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Jean qui grogne et Jean qui rit/27

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XXVII

LA NOCE


Le lendemain, à huit heures et demie, M. Abel rentrait chez lui pour recevoir Simon, Jean et Kersac. Ils arrangèrent toute la journée du lendemain.

« Tu n’as à l’occuper de rien, Simon ; une berline sera à ta porte pour Monsieur, Mme Amédée et ta future ; c’est moi qui mène M. Kersac. Il y aura d’autres voitures pour mener Jean et ta famille. Après la cérémonie, nous déjeunons chez M. Amédée ; à quatre heures, toute la noce se réunit à la gare du chemin de fer ; je me charge du reste. Billets, dîner, plaisirs, danse, retour, personne n’a à s’occuper de rien. Simon, voici les présents qu’il est d’usage de faire à sa femme, à sa sœur et à son frère. Toi, Jean, voici les présents que tu feras à Simon et à ta belle-sœur.

Jean.

Merci, merci, monsieur ! pouvons-nous voir ?

M. Abel.

Certainement, mes enfants ; regardez. »

Les présents de Simon à sa femme et à sa belle-sœur étaient de fort jolies montres avec leurs chaînes. À Jean il donna une boîte. En l’ouvrant, les deux frères poussèrent un cri de joie ; c’étaient deux grandes miniatures à l’huile, faites avec le talent connu de M. Abel N… ; l’une représentait Simon, l’autre M. Abel lui-même. Pour le coup, Jean n’y tint pas ; après avoir poussé son cri de joie, il se précipita vers M. Abel, qui le serra dans ses bras et l’embrassa affectueusement.

Après le premier moment de joie, Jean courut aux présents qu’il devait donner ; celui de Simon était le portrait frappant de Jean ; celui d’Aimée était un joli bracelet en or avec la miniature de Simon pour fermoir.

Jean ne se possédait pas de joie ; avoir chez lui, à lui appartenant, les portraits des deux êtres qu’il aimait le plus au monde, et ces portraits, faits par une main si chère, étaient pour lui le beau idéal ; il ne se lassait pas de les regarder, de les embrasser ; toute autre satisfaction s’effaçait devant celle-là. Il fallut pourtant se retirer et laisser M. Abel disposer de son temps ; l’heure de son déjeuner était déjà passée.

« Au revoir, mes amis ; demain, chez la mariée. Toi, Jean, je te verrai encore ce soir chez mes amis de Grignan ; j’y dînerai comme d’habitude. »

Il leur donna des poignées de main et sortit en chantonnant. Les trois amis descendirent aussi, emportant leurs trésors. Il fut convenu qu’ils iraient tout de suite porter leurs présents à Aimée. Ils la trouvèrent faisant, avec sa mère, les apprêts du déjeuner du lendemain. Simon offrit le premier ses présents, puis Jean, puis Kersac. Ni Aimée ni Simon ne s’attendaient à ce dernier cadeau ; Kersac fut comblé de remerciements et de compliments sur son bon goût. Mme Amédée essaya l’effet de la chaîne au cou et au corsage d’Aimée. Kersac et Jean se retirèrent peu d’instants après ; ils firent une tournée immense qui inspira à Kersac une grande admiration pour les beautés de Paris.

« Sais-tu, dit-il à Jean, mon dernier mot sur ce magnifique Paris : c’est qu’on doit être bien aise d’en être parti. Il y a du monde partout et on est seul partout. « Chacun pour soi et Dieu pour tous », dit le proverbe ; c’est plus vrai à Paris qu’ailleurs ; que toi et Simon vous en soyez absents, je ne trouve plus rien à Paris… Je serais bien fâché d’y vivre !… Nous voici arrivés chez nous, ou plutôt chez M. le comte de Grignan. J’ai une faim terrible, comme d’habitude.

— Et nous ne déjeunerons qu’après les maîtres, dit Jean. Pourrez-vous attendre encore une demi-heure environ ?

Kersac, riant.

Pour qui me prends-tu ? J’attendrais jusqu’au soir, s’il le fallait. Que de fois il m’est arrivé de ne rien prendre avant la fin du jour ! »

La journée se passa à peu près comme la précédente, entre le service des repas, les visites au petit Roger et les grandes tournées dans Paris. Le lendemain Jean et Kersac firent une toilette superbe ; Jean avait, dans les effets donnés par M. Abel, un habillement complet pour la noce. Kersac avait une redingote toute neuve, le reste très convenable. Avant de partir pour la noce, ils demandèrent à se montrer à Roger, qui les vit avec joie arriver dans leur grande tenue.

Jean.

Monsieur Roger, je viens vous demander de penser à mon frère Simon, et de prier pour son bonheur.

— Et pour le mien, cher monsieur Roger, dit Kersac. Demandez au bon Dieu que, ma femme et moi, nous soyons heureux et que nous restions de braves gens et de bons chrétiens.

Roger.

Je ne vous oublierai pas, mon bon monsieur Kersac ; je penserai à vous et à Jean. Le bon Dieu vous bénira ; je voudrais que vous fussiez bien heureux. »

Kersac et Jean baisèrent ses petites mains qu’il leur tendit, et se retirèrent.

« Maman, dit Roger, j’aime beaucoup M. Kersac ; je crois qu’il est presque aussi bon que mon cher M. Abel et Jean. Donnez-leur à tous les trois un souvenir de moi, un des livres que j’aime. »

La pauvre Mme de Grignan rassembla tout son courage pour lui promettre d’exécuter le désir qu’il exprimait. Roger joignit les mains avec angoisse ; il sentait arriver une crise.

Kersac et Jean furent les premiers arrivés chez Simon. Les témoins d’Aimée et les filles de noces les suivirent de près ; M. Abel arriva exactement, mais au dernier moment. Les autres invités devaient se trouver à la mairie ou à l’église.

Une berline attelée de deux chevaux attendait la mariée et ses parents ; ils y montèrent avec joie et avec orgueil.

La voiture de Simon était un joli coupé attelé d’un fort joli cheval ; Jean s’y plaça près de Simon ; tous deux mettaient la tête aux glaces ouvertes pour être vus dans cet élégant équipage. Celui de M. Abel attirait tous les regards : coupé du faiseur le plus à la mode, cheval de grand prix, cocher du plus grand genre. Avant d’y monter, Kersac tourna autour, admirant et caressant le cheval.

« Belle bête ! disait-il. Le bel animal !

— Montez, mon cher, montez, dit Abel en souriant ; nous allons être en retard.

Kersac.

En retard avec cette bête-là ? Je gage qu’elle devancerait les équipages les mieux attelés !

M. Abel.

C’est possible ! Mais montez toujours ; à Paris, un trotteur ne se déploie pas comme dans la campagne ; les embarras de voiture vous arrêtent à chaque pas. »

Kersac monta à regret : à chaque instant il mettait la tête hors de la portière pour examiner les allures du cheval, et il ne parlait que pour répéter :

« Belle bête ! Sapristi ! comme il allonge ! Quel trot ! Laissez aller, cocher ! Ne retenez pas ! Laissez aller ! »

M. Abel riait, mais il eût préféré moins d’admiration pour son cheval et une tenue plus calme. On ne tarda pas à arriver ; la noce descendait de voiture. Le maire, prévenu de la veille, connaissait beaucoup M. Abel ; il vint à sa rencontre, et commença immédiatement la lecture des actes. Chacun se rengorgea quand le maire, lisant les noms et qualités des témoins, arriva à M. Abel-Charles N…, officier de la Légion d’honneur, grand-cordon de Sainte-Anne de Russie, commandeur de l’Aigle noir de Prusse, commandeur de Charles III d’Espagne, etc., etc.

Faire partie d’une noce assistée par un pareil témoin était un honneur rare, un bonheur sans égal. Quand on eut fini à la mairie, on retourna aux voitures ; nouveau sujet de gloire pour ceux qui occupaient les voitures fournies par M. Abel. Kersac allait recommencer son examen du cheval.

« Belle robe ! commença-t-il. Bai cerise ! Jolie encolure ! Beau poitrail bien développé !

M. Abel.

Montez, montez, mon cher ; pour le coup, il ne faut pas que nous soyons en retard. Notre entrée à l’église serait manquée ; songez donc que je donne le bras à Mme Amédée. »

Kersac monta, mais ne détacha pas les yeux de dessus le cheval. L’entrée fut belle et majestueuse ; la mariée était jolie ; le marié était beau ; les parents étaient bien conservés ; les témoins étaient resplendissants. M. Abel et ses décorations attiraient tous les regards.

La cérémonie ne fut pas trop longue ; à la sacristie, on se complimenta, on s’embrassa ; M. Abel eut à subir les éloges les plus exaltés, les plus crus ; un autre en eût été embarrassé ; M. Abel riait de tout, avait réponse à tout. Kersac, un peu lourd, un peu mastoc, était mal à l’aise ; seul au milieu de ce monde qui se connaissait, qui se sentait en famille, il eût voulu s’esquiver ; plusieurs fois il chercha à se couler hors de la sacristie, mais toujours la foule lui barrait le passage ; enfin il passa et disparut.

Lorsqu’il fut temps de partir, Abel chercha vainement Kersac ; ni les recherches dans l’intérieur de l’église, ni les appels réitérés au dehors ne le ramenèrent près de M. Abel.

Les mariés étaient partis ; les invités se pressaient d’arriver chez les Amédée pour prendre leur part du déjeuner ; M. Abel, accompagné de Jean, continuait à chercher sa voiture et Kersac.

M. Abel.

Il sera parti sans nous attendre.

Jean.

Je ne le pense pas, monsieur ; d’ailleurs votre cocher n’y aura pas consenti.

M. Abel.

Je ne sais que croire, en vérité ; le plus clair de l’affaire, c’est que nous n’avons ni Kersac ni voiture ; viens avec moi, nous irons à pied, malgré notre tenue de bal. Il n’y a pas loin, heureusement. »

Au moment où ils parlaient, ils virent la voiture revenant au grand trot : Kersac était sur le siège, près du cocher.

M. Abel.

Où diantre avez-vous été ? Pourquoi ne m’avez-vous pas attendu, Julien ?

Julien.

Je prie Monsieur de m’excuser, je croyais revenir à temps pour prendre Monsieur.

Kersac.

Ne grondez pas, monsieur Abel. C’est ma faute, voyez-vous. Pendant que vous faisiez vos saluts et vos compliments…

— Montons toujours, dit M. Abel ; vous m’expliquerez cela en voiture.

Kersac.

Je dis donc pendant que vous faisiez vos révérences et qu’on s’embrassait là-bas, moi qui avais fait dès hier tous les compliments que je pouvais faire, je me suis échappé pour examiner à fond votre belle bête. Plus je la voyais et plus je l’admirais. Je voulais la faire trotter : j’en mourais d’envie.

« — Si nous faisions un tour, dis-je au cocher, là où elle pourrait trotter bien à l’aise ?

« — Monsieur n’a qu’à sortir, me dit votre cocher, et ne pas me trouver, je serais en faute ; il est bon maître : j’ai regret quand je le mécontente.

« — Bah ! lui dis-je, ils en ont pour une demi-heure avant de se tirer de là. Et en une demi-heure on va loin avec une bête comme la vôtre.

« Le cocher était visiblement flatté ; il voyait que sa bête était passée en revue par un connaisseur ; je le voyais faiblir, et, ma foi, n’y tenant pas, je montai sur le siège et nous voilà partis. Nous prîmes par la rue de Rivoli ; il y avait peu de monde, pas d’embarras ; la jument filait que c’était un plaisir. Arrivés aux Champs-Élysées, je lui lâchai les rênes ; nous fendions l’air ; en moins de rien nous nous sommes trouvés au haut de l’avenue ; votre cocher commençait à s’inquiéter ; je tournai bride, et, en revenant, la jument filait, trottait que j’en étais fou. Malheureusement on ne s’est pas embrassé assez longtemps à la sacristie, car nous n’avons pas été dix minutes à faire la course. Et à présent que je connais la bête, je vous dis que vous ne savez pas le trésor que vous avez, et que c’est un meurtre de la faire marcher dans les rues de Paris, de ne pas lui laisser prendre son élan, de gêner ses allures, de la faire attendre aux portes. Si j’étais à votre place, je la soignerais autrement que ça… Sapristi ! quel meurtre !

M. Abel, riant.

Calmez-vous, mon bon Kersac. Elle sera autrement soignée à l’avenir, je vous le promets. Mais aujourd’hui, en l’honneur de Simon, il faut qu’elle subisse sa corvée. Nous voici arrivés ; je ne serais pas fâché de déjeuner. Entrez, je vais donner mes ordres au cocher.

— Et moi donc ! dit Kersac. J’ai une faim !

— Et moi donc ! » répéta Jean intérieurement.

Ils entrèrent ; M. Abel parla quelque temps au cocher, qui eut l’air contrarié.

M. Abel.

Ne vous en affligez pas, Julien : vous n’y perdrez rien ; c’est vous que je charge de la recherche. Et assurez-vous que la bête soit bien soignée ; que votre frère ne la quitte pas et la mène doucement ; qu’elle ne souffre pas.

Le cocher.

Quant à ça, Monsieur peut être tranquille ; mais c’est une vraie pitié ce que monsieur fait là.

M. Abel.

La bête ne s’en portera que mieux, je vous en réponds. »

Et M. Abel entra chez les Amédée.