaires ?

Jeannot.

Des affaires d’argent, des mémoires à payer, des vins à acheter, des commandes à faire, et autres choses qui rapportent beaucoup.

Jean.

Comment peuvent-elles rapporter ?

Jeannot.

Es-tu naïf ! Tu ne comprends pas ? En payant un mémoire de cent francs, je suppose, outre les cinq pour cent, je marchande, je trouve les objets trop chers, je menace de changer de fournisseur. Le fournisseur, qui a tout porté au double, rabat un quart et le cinq pour cent en sus. M. Boissec porte au maître le mémoire avec la somme entière, et il empoche les trente pour cent, trente francs sur cent, et ainsi du reste. Et comme la maison est riche, qu’on y dépense plus de cent mille francs par an, tu penses que l’intendant se fait un joli magot. »

Jean était indigné et il allait se récrier, mais Kersac le poussa du coude et continua à faire boire et parler Jeannot.

Kersac.

Ce n’est pas bête, en effet, ce que tu fais là. Mais je ne vois pas là dedans quel bénéfice tu y trouves, toi ?

Jeannot.

Au commencement, pas grand’chose ; une pièce de cinq francs, de dix francs, par-ci, par-là. Mais quand je me suis habitué aux affaires, j’ai fait les miennes aussi.

Kersac.

Comment ça ?

Jeannot.

Voilà ! Je m’arrangeais avec les marchands pour qu’ils chargeassent leurs mémoires ; avec l’épicier, outre le prix, il y a le poids ; et, alors, au lieu d’en rogner le quart, je lui en rognais le tiers ; je déclarais toujours le quart à M. Boissec et je gardais le reste.

Kersac.

Mais pourquoi M. Boissec ne fait-il pas ses affaires lui-même ? Il doit se méfier de toi ?

Jeannot.

Il ne voulait pas paraître dans les affaires pour ne pas être pris. En cas de découverte, il fait tout tomber sur moi, il me fait chasser comme un voleur, et le maître est content : il croit M. Boissec un trésor de probité.

Kersac.

Et toi, donc ? Tu te trouves sur le pavé.

Jeannot.

Oh ! que non. Il me replace bien vite dans une autre bonne maison, en me recommandant comme un sujet rare. En attendant une place, il me fournit de quoi vivre, sans quoi je parlerais. Et quant à se méfier de moi, je ne sais pas s’il s’en méfie, mais il n’en témoigne rien, toujours ; il n’oserait pas.

Kersac.

Quel mal pourrais-tu lui faire ?

Jeannot.

Quel mal ? Le dénoncer aux maîtres en faisant l’indigné, et en déclarant que je suis honnête homme, que je suis attaché aux maîtres, et que je ne peux plus souffrir de les voir trompés par un voleur. Ou bien un autre moyen, c’est d’écrire une lettre anonyme en plaignant le pauvre garçon (moi) de se trouver obligé, par la misère, à aider à ces friponneries qui le révoltent. »

Jean ne pouvait plus se contenir.

Jean.

Jeannot, ce que tu fais, ce que tu aides à faire est infâme ; c’est un vol abominable, une tromperie indigne. Jeannot, pauvre Jeannot, sors de cette maison, quitte Paris où tu as de mauvaises connaissances, retourne au pays ; notre bon M. Kersac aura pitié de toi, il te trouvera de l’ouvrage. Mais, mon pauvre Jeannot, je t’en supplie, ne reste pas dans cette maison de voleurs.

Jeannot.

Mon garçon, tu es un niais ; la maison est bonne et j’y resterai ; je veux être dans une maison riche, et elles sont toutes de même ; les maîtres ne s’occupent pas des domestiques, ils les laissent tranquilles, ne s’informent pas s’ils passent les nuits dehors, au café, au bal ou au théâtre, n’importe. Ils payent, ils se laissent voler. À la chambre, à la cuisine, à l’écurie, c’est tout la même chose. Je vis heureux, je m’amuse, je fais bonne chère, de l’argent à profusion, j’en dépense et j’en refais. Toi, au contraire, tu travailles, tu t’ennuies, tu fais maigre, tu restes à la maison, tu vas à la messe, tu mènes une vie de capucin. Ça ne me va pas ; toi, je ne t’en empêche pas si tu préfères un capucin à un bon garçon qui boit, qui danse, qui fait la vie.

Jean.

Mais, Jeannot, pense donc qu’il y a un après, comme je te le disais un jour, et que…

Jeannot.

Ta, ta, ta, laisse-moi tranquille, je ne veux pas d’après ; je ne veux pas que tu me cornes aux oreilles ton après, qui me revient déjà assez souvent…

Jean.

Et qui gâte ta vie, pauvre Jeannot.

Jeannot.

Parbleu non ! car j’envoie promener ton après et toi-même avec. Tiens, je n’aime pas à te rencontrer, Jean ; tu as toujours de sottes paroles qui me troublent ma journée, ma nuit, et qui me taquinent, quoi que j’en aie. « Garçon, la note. »

Le garçon apporta la note ; on avait consommé pour cinq francs de café, eau-de-vie, liqueurs. Jeannot tira de l’or de sa poche, donna une pièce de vingt francs, empocha la monnaie, et sortit sans attendre ses compagnons.

Kersac et Jean sortirent aussi, mais ne suivirent pas Jeannot.

« Quelle canaille ! dit Kersac.

— Malheureux Jeannot ! dit Jean.

Kersac.

Ai-je eu de la peine à me tenir pendant que ce gredin nous défilait son chapelet de gueuseries ! Si je n’avais voulu le laisser se découvrir tout à fait, je lui aurais brisé la mâchoire d’un coup de poing dès la première tirade.

Jean.

Ah ! si j’avais l’esprit, l’instruction, la charité de M. Abel, j’aurais trouvé de bonnes paroles qui auraient peut-être touché le cœur de ce pauvre garçon.

Kersac.

Ah ! ouiche ! Un gueux comme ça ! Rien n’y fera ; c’est un être sans cœur, rien ne le touchera. Je le disais bien à ta mère, il finira par se faire coffrer ; pourvu qu’il ne se fasse pas mettre au bagne et qu’il se borne à la correctionnelle. Mais te voilà tout triste, mon enfant. Cela ne t’arrive pas souvent ! Entrons chez un bijoutier, tu m’aideras à bien choisir. »